Par Bernard Friot
Attaqué de toute part, le système de retraites financé par la
cotisation n’est pas un simple enjeu social: il porte en lui un projet de
civilisation.
Depuis 2008, chaque jour ou presque a nourri un constat: le marché de
l’emploi et le marché des capitaux font obstacle au travail et à
l’investissement. Pourtant, ces institutions jouissent d’une confiance telle
que leur échec entraîne un redoublement de soumission à leur contrainte. Les
salariés s’efforcent d’améliorer sur le marché du travail une «employabilité»
que les employeurs ne jugeront jamais suffisante. Les responsables politiques
imposent aux peuples les plus douloureux sacrifices pour tenter de satisfaire
des marchés financiers insatiables.
L’observateur reste stupéfait devant ce culte païen qui trouve dans
toute démonstration de la nocivité des dieux qu’il invoque l’occasion de les
révérer avec une ferveur redoublée. Marchés et Emploi sont les divinités d’une
religion jamais reconnue comme telle. Les prières adressées aux premiers se
confondent avec le jargon journalistique: «Le pari de l’Europe pour rassurer
les marchés», «Pour apaiser les marchés, l’Espagne se résigne à donner un tour
de vis social» [1], etc. Certes, Moloch a perdu de son lustre. Mais, face
aux «investisseurs», la gauche propose au mieux une nationalisation partielle
du crédit qui conforterait la propriété lucrative * (les astérisques
renvoient au glossaire à la fin de l’article]. Ne faut-il pas plutôt
chercher à l’abolir ?
L’emploi revêt un caractère sacré que nul ne se hasarde à remettre en
cause. Contre la promesse du maintien de leurs postes, des salariés français,
allemands, américains se résignent à sacrifier une partie de leur rémunération.
Partis et syndicats revendiquent le plein-emploi. Mais l’expression revêt un
double sens: les employeurs y voient la subordination d’une quantité et d’une
qualité optimales de main-d’œuvre; les salariés y cherchent la garantie d’un
revenu. Le temps n’est-il pas venu de découpler salaire et subordination
aujourd’hui confondus dans l’emploi ?
On ne sort pas facilement des rets d’une religion païenne. Mais on peut
espérer faire sauter le verrou de la croyance (et du fatalisme qui
l’accompagne) en s’appuyant sur une double expérience positive, menée à grande
échelle ici et maintenant: le bonheur — celui des retraités — d’être payé pour
travailler tout en étant libéré du marché de l’emploi, et l’efficacité d’un
investissement libéré des marchés financiers — la cotisation *. Encore faut-il
voir ce qu’a d’anticapitaliste la situation de retraités qui continuent à
percevoir, pendant des décennies et de façon irrévocable, un salaire; ce qu’a
d’anticapitaliste le financement de ce dernier par une cotisation sociale,
c’est-à-dire par un prélèvement sur la valeur ajoutée * qui assume des
engagements de long terme sans aucune accumulation financière.
Qu’on l’examine en effet sous l’angle du financement — la cotisation
vieillesse — ou sous celui de la dépense — la pension comme salaire à
vie —, la retraite est porteuse de changements révolutionnaires. Le terme
n’a pas ici le sens métaphorique qu’affectionnent les publicitaires. A l’opposé
de l’utopie, qui construit un système symétrique d’un réel lu de façon univoque
et négative, le changement révolutionnaire repose sur une perception claire de
la subversion déjà à l’œuvre dans une réalité analysée comme une contradiction
au travail. Le débat sur les retraites offre l’occasion de travailler à la
révolution en popularisant le remplacement de ces deux institutions décisives
du capitalisme que sont le marché du travail et le droit de propriété lucrative
par le «déjà-là» du salaire à vie et de la cotisation.
Commençons par la cotisation. Cette face méconnue du salaire, contestée
par le patronat comme une «charge sociale», est l’une des grandes inventions du
XXe siècle [2]. Chaque emploi donne lieu au prélèvement d’une part de
la valeur ajoutée, en plus du salaire net, affectée au financement des
prestations sociales. C’est la part socialisée du salaire. Elle est
considérable: pour 100 euros de salaire net, on compte 73 euros de
cotisations salariés et employeurs [3] et 10 euros de contribution
sociale généralisée (CSG), impôt affecté à la Sécurité sociale. Plus de
45 % du salaire total se trouve ainsi socialisé pour la protection
sociale, les cotisations en représentant l’essentiel: 40 %.
La cotisation sociale, système unique d’appropriation collective de la
richesse
Cette appropriation collective de la valeur ajoutée présente plusieurs
vertus. Comme l’impôt transformé en service public, la cotisation ne génère
aucune accumulation financière avant sa métamorphose en prestation sociale.
Elle s’oppose au profit qui alimente les portefeuilles financiers. Ces
derniers, prétend-on, sont indispensables pour investir; la cotisation sociale
prouve le contraire en assumant avec succès, depuis un demi-siècle dans les
pays les plus développés, des engagements massifs (13 % du produit
intérieur brut en France) et de long terme (des dizaines d’années): les
pensions.
