La « dorsale libérale »
C’est la spirale de la perte de légitimité. Et c’est ce que
n’a cessé de faire François Hollande depuis deux ans. « Je suis en
ordre de bataille. Je suis le chef de cette bataille. J’avance »,
affirmait-il, bravache, au début de son mandat, essayant de recycler ses galons
de chef de guerre obtenus au Mali dans la bataille pour l’emploi. Il allait
renégocier le traité européen, réveiller la croissance, redonner confiance aux
investisseurs et, comme Hercule retournant Lichas, inverser la courbe du
chômage.
Il décréta la pause fiscale qui ne vint jamais, déclara
prématurément la guerre en Syrie, stoppée par le veto de Washington, et se vit
obligé de rappeler Leonarda que son ministre de l’intérieur avait expulsée,
mais sans ses parents…
L’histoire de Florange est exemplaire, me confie un
ex-ministre : « Le président a laissé prospérer deux solutions
opposées au lieu de mettre tout le monde autour de la table et de faire
converger les points de vue. Il a laissé diverger les deux options et il a
tranché quand c’était trop tard. » Quels que soient les sujets :
Florange, mariage pour tous, droit de vote des étrangers, transition
énergétique, réforme pénale, « il a tranché la où il fallait
rassembler et il a tenté de rassembler là où il fallait trancher ».
La chronique du hollandisme n’est qu’une suite de couacs,
d’annonces démenties et de décisions non suivies d’effets. « Mépriser
les hauts et repriser les bas », disait Chirac. Hollande se contente de la
seconde partie du programme. « Reprise » est la devise de son
quinquennat. C’est la partition du hollandisme. Hollande n’exerce pas le
pouvoir, il l’interprète.
Depuis deux ans, il donne de la fonction présidentielle une
interprétation toute en nuances, composant par petites touches l’autoportrait
d’un prince paradoxal, soumis aux injonctions contradictoires de l’austérité et
de la croissance, du désendettement et du redressement. Un président à
souveraineté limitée, conforme à la situation des États européens, contenue par
le corset étroit des règlements qu’a tissés l’Union européenne depuis le traité
de Maastricht, soumis à la tutelle des marchés et des agences de notation. Un
conseiller de Bercy constate amèrement : « On mobilise plus
d’efforts diplomatiques pour défendre la BNP aux États-Unis qu’on ne l’a fait pour
défendre les marges budgétaires et la réorientation de l'Europe. »
« En juin 2012, me confie un ex-ministre, François
Hollande est allé à Bruxelles pour renégocier le traité européen. Nous savons
maintenant qu’il ne l’a pas fait. Il a demandé deux années de non-application
du traité contre l’abandon de sa politique de croissance. Il a demandé du
temps. Ce n’est pas une négociation ça. Il a demandé deux ans pour appliquer un
traité alors qu’il avait été élu pour le renégocier. »
Un ex-conseiller de Bercy ne mâche pas ses mots : « Ce
qui manque à cette équipe, c’est une architecture intellectuelle solide,
capable d’opposer à la logique ordo-libérale allemande une stratégie et une
alternative. Tout cela s’explique non pas par la mauvaise foi, mais par la foi
justement, la croyance collective dans la performativité des normes juridiques
contenues dans les traités. C’est la foi des comptables du Trésor, des
juristes, des hauts fonctionnaires, très compétents en matière de normes mais
qui ne sont pas économistes… Tout cela a eu pour effet de déporter l’analyse de
la conduite des affaires, de l’intelligence des mécanismes de base et des lois
économiques vers le juridisme des négociations diplomatiques inter-européennes.
Les leçons de l’histoire économique sont oubliées au profit de rituels
d’obéissance et de sacrifices. À la connaissance des lois économiques, on
préfère les invocations empruntées à la novlangue européenne (restaurer la
confiance, rembourser, efforts, sérieux)... qui percole dans les élites. Une
grammaire du renoncement… »
Le nouveau gouvernement a ancré toute sa politique dans la
négociation inter-européenne en acceptant le cadre et les présupposés (les
3 %, l’euro fort, le Code du travail)… La peur des marchés, qui a pris la
forme d’une véritable paranoïa dans les premiers mois du quinquennat, l'a
conduit à sous-estimer la capacité de la BCE à agir sur les taux par exemple,
et à permettre des politiques de court terme pour relancer la croissance, qui
seule permet de réduire la dette.
