Sociologue et philosophe, Dominique Méda interroge
nos sociétés sur leur rapport au travail et à la richesse. Partisane d’une
sortie progressive et réfléchie du salariat, pour rendre à l’individu toute son
autonomie et sa dimension citoyenne, elle plaide pour une réduction du temps de
travail.
Et pour une revalorisation des autres activités sociales : activités de soin aux autres, activités amicales, activités politiques. Pour que chacun et chacune puisse participer à la vie de la démocratie.
Et pour une revalorisation des autres activités sociales : activités de soin aux autres, activités amicales, activités politiques. Pour que chacun et chacune puisse participer à la vie de la démocratie.
Toute
notre société est organisée autour du travail, qui est devenu central et
fondamental. Comment en est-on arrivé à cette situation ?
Le concept de
travail s’est développé en trois temps, avec trois couches de significations.
La première couche de signification est posée au 18e siècle par des économistes
qui nous racontent que le travail, c’est un facteur de production, le moyen de
créer de la richesse (...). Au 19e siècle, une seconde couche s’applique sur
cette première.
C’est une véritable révolution mentale : c’est l’idée que le travail est une « liberté créatrice ». L’homme transforme le monde qu’il a devant lui grâce au travail et se transforme lui-même. Le travail devient l’essence de l’homme. Le travail est alors un « fait total », mais aussi un idéal. Vers le milieu/fin du 19e, le travail devient le système de distribution des revenus, des droits et des protections. On entre dans la société salariale. Le 20e siècle voit la consolidation de ces trois dimensions. (...) Toute la vie sociale est aujourd’hui organisée autour du travail. Ne pas avoir de travail est une sorte de déviance, un phénomène anormal.
C’est une véritable révolution mentale : c’est l’idée que le travail est une « liberté créatrice ». L’homme transforme le monde qu’il a devant lui grâce au travail et se transforme lui-même. Le travail devient l’essence de l’homme. Le travail est alors un « fait total », mais aussi un idéal. Vers le milieu/fin du 19e, le travail devient le système de distribution des revenus, des droits et des protections. On entre dans la société salariale. Le 20e siècle voit la consolidation de ces trois dimensions. (...) Toute la vie sociale est aujourd’hui organisée autour du travail. Ne pas avoir de travail est une sorte de déviance, un phénomène anormal.
Quand on voit
les conditions de travail actuellement dans certains secteurs d’emploi, la
souffrance au travail des salariés, comment peut-on considérer que le travail
est une « liberté créatrice » ?
Souvent les gens
disent le travail est « en-soi » porteur de sens. C’est là que se tient
tout le problème. Au 19e, des auteurs comme Marx affirment que le travail est
le premier besoin vital de l’homme. Mais Marx dit aussi que le travail est
aliéné. Donc pour pouvoir actualiser les potentialités du travail, il va
falloir le désaliéner, le libérer. Il va falloir sortir du salariat. Dans la
seconde partie du 19e siècle, l’idée que le travail est la valeur fondamentale
s’est diffusée partout. Sauf qu’on oublie les conditions que Marx y avait
mises. (...) Et on va au contraire installer sur le lien salarial le droit du
travail, le droit de la protection sociale, etc. Ce qui devait être supprimé
pour permettre au travail d’être épanouissant est au contraire stabilisé et
renforcé. C’est la contradiction dans laquelle on est aujourd’hui.
La salariat est
devenu désirable. Le travail y est subordonné, et en même temps on y acquiert
des droits sociaux. (...) Il faut continuer à avoir comme objectif la sortie du
salariat. Et réfléchir aux formes que le travail pourrait prendre. Par exemple,
ce que les années 1970 avaient proposé autour de l’autogestion, des
coopératives, d’une organisation commune où les travailleurs s’auto-organisent
et ont une partie du pouvoir... Ce qui permet de sortir du capitalisme et du
salariat. Mais on n’en est pas du tout là. On ne peut pas sortir comme ça du
salariat, parce qu’on risque de tomber dans des formes de domination bien
pires. Les autres formes possibles d’organisation du travail comme
l’auto-entreprenariat sont extrêmement dérégulées, et peu intéressantes et
épanouissantes pour les travailleurs.