Le mécanisme de la cotisation met en lumière une règle souvent ignorée:
il n’y a que de l’aujourd’hui en économie. On ne dépense jamais qu’une partie
de la valeur ajoutée en train d’être produite, malgré la croyance en la
nécessité d’une accumulation préalable aux grandes dépenses. A strictement
parler, un «investisseur» n’apporte rien: ses titres financiers lui donnent des
droits sur la valeur ajoutée en cours de création. S’il investit un million
d’euros pour relancer une entreprise, il obtient cette somme en usant du droit
de propriété lucrative attaché à ses titres, qui l’autorise à ponctionner la
monnaie en circulation, elle-même expression de la valeur ajoutée en train
d’être produite. Cette ponction sur le fruit du travail collectif gagnerait
largement à être opérée non par des détenteurs privés d’un patrimoine (au titre
du droit de propriété lucrative, à abolir), mais directement par la
collectivité (au titre du droit du travail, à enrichir de cette dimension
essentielle qu’est l’investissement).
Sur le modèle de la cotisation sociale, pourquoi ne pas créer une
cotisation économique, qui ponctionnerait par exemple 25 % de la
valeur ajoutée, aujourd’hui dévolus aux profits ? Elément socialisé du
salaire, elle s’ajouterait au salaire net ainsi qu’à la cotisation sociale; son
produit irait à des caisses qui financeraient l’investissement sans taux
d’intérêt. En portant plus avant le principe du financement de la pension par
la cotisation sociale, on fait basculer de manière décisive le rapport entre
capital et travail dans le partage de la valeur ajoutée. Expression de la
collectivité à l’instar de l’impôt qui finance les besoins communs, la
cotisation économique affirme une conception élargie de la citoyenneté: nous
sommes des créateurs, les seuls producteurs de la richesse, et donc les seuls
en droit de décider ce qui doit être produit.
Ici intervient la seconde révolution: celle du salaire à vie. Il s’agit
cette fois de prolonger ce qu’a de subversif la pension comme salaire continué.
Lorsqu’ils revendiquent une pension à 75 % du salaire net de référence
pour une carrière complète à 60 ans, les opposants à la réforme des
retraites oublient que la première pension nette représentait, pour une
carrière complète, 84 % du dernier salaire net des salariés nés en 1930 et
ayant pris leur retraite entre 1990 et 1995 — juste avant les effets
dévastateurs de la réforme initiée par le Livre blanc de M. Michel
Rocard [4). A l’époque, la Confédération générale du travail (CGT)
revendiquait, pour une carrière complète, la retraite à 55 ans à 75 %
du salaire brut, soit 97 % du net [5]. Le mouvement tendait alors
vers un taux de remplacement de 100 % et impliquait un taux de cotisation
croissant. C’est cette dynamique que la réforme inverse en gelant le taux de
cotisation, voire en le diminuant dans le cas des bas salaires. Le gel du taux
de cotisation fait coup double: il change le sens de la répartition, de salaire
continué en revenu différé, et il ouvre la porte à la capitalisation.
La pension comme salaire continué, irrévocable de 60 ans à la
mort, constitue un trésor impensé. On peut en mesurer la portée au moment où,
paradoxalement, l’emploi représente le principal obstacle au travail. Qu’est-ce
que l’emploi ? Non pas simplement un «poste de travail», comme le définit
le sens commun, mais d’abord une forme de mise au travail qui attribue des
droits salariaux (une qualification et un salaire) à ce poste de
travail précisément, et non à la personne qui l’occupe. Nié comme porteur de la
qualification, l’individu qui perd son poste se voit réduit au statut de
demandeur d’emploi. Le travail se retrouve ainsi entièrement entre les mains
des employeurs et des investisseurs, qui décident des emplois, de leur
localisation, de leur contenu, de leurs titulaires. Cette situation ne concernait
jusqu’ici que le secteur privé, puisque la fonction publique relève d’une
logique du grade: la qualification y est attribuée à la personne. Las, les
«réformateurs» tâchent de détruire ce qu’ils considèrent comme une anomalie.
La pension comme salaire est un antidote à l’emploi. Que se passe-t-il
lorsqu’un salarié liquide sa pension ? S’il est fonctionnaire, il continue
à être payé, puisque c’est son grade, et pas son emploi, qui décide de ses
droits (c’est pourquoi la pension des fonctionnaires se calcule sur leur
dernier salaire). S’il relève du droit privé, il accède enfin à la
reconnaissance de sa qualification: la qualification de ses postes devient sa
qualification à lui, de sorte que son salaire est irrévocable. Le retraité n’a
plus besoin de se présenter sur un marché du travail. Il peut déployer
librement sa qualification tout en ayant l’assurance d’un salaire. Ainsi
s’explique le bonheur de ces millions de retraités qui, disposant d’une pension
proche de leur meilleur salaire, d’une capacité reconnue et d’un réseau de
pairs mobilisable [6], disent n’avoir «jamais autant travaillé».
