Si Joseph Stiglitz s’est orienté vers l’économie et a abandonné ses
études de physique, c’est pour changer le monde. Cinquante ans plus tard, même
s’il reste combatif, il ne peut « qu’être frappé par l’abîme qui
sépare nos aspirations d’alors et ce que nous avons fait ». Pourquoi
est-ce si difficile de changer le monde ? Qu’est-ce qui différencie un
économiste de gauche d’un économiste de droite ? Pourquoi la crise
financière n’a-t-elle pas été favorable aux idées progressistes ?
Rencontre avec le célèbre économiste américain, en tournée française pour promouvoir
son dernier livre.
Le 17 septembre prochain la banque centrale des Etats-Unis doit
décider si elle remonte ou pas son taux d’intérêt directeur. Doit-elle le
faire ?
Non. La reprise de l’économie américaine reste faible. Le taux de
chômage officiel se situe autour de 5 %, mais si l’on prend en compte les
personnes en temps partiel subi, on est plus proche de 10 %. On le voit
dans la faible progression des salaires, qui diminue même dans les grandes
entreprises. Ce n’est pas une économie saine. De plus, la banque centrale a un
objectif d’inflation de 2 % : le rythme de hausse des prix reste bien
en dessous et il n’y a aucune tension inflationniste.
L’inefficience des marchés tient plus
à leur insuffisante régulation qu’à des taux d’intérêt
trop bas
Dernier argument des partisans de la hausse : le bas niveau des
taux d’intérêt entraînerait une course aux rendements qui se traduirait par une
agitation des marchés financiers. Et ce qui s’est passé fin août en serait la
démonstration. L’inefficience des marchés est réelle, mais elle est plus le
résultat de leur insuffisante régulation que de taux d’intérêt trop bas. En
réduisant le coût du crédit, des taux d’intérêt bas sont favorables à la
croissance, mais aujourd’hui on avance comme argument que lorsqu’ils sont
faibles c’est mauvais pour l’économie ! Cela montre à quel point la banque
centrale n’a pas fait son travail : elle aurait dû renforcer ses règles
afin de faire en sorte que l’argent disponible finance le crédit à l’économie
plutôt que la spéculation.
A cet égard, vous écrivez que la gauche comprend bien mieux les marchés
financiers, les marchés en général, que la droite !
L’unique motivation de beaucoup de gens de droite est de gagner de
l’argent. L’une des façons d’en gagner beaucoup est de détenir un monopole,
regardez Microsoft ou le fait que le secteur bancaire est plus concentré après
la crise qu’avant. Pour la droite, tant que les marchés vous font gagner de
l’argent, tout va bien.
Les économistes de gauche sont bien plus sensibles au fonctionnement
réel des marchés : sont-ils transparents ?
Concurrentiels ?, etc. C’est pourquoi ils poussent à une véritable
régulation qui rende les marchés plus efficaces. Il y a une véritable ironie
dans le fait que les seules personnes qui souhaitent voir les marchés
fonctionner comme des marchés sont à gauche !
Vous dites également que les dirigeants politiques de gauche
recherchent autant la croissance que ceux de droite, mais qu’ils ne sont pas en
quête de la même croissance. Que voulez-vous dire ?
Comment mesurer la croissance ? Un accroissement du produit
intérieur brut (PIB) bénéficie essentiellement aux 1 % les plus
riches, ce n’est pas le signe d’une économie saine. La droite dit « tant
que Bill Gates réussit, c’est que l’économie marche bien ». Je ne le crois
pas : aux Etats-Unis, le revenu médian (celui qui partage la population en
deux, la moitié gagne plus, l’autre moitié gagne moins) est inférieur à ce
qu’il était il y a un siècle et les salaires du bas de l’échelle sont
inférieurs à ce qu’ils étaient il y a cinquante ans. Une croissance de gauche
est celle qui contribue à réduire les inégalités.
L’un des marqueurs de la gauche est aussi de croire au rôle central de
l’Etat dans les innovations de rupture, celles qui changent la vie des gens.
