Toujours d’actualité - Extraits du livre d’André Gorz Misères du présent Richesse du possible Editions
Galilée 1997 pages 36 à 41.
La logique financière l’emporte sur les logiques économiques, la rente sur le profit. Le pouvoir financier, pudiquement appelé « les marchés », s’autonomise vis à vis des sociétés et de l’économie réelle et impose ses normes de rentabilité aux entreprises et aux Etats. Le président de la Bundesbank, Hans Tietmeyer, le disait clairement à Davos, en février 1996 : « Les marchés financiers joueront de plus en plus le rôle de gendarmes … Les hommes politiques doivent comprendre qu’ils sont désormais sous le contrôle des marchés financiers et non plus seulement des débats nationaux ». (1)
Sur ces marchés financiers, les fonds de pension américains, qui gèrent
8 000 milliards de dollars, et les fonds communs de placement ont introduit une
pratique qui, habituellement, s’appelle « chantage et extorsion de
fonds » ou, en américain, « racket ». Ils choisissent quelques firmes
prospères et bien cotées, en achètent en Bourse des quantités importantes
d’actions, puis placent les dirigeants devant cette alternative : ou bien
vous nous assurez un dividende d’au moins 10%, ou nous cassons le cours de vos
actions. Cette pratique, qui fait de la rentabilité financière maximale à court
terme l’impératif suprême, a fait monter le rendement des actions (la shareholder
value) à des niveaux sans précédent.
Ces faits rendent dérisoire l’argument selon lequel l’augmentation des
dépenses publiques réduit « l’épargne susceptible d’être prêtée aux
entreprises… et donc leur capacité à défendre leur compétitivité » (2).
Pourquoi, avec des dépenses publiques égales à 62% du PIB, un taux de
prélèvements obligatoires de 52% du PIB, un salaire minimum horaire de 80F, une
allocation chômage égale à 90% du salaire pendant cinq ans et un taux de
chômage des jeunes négligeable, le Danemark a-t-il une des économies les plus
prospères et concurrentielles du monde ? Pourquoi, avec l’un des taux de
prélèvements obligatoires les plus faibles du monde, les Etats Unis ont-ils
également l’un des taux d’épargne les plus faibles et un endettement énorme des
particuliers de 60 000 dollars par ménage ?
« On ne voit pas pourquoi l’ouvrier de France gagnerait
durablement beaucoup plus que l’ouvrier chinois qui fait la même chose que lui
avec une productivité comparable », remarque P.-N. Giraud. (3) Mais on ne voit
pas non plus pourquoi il n’y aurait, pour les salariés, comme l’affirme P.-N.
Giraud, « qu’une seule alternative : soit faire ce que les pays à bas
salaire ne savent pas encore faire, donc, dans mon vocabulaire, rejoindre le
groupe des « compétitifs » ; soit se mettre au service de ces derniers »
en acceptant une baisse de revenu. (4) Pourquoi l’accroissement, au sein d’une
population, de la proportion de « compétitifs », dont les revenus sont
généralement très supérieurs à la moyenne, ne s’accompagnerait-elle pas d’une
redistribution fiscale ? Pourquoi ceux et celles dont le travail a été
transféré aux ouvriers chinois ne pourraient-ils être au service non pas des
« compétitifs » qui les paieraient personnellement pour leurs
services personnels, mais des besoins collectifs innombrables qui restent
insatisfaits parce que la collectivité ne se donne pas les moyens d’en financer
collectivement la couverture ? Pourquoi faudrait-il continuellement
alléger les impôts sur les revenus supérieurs (dont ceux des « compétitifs
»), sur les revenus financiers, sur les bénéfices non réinvestis ?
La réponse à ces questions n’est pas économique ; elle est
politique et idéologique. Les allègements et dégrèvements fiscaux ne reflètent
pas des choix économiquement rationnels. Ils signifient simplement que les
gouvernements nationaux se disputent le privilège de retenir ou d’attirer chez
eux des capitaux financiers qui, à la recherche du profit maximum immédiat, se
déplacent d’un marché à l’autre, d’une devise à l’autre, à la vitesse de la
lumière, des milliers de fois par jour.
