Par Michel Rocard | 03.12.2014 |
Il est des moments où une cure de gauchisme est nécessaire.
Le Parti socialiste (PS)
vit l’une des crises les plus profondes de sa longue histoire. Pourtant, quel
paradoxe. Né du refus de la cruauté inhérente au capitalisme, ce parti s’est
formé autour de la certitude longtemps affirmée, puis oubliée sans être pour autant démentie, que le
capitalisme était caractérisé par une instabilité structurelle qui finirait par
l’emporter. Or le
capitalisme est toujours là.
C’est dans cette situation, que certains, y compris dans nos
rangs, et faute d’avoir vu le PS de France porteur de solutions, veulent déclarer sa désuétude et programmer sa
disparition. Ce serait pire qu’une folie, une faute et sans doute un geste
suicidaire pour la France.
Les forces de progrès ont toujours besoin d’un emblème, d’un
nom qui soit un signe de rassemblement. Dans cette période inquiétante où
s’effondrent nos anciennes convictions et nos savoirs, la seule certitude qui
demeure est que la somme des intérêts individuels qui constitue le marché est
incapable de définir et de défendre l’intérêt général.
Certes, la liberté fut si menacée au XXe siècle qu’il
ne faut transiger en rien sur
sa priorité. Mais l’histoire a fait que le nom de la social-démocratie
porte toujours la trace et l’honneur de ces combats. Et ce qui est menacé
aujourd’hui est l’intérêt général. Il faut assurer leur compatibilité. Le nom du
socialisme, s’il n’a plus guère de contenu concret, dit au moins cela, et ne
dit même que cela.
La France n’est pas seule dans cette affaire, et il ne
s’agit pas que de nous. Si le PS français est plus affaibli que d’autres, cela
ne nous donne en rien le droit de les y entraîner. La disparition
du sens de l’international est une
des causes majeures de l’affaissement du PS français. Or à peu près tous les
objectifs qu’il faut poursuivre maintenant
sont internationaux, sinon mondiaux : réguler la finance, endiguer l’effet de serre, réconcilier chrétiens et
musulmans, assurer la transition énergétique, recommencer la
construction européenne, établir avec le milliard de Chinois
ces rapports d’amitié dans la société civile qui dépassent le commerce comme la
diplomatie.
Préservons une affiliation qui peut nous y aider, notre nom compris.
JAURÈS N’A PAS QUITTÉ LES MÉMOIRES
C’est le militantisme qu’il faut réinventer, le recréer moins électoral, plus social,
territorial, environnemental et international. Nous ne le ferons pas seuls. La
terre des ONG est en friche pour nous. Il n’y a aucune raison de les y laisser seules. L’affiliation
internationale est ici la clé.
Dans un monde où tous les repères se diluent, les traditions
prennent un poids croissant. En crise intellectuelle, la tradition socialiste
au moins ne s’est pas déshonorée. Elle demeure, Jaurès n’a pas quitté les
mémoires. Et puis, regardez les conservateurs de France : ils changent de nom
tous les cinq ou dix ans, et ne savent même plus raconter leur histoire. Quant à
l’espoir de recréer de l’émotion et du
rassemblement autour d’une tradition, il est hors de portée pour eux.
L’un des drames les plus profonds de la période est la
disparition du temps long. Depuis que l’écran a remplacé l’écrit, tout ce qui
est complexe comme tout ce qui se situe et se comprend dans la longue durée a
disparu de nos façons de réfléchir. C’est un
suicide de civilisation. Les médias le
leur demandant, les politiques d’aujourd’hui jouent à l’instantané (effet
d’annonce…), ce qui est stupide et inefficace, et contribue à tuer leur beau métier qui consiste à planter des cèdres – des
institutions, des procédures, des règles – en évitant de tirer dessus pour qu’ils poussent
plus vite.
Si le consensus se fait sur la vision, il vaudra aussi pour
la méthode : c’est progressivement que se mettront en place les éléments de la
nouvelle société, dans l’énergie, le temps, la culture puis
l’art de vivre. La machine devra continuer à marcher tout au long,
ses cruautés et ses injustices
ne s’effaçant que progressivement.
Cela appelle une dernière réflexion nécessaire, concernant
le gauchisme. Qu’est-ce que le gauchisme sinon l’attitude consistant à refuser le discours politiquement
correct auquel se sont ralliés les institutions et les chefs en place ? Il est
des moments où une cure de gauchisme est nécessaire.
LA DISPARITION DU PS SERAIT PIRE QU’UNE FOLIE, CE SERAIT UNE
FAUTE ET SANS DOUTE UN GESTE SUICIDAIRE POUR LA FRANCE
Le gauchisme, je connais, j’en sors, j’en suis, c’est ma famille.
J’avais 16 ans, mon pays baignait dans la joie de la liberté retrouvée. Il
tomba d’accord, tout entier, socialistes compris, pour entreprendre en
Indochine la reconquête de son empire colonial. Je dénonçai cette honte, et me
découvris gauchiste. Moins de dix ans après, rebelote, à propos de l’Algérie.
L’accord était général. De nouveau, je fus gauchiste, et moins seul dès le
début. Nous sauvâmes au moins l’honneur de la gauche.
Et puis un bref moment – Mai 68 – je fus un chef gauchiste,
estampillé extrémiste par le ministère de l’intérieur, pour avoir osé réclamer le droit à la parole dans la
société hiérarchisée.
Franchement, n’y avait-il pas aussi quelque gauchisme à proclamer, dix ans plus
tard, que l’accord solennel de toute la gauche autour du programme commun de
gouvernement puis des 110 propositions du candidat ne préparaient pas la vraie
transformation sociale dont la France et le monde avaient besoin ?
Une cure de gauchisme n’est donc ni pour me surprendre ni pour me déplaire. Mais, mais… le fondateur du
gauchisme, au fond, est un camarade à nous qui s’appelait Karl Marx. J’ai grand
crainte que nos gauchistes d’aujourd’hui ne soient en train d’oublier sa plus
forte leçon. Il ne l’a pas écrite comme telle, c’est sa vie qui la donne. Elle
est évidente à résumer : « Camarades, c’est
bien de vouloir changer le monde. Mais vous n’y
arriverez que si vous commencez à travailler comme des
forcenés pour comprendre comment il
marche… »
En l’absence d’une soudaine explosion générale, aussi peu
probable que souhaitable, ce sera lent. Le peuple que nous défendons aura
toujours besoin de ses emplois, c’est-à-dire que la machine marche. Or elle ne
peut fonctionner que dans
ses règles, qui certes ne sont pas les nôtres, mais sont celles dont elle a
besoin. Si nous avons ensemble une vraie confiance et une vraie unité autour de
notre vision de l’avenir long, nous n’avons pas le droit de dérégler la machine par des
brutalisations de court terme qui peuvent l’affaiblir. Il n’y a de gauchisme
utile que pertinent et cohérent.
Voilà la raison qui nous fait obligation de renouveler, renforcer, réunir notre Parti socialiste, dans
la France d’aujourd’hui, le seul outil de demain. Ce faisant, nous pourrions
même contribuer au réveil
de quelques partis frères, renforçant par là la chance de voir éclore la société des hommes à la
place de celle de l’argent.
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