Tout le champ de la politique a été laissé au néolibéralisme
anglo-saxon (dérégulation, intervention de l’État, financiarisation) et à
l’ordo-libéralisme allemand rigide (empire de la norme, la faute de
l’endettement, la rigueur budgétaire réparatrice…). Les contradictions entre le
FMI et la politique européenne menée sous influence allemande s’expliquent par
l’opposition de ces deux libéralismes…
« La dorsale libérale de ce gouvernement a adopté tous
les thèmes bruxellois, s’emporte un actuel conseiller de Bercy, forteresse de
l'économie désormais occupée par Arnaud Montebourg. Pendant que le
ministre s’égosillait sur l’euro, sur les comportements de la commission de
Bruxelles, eux jouaient aux bons élèves de la classe européenne. Sur les
affaires budgétaires, on est les caniches, les toutous de la commission de
Bruxelles qui elle-même est contestée par le monde entier, du FMI à l’OCDE et
jusqu’au gouvernement américain… Depuis deux ans, nous plaidons au sein de ce
gouvernement pour une politique alternative ; deux années d’isolement, de
combat intérieur, de désolation et de défaite morale. »
« Florange est la victoire de Mittal qui paye son
endettement personnel avec les bijoux de famille industriels de la France,
renchérit un autre conseiller du ministère de l'économie. La loi bancaire
a réjoui les banquiers et, quand un banquier est content, c’est
inquiétant. Kron, le PDG d’Alstom, c’est la trahison des clercs. Il s’est
essuyé les pieds sur le pouvoir politique. Il a dit aux Américains : “Vous
me sauvez des accusations de corruption et je vous donne Alstom.” »
La forme ultime de l’insouveraineté
Toutes sortes de raisons (erreurs de communication, absence
d’un récit cohérent, amateurisme dans la conduite du gouvernement) ont été
invoquées par les médias pour expliquer cette « gestion » erratique
du pouvoir. En réalité, aucune ne permet de saisir la logique à l’œuvre :
une perte de souveraineté qui affecte toutes les instances du pouvoir, et au
premier chef la fonction présidentielle. « Le Titanic avait un
problème d’iceberg. Pas un problème de communication », twittait récemment
Paul Begala, qui fut l’un des architectes de la victoire de Bill Clinton en
1992. C’est la même chose pour François Hollande ; il n’a pas un problème
de communication, il a un problème de souveraineté.
« C’est une énigme simple et une équation complexe à
deux variables : les institutions + la personnalité, me confie un député. Marx
parle, dans Les Luttes de classe en France, du crétinisme parlementaire.
Là, on est face au crétinisme présidentiel. Le président n’étaye pas sa pensée.
Il refuse le débat interministériel, méprise l’expertise sous forme
d’anti-intellectualisme, tout en affichant l’arrogance de la technocratie
omnisciente… »
L’homme réputé le plus puissant de la nation est un homme
qui doit négocier ses marges de manœuvre avec la commission de Bruxelles ou la
chancellerie à Berlin. Le monarque républicain est un homme fragile, malmené
par les médias, humilié par les sondages d’opinion, dont la politique ou la
moindre déclaration est soumise à la surveillance des marchés et des agences de
notation. C’est un souverain sans monnaie ni frontières. Un souverain sans
souveraineté.
De la fonction présidentielle ne subsistent que le rituel,
le décorum, les huissiers avec leurs chaînes, les hôtels particuliers du
Monopoly auquel s’adonne et se distrait l’élite politico-médiatique. Faute de
puissance d’agir, reste la mise en scène de la souveraineté perdue ; c’est
ce qui donne à l’exercice du pouvoir par François Hollande son côté spectral,
crépusculaire, et pas seulement spectaculaire.
Du coup, l'exercice du pouvoir politique est frappé de
soupçon ; ce qui donne à la scène politique son aspect de farce
insupportable, de comédie des erreurs. Peut-être y a-t-il une forme de lucidité
dans le fait d’avoir porté au pouvoir un blagueur. « Gouverner, c’est
pleuvoir », a-t-il l’habitude de plaisanter pour relativiser son
impuissance. La bonhomie de François Hollande est peut-être un signe des temps.
La bulle de blagues dans laquelle il s’enferme le protège du réel qui ne cesse
pourtant de frapper à la porte de son palais.
Ces retours du réel constituent une chaîne de démentis.
Démenti des chiffres (du chômage, de la croissance). Démenti des événements.
Désaveu des électeurs. Un seul désaveu en trois personnes : Mittal,
Cahuzac, Le Pen. La crise de la Ve République est une crise de
l’action politique, c’est-à-dire une crise des « enchaînements » qui
permettent aux gouvernants de réagir par des décisions effectives aux
situations qui mettent en péril leur pouvoir (dévaluation, levée de l’impôt,
mobilisation, déclaration de guerre, etc.)
C’est peut-être la raison cachée « ironique » du
choix de François Hollande par les Français. Nicolas Sarkozy se débattait
encore avec une fonction présidentielle affaiblie par le quinquennat, surjouant
la familiarité avec les grands de ce monde, traitant son premier ministre de
collaborateur, humiliant ses ministres pour tenter de rehausser la fonction. Le
candidat normal incarne mieux que quiconque la figure de l’insouverain.