Il ne s’agit plus pour les Etats de favoriser l’investissement
productif ; il s’agit seulement pour eux d’éviter ou de freiner l’exode de
capitaux sans territoire, ou d’attirer par le dumping fiscal, le dumping
social, le dumping salarial, les sièges sociaux des transnationales, comme le
font, avec leurs « centres de gestion » (5), la Belgique et les
Pays-bas.
La tendance à remplacer les systèmes de protection sociale par des
assurances privées et des caisses de retraite privées (par capitalisation)
s’inscrit dans la même logique : remplacer la redistribution fiscale par
l’assurance privée ; substituer à la gestion sociale de la protection
sociale par le pouvoir politique, une gestion privée par le pouvoir financier.
(6)
Par ces remarques je n’entends point nier que les systèmes de
protection sociale aient besoin d’être repensés et refondés sur de nouvelles
bases. (…) Je dis seulement que sont socialement, politiquement et moralement
inacceptables les « réformes » qui démantèlent les systèmes de protection
sociale sous prétexte qu’ils constituent des « acquis » surannés qui,
faute de ressources, ne sont plus finançables. S’ils ne sont plus finançables,
ce n’est pas parce que les ressources manquent ou qu’elles doivent être
affectées en priorité à l’investissement de productivité. S’ils ne sont plus
finançables, c’est parce qu’une part croissante du PIB est affectée à rémunérer
le capital et que la part distribuée pour rémunérer le travail ne cesse de
diminuer.
Or, c’est sur celle-ci principalement que le financement de la
protection sociale est assis. Les luttes sociales menées pour défendre les
« acquis sociaux » doivent être comprises avant tout comme la défense
d’un principe, à savoir : il y a des limites infranchissables au pouvoir
du capital sur le politique, des limites infranchissables aux droits de
l’économique sur la société. La redéfinition de la protection sociale n’est
acceptable que sur la base de la reconnaissance de ce principe. Et la
reconnaissance de ce principe implique et exige avant tout que les sociétés
recouvrent le pouvoir sur elles-mêmes en mettant fin, par des actions
concertées, au pouvoir que le capital financier a pris sur elles.
James Tobin, Prix Nobel d’économie, a recommandé dès 1978 une de ces
actions. Pour endiguer les opérations purement spéculatives sur les marchés
financiers, il préconisait alors une taxe de 0,1 % sur les opérations de
change. (7) Cette taxe, estimait-il, diminuerait des deux tiers le volume des
transactions et rapporterait environ 150 milliards de dollars par an aux Etats.
En 1995, en réponse aux objections qui lui avaient été faites, Tobin présentait
une nouvelle version de sa proposition : elle visait à empêcher les
banques de soustraire leurs opérations à la taxation en allant s’installer –
comme elles avaient menacé de le faire – dans des « paradis fiscaux »
ou sur des navires en pleine mer. Cette nouvelle version (8) prévoit que les
différents pays, et en particulier l’Union Européenne, frapperaient d’une taxe
supplémentaire ( de 0,04 %) tout prêt de leur monnaie à des organismes
officiels étrangers, y compris aux filiales étrangères de leurs propres
banques. Cette taxe aurait une influence négligeable sur les échanges
commerciaux et les investissements ; elle jugulerait en revanche les opérations
purement spéculatives cinquante fois plus importantes que les échanges de
marchandises et réduirait fortement la capacité des marchés financiers à peser
sur la politique des Etats.
Il faudra évidemment d’autres instruments encore pour mettre fin à la
dictature du capital financier. Il faudra avant tout une volonté politique
commune des Etats. Il faudra comprendre et faire comprendre que le
« pouvoir irrésistible des marchés » n’existe que par la soumission
au pouvoir financier des gouvernements auxquels il sert d’alibi pour reprendre
à leur compte « la guerre que le capitalisme a déclaré à la classe
ouvrière » d’abord, à la société ensuite.
Alain Lipietz n’est pas le seul à démontrer « qu’une Europe
sociale, alternative et solidaire est possible » qui proposerait au monde
un autre modèle de « développement », de société et de rapports Nord-Sud.
(9) La même idée (…) retient désormais l’attention de « leaders
d’opinion » en Asie. C’est encore Lester Thurow qui rappelle que les
règles qui régissent les échanges mondiaux ont toujours été définies par la
principale puissance commerciale et que la principale puissance commerciale est
– et de loin – l’Union Européenne. (10) Elle peut se donner les moyens de
présenter « une alternative aux politiques monétaristes anglo-saxonnes ».
