Un découplage s’est effectivement produit qui a permis aux bénéfices des entreprises de progresser sans répercussion sur les salaires, ni même sur la croissance économique
Les appréciations boursières spectaculaires de ces derniers mois constituent-ils une (énième) bulle spéculative ? Oui, si l’on en croit nombre d’analystes et même de gérants qui n’ont de cesse d’affirmer que le château de cartes édifié sur l’argent facile généreusement offert par les banques centrales s’effondrera inévitablement, à mesure de la fermeture de ce robinet.
Après l’implosion des valeurs technologiques en 2000 et celle des subprimes en 2007, l’inquiétude est bien-sûr compréhensible. En outre, il va de soi que les bourses ont largement profité d’un contexte de taux d’intérêts extrêmement bas rendu possible par les quelque 7 trillions de dollars déversés dans le circuit ces dernières années par les banques centrales à travers leurs baisses de taux quantitatives. Les investisseurs, les spéculateurs et les fonds de pension se sont à l’évidence tournés vers le marché boursier afin d’y réaliser le rendement que ne leur offraient plus les Bons du Trésor des pays aux économies stables à la rémunération insignifiante. En outre, les comportements à risques, l’instabilité financière et, en définitive, la formation des bulles spéculatives sont très souvent la résultante d’un loyer de l’argent maintenu trop bas trop longtemps.
Il serait pourtant injuste de remettre en question le
travail des banques centrales qui ne sont que partiellement responsables de
cette conjoncture de taux bas qui est plutôt la résultante d’une augmentation
substantielle de l’épargne mondiale. Ainsi, la récession et la crise ont-elles
eu pour conséquence de promouvoir l’épargne dans nos économies développées,
sachant qu’une tendance lourde a vu les pays émergents se mettre à économiser
dès le milieu des années 2000. Les taux d’intérêts actuels quasi nuls sont donc
la suite logique de la chute de la consommation et de l’investissement
provoqués par une crise sans précédent tant du point de vue de son ampleur que
de sa durée de vie. Du reste, il n’y a pas que dans les pays dont la banque
centrale s’est lancée dans la création monétaire intensive que les taux sont à
de tels niveaux. Dans un monde où les marchés des capitaux sont intégrés et
imbriqués l’un à l’autre, les taux d’intérêt réels sont effectivement négatifs
dans tous les pays d’Asie et du Pacifique.
Un fossé s’est désormais creusé entre les fortunes édifiées par les entreprises, entre les gains réalisés par les investisseurs d’un part et entre l’immense majorité des citoyens.
Un fossé s’est désormais creusé entre les fortunes édifiées par les entreprises, entre les gains réalisés par les investisseurs d’un part et entre l’immense majorité des citoyens.
En fait, l’envolée des marchés boursiers ne fut que la
traduction de rendements obligataires insignifiants à l’échelle mondiale et
d’une rémunération offerte sur actifs traditionnels qui se rétrécissait en peau
de chagrin. En outre, ceux qui annoncent inlassablement un prochain effondrement
de bourses qui seraient surévaluées de l’ordre de 40% font abstraction des
profits assez pharamineux enregistrés par les sociétés cotées. Par exemple, les
bénéfices après impôt des entreprises américaines représentent aujourd’hui plus
de 10% du P.I.B. de leur pays, alors que la moyenne historique est tout au plus
de 6%. Et pour cause puisque l’imposition des entreprises (toujours aux
Etats-Unis) s’est effondrée de 50% de leurs bénéfices bruts depuis les années
50 à 20% aujourd’hui. Sachant que la globalisation s’est chargée du reste… Une
étude récente a en effet montré que deux tiers environ des sociétés figurant à
l’indice Standard & Poor’s réalisent entre le tiers et la moitié de leur
chiffre d’affaires hors des Etats-Unis. La part des pays étrangers dans les
bénéfices des entreprises US a même triplé depuis l’an 2000 ! Le chômage a
achevé de majorer les bénéfices des sociétés puisqu’il a autorisé les
employeurs à progressivement réduire les salaires réels. De fait, la proportion
du travail dans l’ensemble des économies dites « intégrées » s’est
effondrée ces dernières années.
Si, pour toutes raisons, un crack boursier semble
difficilement être un scénario vraisemblable ces prochaines semaines ou mois,
il est tout de même aberrant qu’entreprises et investisseurs engrangent de tels
bénéfices quand, au même moment, la conjoncture économique est léthargique.
Insensiblement, depuis un peu plus d’une décennie, un découplage s’est
effectivement produit qui a permis aux bénéfices des entreprises de progresser
sans répercussion sur les salaires, ni même sur la croissance économique. Un
fossé s’est désormais creusé entre les fortunes édifiées par les entreprises,
entre les gains réalisés par les investisseurs d’un part et entre l’immense
majorité des citoyens. Les récentes flambées boursières n’ont même pas profité
à une classe moyenne sinistrée par le crack de 2008 et à l’investisseur
« ordinaire » échaudé par la volatilité exacerbée de ces années
écoulées ayant vu l’émergence de machines qui règnent désormais en maîtresses
absolues sur les fluctuations boursières. Les marchés boursiers ne vont donc
probablement pas subir une liquéfaction, comme l’annoncent maints experts. Pour
autant, leurs appréciations spectaculaires n’ont bénéficié qu’à un nombre fort
restreint. C’est un cercle toujours plus fermé qui participe à ces
réjouissances.
Elle est peut-être là, la vraie bulle.
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