lundi 28 septembre 2015

"La révolution numérique tend à remplacer les travailleurs par des logiciels" Daniel Cohen

ENTRETIENT Pour l’économiste Daniel Cohen, le directeur du département d’économie de l’École normale supérieure, nous vivons une révolution industrielle inouïe. Mais la croissance restera durablement faible. Bien que toujours prisonnier d'une vision productiviste, celui-ci établit un diagnostic qui recoupe la plupart des thèses de la Contribution Éco-socialiste.

Le numérique n’a jusqu’à présent pas dopé la croissance. Le progrès technique ne fonctionne plus ?

Daniel Cohen - Il y a deux écoles qui se déchirent. Pour les auteurs du "Deuxième Âge de la machine" [Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, ndlr], nous sommes au tout début d’une explosion, d’une révolution numérique qui va démultiplier notre capacité productive. En face, l’Américain Robert Gordon ne croit pas à la force du numérique. Pour lui, la seule nouveauté de ces dernières années, c’est le smartphone. C’est agréable, utile, mais, ce n’est pas comparable à la révolution technologique créée par l’invention de l’électricité et du moteur à explosion. Il en veut pour preuve que la croissance est restée faible depuis trente ans, malgré l’arrivée du numérique.

Dans ce débat, je pense que les deux ont raison ! Nous vivons une révolution industrielle inouïe, mais nous sommes aussi obligés de constater qu’elle ne produit pas à ce jour de croissance spectaculaire. La révolution numérique tend à remplacer les travailleurs par des logiciels. La révolution électrique, au contraire, avait permis aux ouvriers de devenir, chacun à son poste, plus productif. Les emplois allaient là où le progrès technique était abondant, dans l’industrie. Désormais, les emplois sont dans les secteurs épargnés par le progrès technique, où les logiciels ne peuvent pas faire le job. Même avec une croissance explosive de la productivité, cela ne crée pas de croissance d’ensemble forte.

Va-t-on vers une société de chômage de masse ?

Le problème n’est pas le chômage de masse, même si à court terme le chômage augmente, car la transition d’un type d’emploi à l’autre peut prendre du temps. Il y a plein de choses qui ne seront pas faites par des robots. La question est de savoir où seront ces nouveaux emplois et à quel salaire…

Vous dites que les classes moyennes sont les plus touchées…

Cette numérisation attaque la classe moyenne, dont le pouvoir d’achat s’affaiblit. Parlez à n’importe quel directeur de banque ou de compagnie d’assurance et il vous dira : "Nous sommes la sidérurgie de demain"… Les deux bouts de la chaîne sociale s’en sortent. Les statistiques américaines montrent une très forte croissance des emplois en bas de l’échelle des qualifications et une très forte progression des salaires tout en haut. Les perdants, ce sont ceux qui sont au milieu. Sur trente ans, le salarié médian aux États-Unis a vu son pouvoir d’achat stagner. Si on réintroduit les cotisations maladie, en considérant qu’il s’agit de pouvoir d’achat différé, la croissance du revenu médian a été de 0,4 % depuis trente ans.

L’Europe a-t-elle raison de vouloir s’attaquer aux positions dominantes des géants du numérique ?

Aux États-Unis, ceux qui sont à l’origine de cette transformation numérique gardent une partie significative de la rente qu’ils ont créée. C’est ce qui explique que les 1 % les plus riches ont vu leur part dans le PIB augmenter de 15 points en trente ans. En Europe, leur part progresse, mais pas dans les mêmes proportions. Pour la prochaine génération, le grand défi sera de trouver une complémentarité avec le numérique en étant créatif. Mais cet alliage sera forcément éphémère. Dès que vous avez un tant soit peu "routinisé" votre produit, on n’a plus besoin de vous pour le faire.

Est-ce qu’on peut demander à toute une société de vivre comme un artiste ? Je ne suis pas sûr. Le stress est devenu un point asphyxiant dans le monde contemporain et doit être pris très au sérieux. Dans les années 1840, le rapport Villermé avait pointé l’épuisement physique de la classe ouvrière. Cela a conduit à réduire la durée du travail, à mettre fin au travail des enfants. Nous sommes dans un moment qui y ressemble un peu. Mais l’épuisement est psychique.

Vous estimez que l’entreprise ne joue plus son rôle protecteur…

L’entreprise a beaucoup profité de la transition numérique. Internet a donné une force inédite à l’externalisation croissance des tâches chez des sous-traitants. Le trait répété de l’organisation, c’est l’externalisation. Du coup, je propose une solution pour redonner de la sécurité hors les murs de l’entreprise. Les gens ont besoin de plus de protection pour gérer le passage d’un emploi à l’autre.

Comment peut-on financer cette mutation ? En s’inspirant de la flexisécurité danoise ?

Le problème, c’est que le poids des dispositifs construits ces cinquante dernières années heurte les besoins nouveaux de la société post-industrielle. On n’arrive pas à poser clairement le débat, car il est en effet très complexe, et le coût d’une sécurité sociale professionnelle est un obstacle évident. Si, demain, on supprime les allocations familiales pour lancer un parcours de formation professionnelle pour les chômeurs, je vote tout de suite. Le Danemark dépense deux fois plus dans la formation active des chômeurs pour deux fois moins de chômeurs. À l’échelle de la France, un effort similaire représenterait 20 milliards d’euros. Ce n’est pas insurmontable. Le progrès technique aujourd’hui provoque de l’insécurité, car il tend à remplacer les gens. Il faut l’admettre et accompagner ce processus.

Les hommes politiques mettent beaucoup en avant les nouveaux emplois numériques. Ont-ils tort ?

La seule question qui compte pour le gouvernement est de savoir si la croissance va repartir. C’est comme le soleil après la pluie. Cela va forcément rebondir, mais la question est de savoir quand. En gros, si c’est 2016, c’est gagné. Si c’est 2017, c’est perdu. Le rebond aura sans doute lieu en 2016 pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les politiques menées, mais tout à voir avec le ralentissement chinois qui précipite la baisse des matières premières et redonne du pouvoir d’achat au consommateur. Nous sommes dans un jeu de vases communicants très simple.

Cette évolution génère de la frustration. Est-ce que le risque n’est pas que la société soit de plus en plus violente ?

L’un des paradoxes de cette société post-industrielle est qu’elle n’est pas moins matérialiste. Acheter une voiture ou un frigo ne fait plus autant rêver. Mais les biens qui deviennent précieux sont ceux que les machines ne produiront pas. On travaille pour acheter des biens non reproductibles, qui affichent un statut social. On achète du voisinage, de la position sociale. Il s’agit d’habiter dans le meilleur quartier possible, dans un appartement de qualité et de scolariser ses enfants dans la meilleure école. L’autre tendance de cette société numérique concerne la santé. On va vivre mieux et plus longtemps, mais pas plus riche, du moins d’un point de vue matériel.

Propos recueillis par Solène Davesne et Pascal Gateaud


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