Par Albert Ogien | Sociologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à l’EHESS | 23 septembre 2015
"Les Grecs ont, en pleine connaissance de cause et très majoritairement, choisi Tsípras et Syriza. Ils ont finalement jugé que leur programme (mais qui en parle ?) était le plus à même d’appliquer les mesures imposées par le troisième mémorandum en en atténuant les effets pour les plus déshérités."
Quel est le sens de ce troisième succès de Syriza lors des élections anticipées en Grèce, dimanche ? L’idée que les Grecs aient pu faire un choix raisonnable, informé et clair ne semble pas effleurer les commentateurs.
Quand on lit et entend les commentaires qui accompagnent la victoire de Syriza, on reste stupéfait. Pour les uns, le succès de Tsípras n’a aucun sens puisqu’il signe l’absence de démocratie en Grèce dans la mesure où la politique qu’il va conduire est de toute façon dictée et contrôlée par les créanciers ; pour d’autres, il consacre le fait qu’un parti radical confronté à l’exercice du pouvoir a une nouvelle fois trahi ses promesses et s’est transformé en parti social-démocrate ; pour d’autres encore, ce vote consacre le triomphe d’un «populisme hostile aux réformes» ; ou le fait que le peuple s’est grugé lui-même en confirmant au pouvoir ceux qui vont le déposséder de sa souveraineté. Les commentaires les plus charitables (mais le sont-ils vraiment ?) créditent Tsípras d’une habileté manœuvrière hors pair ou le présentent comme un stratège politique diabolique. A se demander comment s’est produite la métamorphose de celui qui hier était considéré comme un amateur, un naïf ou un «petit crétin minable» (comme l’a élégamment nommé Alexandre Adler au lendemain de sa première élection le 25 janvier) en animal politique retors et implacable. Le plus curieux dans cette affaire est la conversion des partenaires européens : le parti de gauchistes et l’homme le plus dangereux pour la démocratie sont soudain devenus les garants de la stabilité et l’espoir de l’Europe.
Tous ces déçus du troisième succès électoral de Tsípras se rassurent en affirmant que, de toute façon, il ne faudra pas attendre longtemps avant de voir Syriza renvoyé aux oubliettes de l’histoire ; que la majorité qui a été reconduite n’est que de circonstance ; que le niveau de l’abstention prive le nouveau pouvoir de toute légitimité ; que les néonazis d’Aube dorée (qui n’a pas pourtant pas progressé dans les urnes en dépit de l’afflux des réfugiés) sont en embuscade. Les plus dépités se consolent en annonçant que la rue va immanquablement gronder dès que les mesures d’austérité que le gouvernement est sommé d’appliquer vont commencer à porter leurs effets. Et certains ajoutent que les tensions ne manqueront pas de briser ce mariage de «la carpe et du lapin» qu’est l’alliance incompréhensible entre Syriza et un parti «populiste» ou d’extrême droite (ce qui est censé décrédibiliser ceux qui se prétendent de gauche). Bref, pour paraphraser Brecht, comme «le peuple a par sa faute perdu la confiance» des commentateurs et des analystes, ceux-ci ont décidé de le dissoudre (ou d’en élire un autre en pensée).
Et bien non : il faut se rendre à la réalité, même si elle est pénible à admettre et contredit ce qu’on voudrait qu’elle soit. Les Grecs ont, en pleine connaissance de cause et très majoritairement, choisi Tsípras et Syriza. Ils ont finalement jugé que leur programme (mais qui en parle ?) était le plus à même d’appliquer les mesures imposées par le troisième mémorandum en en atténuant les effets pour les plus déshérités. Ils ont dans le même mouvement renvoyé l’ancienne classe politique à ses ruminations et refusé de soutenir ceux qui plaident pour la sortie de l’euro et une politique de rupture. Il se peut même que quelques-uns de ces électeurs aient délibérément voulu confirmer leur adhésion au projet politique de Syriza - dont un élément central est d’associer les organisations locales et de quartier à celui du Parlement et de favoriser les initiatives solidaires et alternatives. Sans doute le fait qu’un parti s’engage à faire vivre la démocratie de la façon la plus directe possible n’appartient-il pas à ce qu’on a l’habitude de tenir pour un enjeu politique majeur pour qu’il intéresse si peu les commentateurs. L’idée que les Grecs aient pu faire un choix raisonnable, informé et clair ne semble pas non plus les effleurer. Mais qu’est-ce qui justifie cette attitude alors que les citoyens grecs sont plongés, depuis neuf mois maintenant, dans un débat public incessant ponctué par trois consultations électorales dans lesquelles le problème de la dette a été examiné sous tous ses angles ? Qui peut sérieusement croire que les Grecs vont être surpris en voyant les mesures d’austérité votées le 13 juillet dernier entrer en application ? Il est assez ironique d’entendre ceux qui tolèrent le système cadenassé de la Ve République proclamer que la Grèce ne vit pas en démocratie. Et pourquoi ceux qui se désolent aujourd’hui des souffrances que Syriza va infliger au peuple grec ne s’opposent-ils pas à ces mêmes politiques de privatisation et de dérégulation en vigueur partout ailleurs Europe en dénonçant la misère qu’elles engendrent ?
Tous les pays du monde sont aujourd’hui entre les mains de leurs créanciers - en quoi cette contrainte serait-elle plus terrible en Grèce ? Ceux qui condamnent la capitulation de Tsípras pourraient s’interroger sur leur propre capitulation (morale et intellectuelle) face à l’emprise du néolibéralisme. Pourquoi voudrait-on à toute force que les Grecs soient plus révolutionnaires que ne le sont les autres citoyens européens ? Pourquoi devraient-ils être les héros condamnés du combat contre le capitalisme quand personne ailleurs ne sait comment le conduire ? Et si les Grecs pensent que les propositions de Syriza au sujet de l’allègement de la dette sont plausibles, c’est peut-être qu’ils savent que leurs créanciers sont, tant que leur pays reste dans l’euro, des partenaires tout aussi concernés qu’eux par la perspective d’un défaut de paiement. Faut-il vraiment les blâmer parce qu’ils ont choisi une voie qui leur épargne le chaos ?
Une élection est toujours difficile à décrypter. C’est que voter est un acte dans lequel se cristallisent les passions, les espoirs, les peurs et les possibles. Longtemps la science politique a cru pouvoir déchiffrer la nature de cet acte - et anticiper des comportements électoraux - à partir de variables objectives (statut, genre, âge, profession, religion, etc.). Elle admet aujourd’hui que les ressorts du vote sont devenus plus impénétrables et explique cette imprévisibilité par la défiance vis-à-vis du politique, le déclin des institutions, l’influence des sondages ou les ravages de la crise économique. A ces hypothèses, le vote grec vient en ajouter une autre : et si l’acte électoral reflétait le fait que c’est la manière de voter qui a changé sous l’effet du changement du rapport que le citoyen entretient à la chose politique ? Pour saisir ce changement, il faut comprendre comment ces passions, ces espoirs, ces peurs et ces possibles se forment et se combinent au moment où il faut jeter un bulletin dans l’urne - donc prendre au sérieux les raisons (même contradictoires) pour lesquelles ils votent, croient que cela a de l’importance ou préfèrent de ne pas prendre part à ce qu’ils tiennent pour un jeu de dupes. Au lieu de passer son temps à déplorer et dénigrer le succès de Syriza, mieux vaudrait se pencher sur les questions de politique que le vote des Grecs invite à se poser.
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