Les derniers rebondissements de l'affaire Cahuzac, la grande
enquête journalistique internationale lancée sous l'égide de l'ICIJ, montrent que l’argent, quand il devient
une fin en soi, avoisine le crime dans sa volonté d’échapper aux lois communes.
L’évasion fiscale n’est pas à la marge mais au centre d’une économie devenue
mafieuse parce que livrée à la finance.
Mediapart s'est engagé de longue date dans cette lutte
nécessaire contre la fraude fiscale. Sans grand succès du côté du pouvoir. Nous
republions ci-dessous un article de septembre 2012, rédigé en pleine polémique
sur le départ belge de la première fortune française et quatrième fortune
mondiale, Bernard Arnault. Il faut le lire en ayant à l'esprit ce que nos
enquêtes, notamment sur l'affaire Cahuzac, ont confirmé depuis, à savoir le
caractère presque banal de ces pratiques dans des milieux dirigeants, aussi
bien économiques que politiques.
C'est ainsi que l'investigation internationale menée par l'ONG américaine International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) a permis d'apprendre que l'homme d'affaires Jean-Jacques Augier, ancien énarque passé de la fonction publique au privé, était actionnaire de sociétés offshore aux îles Caïmans alors même qu'il fut aussi trésorier de la campagne présidentielle de François Hollande, son compagnon de promotion à l'ENA (lire ici notre résumé des informations du Monde).
C'est ainsi que l'investigation internationale menée par l'ONG américaine International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) a permis d'apprendre que l'homme d'affaires Jean-Jacques Augier, ancien énarque passé de la fonction publique au privé, était actionnaire de sociétés offshore aux îles Caïmans alors même qu'il fut aussi trésorier de la campagne présidentielle de François Hollande, son compagnon de promotion à l'ENA (lire ici notre résumé des informations du Monde).
En 1937, après la réélection de Franklin
Delano Roosevelt pour un deuxième mandat présidentiel, les
États-Unis d’Amérique accentuaient leur sursaut démocratique et social face à
une crise de même ampleur que l’actuelle, tandis qu’en Europe, nazisme et
fascisme imposaient leur barbarie jusqu’à l’inévitable basculement dans la
guerre mondiale. Le 21 mai de cette année-là, Henry Morgenthau Jr., le
ministre des finances américain, transmit à son président une Note du
Trésor sur la fraude et l’évasion fiscales (lire ici sa
traduction française).
« Année après année, écrivait-il, l'enquête
sur les rentrées de l'impôt sur le revenu révèle le combat toujours plus
acharné des individus fortunés et des entreprises pour ne pas payer leur juste
part des dépenses de leur gouvernement. Bien que le Juge Holmes(figure
respectée de la Cour suprême) ait dit que “les impôts sont
le prix à payer pour une société civilisée”, trop de citoyens veulent la
civilisation au rabais. »
Ne pas payer ses impôts, chercher à s’y soustraire ou à y
échapper, c’est donc faire le choix de la barbarie du chacun pour soi contre la
civilisation du tous pour chacun. Quand il devient un absolu, la fin et la
mesure de toute chose, l’argent n’est plus qu’une arme sauvage au bénéfice
d’une liberté aveugle, destructrice de la société, des liens et des solidarités
qui la font tenir. Quand tout s’achète, il n’y a plus de principe et de valeur
qui vaille, et la loi elle-même ne vaut plus rien. La fiscalité n’est pas
l’ennemie de la liberté, qui comprend celle de s’enrichir. Mais elle civilise
cette liberté individuelle en l’insérant dans une relation collective où
chacun, à la mesure de ses moyens, contribue à la richesse nationale, afin
qu’il y ait des écoles, des hôpitaux, des routes, etc., dans l’espoir qu’ainsi,
personne ne sera laissé en dehors de la cité commune.
Quand les leaders de la droite – François
Fillon, par exemple – se lamentent sur le sort de Bernard
Arnault, ils dévoilent leur faible souci de l’intérêt général et leur grande
sollicitude pour quelques intérêts privés. Ce fut d’ailleurs leur politique,
notamment sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy : que le peuple dans son
acception la plus large paye toujours plus et encore ; que les très riches
payent de moins en moins afin de s’enrichir de plus en plus (lire ce
rappel par Laurent Mauduit). Mais cet appel à l’incivisme et cet
éloge de l’illégalisme vont au-delà : écho à la radicalisation extrémiste
de la droite américaine, dont les tentations fascisantes ont une liberté
aveugle pour étendard (lire
l’article de Thomas Cantaloube sur leur maître à penser, Ayn Rand),
ils diffusent une pédagogie politique funeste qui érige le droit du plus fort,
parce que le plus fortuné, en norme sociale.