Tout le monde
pourrait-il être heureux et libre au travail ? Le travail perçu comme
« épanouissant » n’est-il pas une vision d’intellectuels peu
concernés par la rudesse de certains travaux ?
Les enquêtes dont
on dispose sur ce sujet montrent une extrême polarisation de la société entre
d’un côté les cadres, les professions intellectuelles, les professions des arts
et spectacles, pour lesquelles le travail est un lieu possible
d’épanouissement. Et à l’autre bout de la chaîne, les ouvriers peu qualifiés
qui ne s’épanouissent pas. Quand on sort une moyenne, cela masque complètement
cette réalité. Le véritable scandale, pour reprendre Galbraith dans son livre Mensonges
de l’économie, c’est d’employer le même mot pour désigner d’un côté une
activité très épanouissante et bien payée pour les uns, et d’un autre côté des
tâches fastidieuses et mal payées pour les autres. (...)
À la fin du Capital,
Marx dit que le « règne de la liberté » commence au- delà du
« règne de la nécessité », au-delà de la reproduction des conditions
matérielles. Il met une croix sur la possibilité de rendre le travail idéal et
épanouissant. Et dans cette sphère de la nécessité, il faut selon Marx faire en
sorte que les conditions de travail soient le plus dignes possible. La
condition de cette dignité, c’est la réduction du temps de travail, et le
partage des tâches les plus difficiles, qu’il faudrait répartir sur l’ensemble
de la société.
Vous dites
qu’une réduction du temps de travail est souhaitable. Quel est votre bilan des
35 heures en France ? Faut-il aller plus loin ?
Les 35 heures ont
été une bonne étape. Quand on regarde les statistiques, on voit que tous les
pays ont réduit le temps de travail. Mais certains l’ont réduit par le temps
partiel et d’autres par la réduction du travail à temps complet. (...) Les 35
heures ont été très appréciées par les femmes qui ont pu s’inscrire davantage
dans leur activité professionnelle. Mais je partage toutes les critiques qui
ont été faites sur les 35 heures. Cela n’a pas été utilisé comme un instrument
pour la création d’emploi, pour l’égalité hommes-femmes. Les préoccupations de
croissance sont revenues très vite. (...) Si on veut donner un coup d’arrêt à
la croissance, sans provoquer une crise majeure de l’emploi, il faudra
l’accommoder d’un véritable partage du travail. Et passer aux 32 heures ou à
autre chose. Mais il faudra faire un pas supplémentaire.
Peut-on
supprimer les inégalités au travail entre hommes et femmes ? Comment
opérer un meilleur partage des tâches ?
Dans mon modèle
idéal, il y a une gamme d’activités humaines, très différentes par leur
finalité. Il y a des activités productives qui ont pour but de satisfaire les
besoins des gens, c’est le travail. Il y a des activités amicales, familiales,
amoureuses. Il y a des activités de libre développement personnel. Il y a des
activités politiques dont le but doit permettre aux citoyens de délibérer pour
se mettre d’accord sur le type de société qu’ils veulent. Dans une bonne
société, l’ensemble des citoyens auraient accès à l’ensemble de cette gamme.
(...) La mise en place de tout cela est évidemment extrêmement compliqué. Il
faut des politiques publiques systématiques développées en même temps sur
plusieurs champs. Des services de garde de petite enfance, mais aussi des
dispositions pour permettre aux hommes et aux femmes de s’occuper de leurs
enfants tout en ayant une activité professionnelle. Pour cela, il faut aussi
réduire la norme de travail à temps complet.
Propos recueillis
par Nolwenn Weiler
À lire : Dominique Méda, Travail, la
révolution nécessaire, éditions de l’Aube, 2010.
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