Entendons-nous sur le sens du mot «travail». Ces retraités trésoriers
du club de football de leur quartier, ces conseillères municipales, ces
producteurs de tomates biologiques, présents aux côtés de leurs petits-enfants,
n’exercent pas des «activités utiles»: ils travaillent, c’est-à-dire
que leur activité a une valeur. Non pas une valeur symbolique; une valeur
économique, exprimée dans la pension qu’ils touchent. Si l’on désigne par
«activité» la production de richesse (biens et services), la part de nos
activités que nous appelons «travail», c’est-à-dire la part de la richesse à
laquelle nous attribuons une valeur, dépend étroitement des rapports de
pouvoir. La logique capitaliste voudrait que seule l’activité vouée à valoriser
le capital (par la production de marchandises) soit reconnue comme du travail;
que seul l’emploi, donc, constitue la matrice du travail. Mais le conflit
salarial a mis en place une autre institution, permettant de transformer
l’activité en travail: le salaire à vie des retraités.
Une transformation de la société à la fois radicale et distincte de
l’étatisation
Ce qui est bon après 60 ans est encore meilleur avant. Pourquoi ne
pas attribuer à toute personne, sur le modèle de la pension, de sa première
entrée dans un collectif de travail à sa mort, une qualification (dans une
hiérarchie allant de 1 à 4) et un salaire (dans une grille allant de
2 000 à 8 000 euros mensuels) ? Qualification et salaire
seraient à la fois irrévocables (non soumis aux aléas d’un marché du travail)
et évolutifs, décidés en fonction d’épreuves de qualification — dont la
validation des acquis de l’expérience (VAE) offre un exemple à généraliser et à
diversifier. Dès lors, les salaires nets ne seraient plus payés par les
employeurs, mais par les caisses de mutualisation abondées par la cotisation.
Il ne s’agit là que de pousser plus avant un mécanisme existant: on l’a vu,
45 % de notre salaire est déjà versé par des caisses.
Cette généralisation de la cotisation marquerait le point de départ
d’une transformation de la société à la fois radicale et distincte de
l’étatisation. Elle ne concernerait pas la totalité de la valeur ajoutée, une
fraction restant aux entreprises, et les caisses ne seraient pas étatiques,
mais relèveraient de la démocratie sociale telle qu’elle a été expérimentée
après-guerre dans les organismes de sécurité sociale.
Et si, comme certains retraités, des salariés ne font rien de leur
qualification ? Au pire, ils seront moins dangereux ou inutiles que tant
de titulaires d’emploi réduits à «produire de la valeur pour l’actionnaire»
dans des tâches aberrantes; au mieux, leur prétendue oisiveté défrichera de
nouveaux chemins pour le travail.
* Bernard Friot est l’auteur de nombreux ouvrages,
dont L’Enjeu des retraites, La Dispute, Paris, 2010. Il est membre de
l’IDHE-CNRS. Chercheur invité à la Maison des sciences de l’Homme
(MSH-Lorraine). Il participe activement à la lutte pour une autre réforme des
retraites en assurant des formations et des débats dans un cadre militant. Cet
article est paru dans Le Monde diplomatique, de septembre 2010. Bernard
Friot animera une conférence-débat le 13 octobre, à 20 heures, au Buffet de la
Gare (Grand Salon), Lausanne.
3. Pour des salaires bruts supérieurs à 1,6 smic,
car, malheureusement, les salaires inférieurs sont réduits du fait des
exonérations de cotisations patronales.
4. Commissariat général du Plan, Livre blanc sur les
retraites. Garantir dans l’équité les retraites de demain, La
Documentation française, Paris, 1991, 237 pages.
6. Il s’agit là d’une forte minorité des
14,5 millions de retraités, les autres étant contraints par des pensions
très faibles.
Propriété lucrative : il s’agit d’un patrimoine que l’on ne consomme
pas, afin d’en tirer un revenu. Elle s’oppose à la propriété d’usage,
patrimoine consommé par son détenteur. La propriété lucrative fait obstacle à
la propriété d’usage. La spéculation, par exemple, provoque la hausse des prix
de l’immobilier au point de rendre difficile l’achat d’un logement, sauf à
s’endetter durablement auprès des banques.
Valeur ajoutée : elle mesure la richesse créée par les agents
économiques. Un menuisier qui fabrique une porte à partir de planches produit
une valeur ajoutée égale à la différence entre le prix de vente de la porte et
le prix d’achat des planches.
Cotisations : les cotisations font partie intégrante du salaire. Soit
un salaire brut de 3 000 euros, proche du plafond de la Sécurité
sociale. Le salaire net (perçu directement par le travailleur) sera de
2356 euros et le salaire total de 4317 euros, dont 233 euros de
contribution sociale généralisée et contribution pour le remboursement de la
dette sociale (CSG-CRDS) et 1 728 euros de cotisations. Cette face
cachée du salaire, perçue indirectement sous forme de prestations sociales, se
décompose en 1317 euros de cotisations patronales, soit 43,9 % du
brut, et 411 euros de cotisations salariés, soit 13,7 % du brut.
Contrairement à une idée reçue, les prestations sociales ne sont pas prélevées
sur le salaire, mais sur la valeur ajoutée; elles représentent une ponction sur
le profit par le biais des cotisations.
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