D’où ce détour par un passé américain plein d’à présent
européen, qui permet de prendre toute la mesure de cette régression
intellectuelle. La raison de la note du ministre Morgenthau était la moindre
ampleur que prévu des rentrées fiscales pour l’année 1936, notamment parce que
les plus riches se débrouillaient pour échapper à l’effort collectif.
Énumérant les procédés utilisés, parmi lesquels au premier
chef les paradis fiscaux, et citant nommément certains des milliardaires
concernés, le ministre des finances américain insistait sur l’amoralisme de ces
combines en opposant ces profiteurs à tous les autres acteurs de l’économie
– salariés, commerçants, entrepreneurs –, tout comme, dans la France
d’aujourd’hui, le patron du numéro un mondial du luxe, LVMH, ne dit en rien la
vérité d’un tissu industriel hexagonal fait de petites et moyennes entreprises.
« Nous avons encore beaucoup trop de cas de ce que
j'appellerai la fraude morale, écrivait donc Morgenthau à l’attention du
président Roosevelt, c'est-à-dire la mise en échec des impôts par des
moyens douteux qui n'ont pas d'objectif ni d'utilité réels pour les affaires,
et auxquels un homme vraiment honnête n'aurait pas recours pour réduire ses
impôts. Votre gouvernement s'est distingué en exigeant un niveau plus élevé de
moralité dans les relations commerciales. Nous avons besoin d'un niveau plus
élevé de moralité dans les rapports du citoyen avec son gouvernement. (…) Le
salarié moyen et le petit commerçant n'ont pas recours à de tels procédés. La
grande masse de nos déclarations sont faites honnêtement. Le fait que les
soi-disant leaders du monde des affaires fraudent le fisc ou y échappent est
non seulement préjudiciable aux rentrées fiscales, mais il l'est aussi pour
ceux qui se livrent à ces actes. Il ajoute à la charge fiscale des autres membres
de la communauté, qui en portent déjà leur part bien qu'ils aient moins de
moyens. La réussite de notre système fiscal dépend autant d'une bonne
administration par le Trésor public que de déclarations complètement honnêtes
par les contribuables. Et nous sommes en droit d'attendre des gens haut placés
une moralité plus élevée que celle dévoilée par les déclarations de 1936.
Parti de l'argent et
parti du crime
Cette alarme contre la fraude et l’évasion fiscales relevait
des travaux pratiques d’une politique sans ambiguïté du New Deal vis-à-vis de la
taxation des plus riches. « Les impôts sont les cotisations que nous
payons pour jouir des privilèges de la participation à une société organisée »,
déclarait Roosevelt en 1936, deux ans après le vote du Revenue Act qui remit
à plat les règles d'imposition des hauts revenus.
Les personnes gagnant plus de 200 000 dollars (soit un
million de dollars aujourd'hui) par an furent alors taxées à hauteur de
63 %. La loi fut révisée en 1936, augmentant le taux à 79 %, qui
atteindra même 91 % en 1941. Pendant près d’un demi-siècle, soit jusqu’à
la contre-révolution reaganienne et thatchérienne, les États-Unis connaîtront
un taux marginal d'imposition sur les très hauts revenus proche de 80 % (lire cette
mise au point de Thomas Piketty).
Mais, comme le soulignait hier la note américaine de Henry
Morgenthau et comme l’illustre aujourd’hui la tentation belge de Bernard
Arnault, il ne suffit pas d’imposer plus fortement les plus riches : il
faut aussi, sinon surtout, empêcher qu’ils fraudent et que leurs fortunes
s’évadent, de même que les délinquants fuient la juste rigueur de la loi et que
le crime prolifère à l’abri d’une économie parallèle. Et ce n’est pas une
petite affaire tant, ces quarante dernières années, l’évasion fiscale n’a cessé
de gangrener le cœur de l’économie mondiale, de se professionnaliser
financièrement et de se barricader juridiquement, au point de devenir une
citadelle imprenable, opaque et secrète à la manière d’un trou noir où
s’abrite, se renforce et se conforte une dangereuse « mafiosisation »
du monde.