Une économie innovante est toujours le résultat d’un mélange entre
acteurs publics et acteurs privés. Dans ce partage des tâches, la recherche
fondamentale, les grandes idées innovantes viennent du secteur public. Le
transistor, le laser, le séquençage de l’ADN, Internet, etc. sont le fruit
d’universités publiques. Ensuite, le secteur privé est meilleur pour
transformer ces idées en produits et en profits ! Les entreprises privées
ne voulaient découvrir le séquençage de l’ADN que de quelques gênes seulement,
ceux capables de leur rapporter de l’argent. C’est grâce à la recherche
publique que cela a été fait pour l’ensemble des gênes, au bénéfice de tous.
Vous expliquez que vous avez abandonné votre projet de faire des études
de physique pour devenir économiste afin de changer de monde. Mais vous écrivez
que, cinquante ans après, « je ne peux qu’être frappé par l’abîme qui
sépare nos aspirations d’alors et ce que nous avons fait ». Pourquoi
est-ce si difficile de changer le monde ?
J’étais présent lorsque Martin Luther King a fait son discours célèbre « I
have a dream ». Il y parlait de discrimination raciale mais aussi de
justice sociale. Le problème vient du fait que les 1 % les plus riches
mettent tout en œuvre pour maintenir des sociétés inégalitaires. Les
privilégiés veulent conserver leurs privilèges, les rentiers en position de
monopole veulent conserver leur monopole, etc. La désillusion provient du
fait qu’en démocratie, on grandit avec l’idée que nos sociétés sont censées évoluer
dans l’intérêt des classes moyennes, dont l’objectif est de vivre avec peu
d’inégalités.
Les fortes inégalités économiques se traduisent en fortes
inégalités politiques
En réalité, nous sommes victimes d’un déficit démocratique, les fortes
inégalités économiques se traduisent en fortes inégalités politiques avec
1 dollar-1 voix. Lors de nos dernières élections présidentielles,
chaque candidat a dépensé un milliard de dollars et les prochaines seront
encore plus coûteuses. On fait donc appel à des « contributions » que
je préfère appeler des investissements : ceux qui donnent en attendent un
retour en termes de règles qui favorisent leurs intérêts. C’est pourquoi il est
si difficile de changer tout ça.
Pourquoi la crise financière, économique et sociale de ces dernières
années n’a-t-elle pas été favorable aux idées progressistes ?
Ça a été pour moi une grande déception. Aux Etats-Unis, une partie de
l’explication tient à ce que le président Obama n’a pas été aussi courageux
politiquement que l’on pouvait l’espérer. Il s’est appuyé sur des conseillers
économiques trop proches de la mentalité des marchés financiers qui l’ont
intimidé.
Roosevelt a changé la donne parce qu’il était Roosevelt, et Obama ne
l’a pas fait par sa faute : l’équation personnelle du président est
importante ?
J’en suis persuadé. Roosevelt a eu du courage. Il a accepté le combat
avec la forte opposition dont il faisait l’objet pour imposer
l’Etat-providence, la régulation bancaire et financière, etc. Obama n’a
été l’artisan que de demi-mesures. Cela tient en partie à la personnalité
différente des deux dirigeants, mais aussi au fait que l’argent tient
aujourd’hui bien plus de place dans les décisions politiques que dans les
années 1930.
Après toutes ces désillusions, vous continuez quand même à vous battre
sur tous les fronts !
J’ai encore de l’espoir ! Aux Etats-Unis, le thème des inégalités
est maintenant au cœur des débats politiques, aussi bien du côté des candidats
démocrates à la présidentielle de 2016 que chez le républicain Jeb Bush. Nous
avons réussi à modeler le débat national sur le sujet.
Aux Etats-Unis, le thème des inégalités est maintenant
au cœur des débats politiques
La mobilisation de la société civile est également encourageante.
70 % des Américains pensent que le salaire minimum est trop faible. Comme
il est impossible de trouver une majorité sur le sujet au Congrès, à Los
Angeles, à New York et ailleurs la pression de la société civile a permis de
décider de l’augmenter.
Enfin, jusqu’à présent, tous les candidats démocrates à la
présidentielle sont de vrais progressistes. Aucun ne porte de projet de type
Tony Blair, même Hilary Clinton a pris ses distances avec Bill, en promettant
plus de régulation du secteur financier, des salaires des patrons, etc. Et
ils attirent les foules lors de leurs meetings. Je crois que, sur les dernières
décennies, le mouvement progressiste n’a jamais été aussi fort.
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