Elle peut, ajoute Patrick Viveret, utiliser l’euro comme levier en vue d’
« opposer un modèle de développement écologique et social au modèle
laissez fairiste anglo-saxon ». (11) Elle peut transformer les rapports
Nord-Sud en prélevant sur ses importations ce que Lipietz appelle des
« sociotaxes » et des « écotaxes » dont le produit sera
intégralement restitué aux pays exportateurs du Sud, pour le plus grand
avantage des deux parties.
André Gorz
André Gorz
Notes :
(1) Cité par Alain Lipietz, La société en sablier, Paris, La
Découverte, 1996 p. 313
(2) P.- N. Giraud, L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996 p.
224
(3) op. cit., p. 277-278
(4) P. N. Giraud, op. cit.
(5) Les centres de gestion permettent à n’importe quelle firme de se
soustraire totalement à l’impôt sur les bénéfices ou les plus-values. Le Centre
lui-même acquitte seulement une taxe forfaitaire modique .
(6) Voir à ce sujet René Passet, « La grande mystification des
fonds de pension », Le Monde diplomatique, mars 1997.
(7) Voir James Tobin, « A proposal for institutional Monetary
Reform », Eastern Economic Journal, 3-4 juillet-octobre, 1978.
(8) J. Eichgreen, J. Tobin, C. Wyplosz, « Two cases for Sand in
the Wheels of International Finance », The Economic Journal, 105, 1995.
Dans Die Globalisierrungsfalle, Rowohlt, 1996, p. 118-123, H. P. Martin,
H. Shumann donnent un très bon aperçu des objections et des débats suscités par
la proposition de Tobin dans les milieux politico-financiers.
(9) A. Lipietz, op. cit p. 318-322
(10) L. Thurow, op. cit. estime que seule l’Union européenne
aurait les moyens d’imposer d ‘autres règles du jeu, y compris dans les
rapports avec les pays périphériques. Dans le même sens, voir H. P. Martin et H
Shumann, op. cit., p 2999-307, 322-323.
(11) P. Viveret, « Monnaie et citoyenneté européenne », dans Transversales, 42, novembre-décembre 1996. Cet article développe de façon convaincante la thèse suggérée par l’ex-chancelier Schmidt dans le journal Le Monde du 9 novembre 1996: en ne cessant de durcir les critères de convergence définis par le traité de Maastricht, la Bundesbank cherche à torpiller l’euro en dressant les peuples européens (y compris le peuple allemand) contre la monnaie unique, dont elle rend exorbitant le coût social. Même si l’euro est introduit comme prévu, la politique monétariste, antisociale, structurellement déflationniste qu’imposerait à l’Europe son gouvernement économique par une banque centrale souveraine, provoquera tôt ou tard la désintégration de l’Union. La stratégie du pouvoir financier planétaire consiste en somme à se servir de l’euro pour torpiller l’euro et de l’Union européenne pour torpiller l’Union européenne dans l’intérêt d’une hégémonie du dollar secondé par le DeutschMark. Or, c’est précisément à mettre fin à cette hégémonie que la monnaie unique a été originellement destinée à servir.
(11) P. Viveret, « Monnaie et citoyenneté européenne », dans Transversales, 42, novembre-décembre 1996. Cet article développe de façon convaincante la thèse suggérée par l’ex-chancelier Schmidt dans le journal Le Monde du 9 novembre 1996: en ne cessant de durcir les critères de convergence définis par le traité de Maastricht, la Bundesbank cherche à torpiller l’euro en dressant les peuples européens (y compris le peuple allemand) contre la monnaie unique, dont elle rend exorbitant le coût social. Même si l’euro est introduit comme prévu, la politique monétariste, antisociale, structurellement déflationniste qu’imposerait à l’Europe son gouvernement économique par une banque centrale souveraine, provoquera tôt ou tard la désintégration de l’Union. La stratégie du pouvoir financier planétaire consiste en somme à se servir de l’euro pour torpiller l’euro et de l’Union européenne pour torpiller l’Union européenne dans l’intérêt d’une hégémonie du dollar secondé par le DeutschMark. Or, c’est précisément à mettre fin à cette hégémonie que la monnaie unique a été originellement destinée à servir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos réactions nous intéressent…