François Hollande l’assume sans état d’âme, avec une forme d’abnégation et de
bonhomie, en pédagogue, en artisan de l’impuissance. Moi, Président ?,
semblait-il s’interroger à l’avance dans sa célèbre anaphore du débat
présidentiel de 2012. Son mandat restera comme une école du renoncement.
Car le hold-up initial achève de se retourner contre ses
auteurs. Après avoir ravi au gouvernement tous ses pouvoirs, en 1958, le
président de la République s’est fait voler son butin au cours d’une série de
casses audacieux, avalisés par une série de traités, depuis le traité de
Maastricht, en 1992, jusqu'au traité de Lisbonne, en 2007. C’est le moment clé
du retournement de la monarchie élective voulue par de Gaulle. En
concentrant au sommet de l’État tous les pouvoirs de l’exécutif, la
Constitution de la Ve République a facilité la tâche des
cambrioleurs ; c’était un jeu d’enfant de s’emparer de la souveraineté
étatique ! Ces hold-up successifs constituent le véritable coup d’État
permanent, un coup d’État contre la souveraineté nationale. Mais, contrairement
à celui dénoncé par Mitterrand en 1964, celui-là a été opéré au nez et à la
barbe des Français et contre leur volonté explicite exprimée en 2005.
Les ultimes scrupules (ou maladresses) de Jacques Chirac,
qui décida d’organiser en 2005 le référendum constitutionnel, n’y ont rien
changé. On s’essuya les pieds sur la volonté populaire. Sans doute le processus
inauguré à Maastricht était-il trop avancé. Sans doute les classes dirigeantes
du pays avaient-elles confondu les bonnes pratiques européennes et les
mauvaises habitudes françaises, les choix difficiles et les solutions de
facilité, chaque fois qu’il s’est agi de désarmer l’État. On parla de
construction européenne quand il eût fallu dire « déconstruction » du
cadre de la souveraineté populaire. On fit miroiter les États-Unis d’Europe
pendant que l’on démontait la République. On évoqua l’élargissement de l’Europe
quand c’était le cadre national qui s’étiolait.
On parla de projet, d’horizon, de dessein quand l’action
politique se bornait de plus en plus à faire accepter et appliquer les
injonctions venues de Bruxelles. On parla de changement quand il ne s’agissait
plus que d’imposer le statu quo des traités européens.
On euphémisa les abandons de souveraineté en les qualifiant
de transferts de compétences. François Mitterrand ne se payait pas de mots,
lui, quand il déplorait l’attitude du premier ministre sous la Ve République « qui,
plutôt que de déplaire à l’hôte de l’Élysée, se dépouille lui-même peu à peu
des prérogatives que lui confère la Constitution ». Il parlait de « strip-tease ».
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le premier ministre qui se dépouille de
ses pouvoirs constitutionnels pour les céder au monarque républicain, c’est le
monarque républicain lui-même, depuis Maastricht, qui abandonne un à un ses
attributs et ses pouvoirs pour le plus grand plaisir de l’élite néolibérale. Un
strip-tease.
La République enlève le haut et le roi est nu. C’est le
paradoxe terminal de la Ve République. François Hollande est l’enfant d’un
paradoxe. Il n’en est pas la cause. Tout au plus une circonstance aggravante.
La Ve République finissante lui a laissé ce rôle de composition : une
présidence de bas régime. Il est la forme ultime de l’insouveraineté.
Le pouvoir politique en France est d’essence volatile,
instable. Ôtez-lui ses gigantesques condensateurs que sont les institutions, et
il se disperse, se déverse dans les rues, se répand dans les airs et les
esprits. C’est la chimie de la démocratie française, avec ses matériaux
inflammables et ses refroidisseurs, avec son lyrisme des rues et sa langue
d’État, avec ses brusques révolutions et ses mornes restaurations, avec ses
classes dangereuses et ses élites défaitistes, avec ses vagues d’immigration et
ses ressacs identitaires, son anarchisme, son irrédentisme et ses reprises en
main brutales et parfois sanglantes, Versailles et Valmy.
Les constitutions s’essaient à réguler ces courants
contraires. Ce sont des constructions fragiles, des composés chimiques dont la
stabilité est faite pour un peuple et une époque donnés. Leur légitimité dépend
de leur capacité effective à mobiliser les moyens de l’État à des fins
collectives. Cette capacité fonde la croyance en la possibilité d’agir sur le
monde et de s’y orienter librement. Les régimes tombent quand ils ne sont plus
capables d’assurer cette croyance légitime…
C’est ce qui est en train d’arriver à la Ve République.
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