Affirmer ce lien d’essence entre parti de l’argent et parti
du crime, entre des organisations qui, par-delà leurs dissemblances, la
respectabilité des unes, la clandestinité des autres, n’ont d’autre loi que le
profit et d’autre règle que le secret, n’est pas un propos d’illuminé ou
d’agité. Dans son fameux discours du 31 octobre 1936, au Madison Square Garden,
à la veille de sa réélection (lire ici sa version française),
Roosevelt lui-même n’y avait pas été par quatre chemins (comme le rappelait
déjà ici même
Antoine Perraud).
S’en prenant aux « vieux ennemis de la
paix », dont au premier chef « le monopole industriel et
financier, la spéculation, la banque véreuse », le leader démocrate
poursuivait ainsi : « Ils avaient commencé à considérer le
gouvernement des États-Unis comme un simple appendice à leurs affaires privées.
Nous savons maintenant qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par
l’argent organisé que par le crime organisé. »
L’argent organisé à même enseigne que le crime organisé,
clamait Roosevelt, allant bien au-delà de cette « finance
anonyme » évoquée comme son « ennemi » par le candidat
François Hollande (lire notre
compte-rendu du meeting du Bourget). Pas si anonyme et, surtout,
criminelle ! De fait, le ministre des finances déjà cité, Henry
Morgenthau, ajoutera à sa lutte contre la fraude et l’évasion fiscales le
combat contre la corruption et le crime organisé. Que diraient aujourd’hui ces
réformateurs radicaux, convaincus que l’exigence démocratique n’était pas
l’affaire des tièdes, au spectacle des dérégulations ultralibérales qui, en
quelques décennies, nous ont légué un monde où l’argent est roi et le crime son
maître ? Oui, le crime, c’est-à-dire le refus des lois et la violation des
règles, dans un climat de lâcheté et d’indécence, de renoncement des États et
d’arrogance des oligarques. Et un crime que la crise, loin de le faire reculer,
a conforté.
Car telle est la réalité de notre monde devenu la proie d’un
capitalisme sans entraves : les paradis fiscaux en sont le cœur. Non pas
la marge, l’exception ou la dérive, mais la norme. Ce noir tableau est brossé
par Nicholas
Shaxson, auteur de la plus récente bible sur le sujet (l’édition
originale anglaise est de 2011) :
« Les paradis fiscaux sont partout. Plus de la moitié
du commerce international – du moins sur le papier – passe par eux.
Plus de la moitié de tous les actifs bancaires et un tiers des investissements
directs à l’étranger des multinationales transitent par des centres financiers
off-shore. Environ 85 % des opérations bancaires internationales et des
émissions d’obligations sont effectuées via ce que l’on appelle l’Euromarket, un
espace off-shore apatride. Le FMI a évalué en 2010 que le bilan cumulé des
petits paradis fiscaux insulaires s’élevait à 18 000 milliards de dollars
– une somme équivalente à un tiers du PIB mondial –, précisant que ce
montant était sans doute sous-estimé. La Cour des comptes américaine a révélé
en 2008 que 83 des plus grandes entreprises du pays possédaient des filiales
dans les paradis fiscaux. L’année suivante, une enquête du Tax Justice Network
nous a appris que 99 des 100 plus grandes entreprises européennes avaient
recours à des filiales off-shore. Dans chaque pays, les banques sont les
sociétés qui, de loin, recourent le plus aux paradis fiscaux. »
Les travaux pionniers de Gabriel Zucman, un jeune
chercheur de l’École d'économie de Paris, ont permis d’évaluer ce
qu’il nomme « la richesse manquante des nations » : environ
8 % du patrimoine financier des ménages est détenu dans des paradis
fiscaux à l’échelle mondiale. « Fin 2008, expliquait-il dans un entretien
à La vie des idées, le patrimoine financier des ménages
– c'est-à-dire les dépôts bancaires, les portefeuilles d’action, les
placements dans des fonds d'investissement et les contrats d’assurance-vie
détenus par les ménages du monde entier – s’élevait à 75 000
milliards de dollars. Les ménages détenaient donc environ 6 000 milliards
de dollars dans les paradis fiscaux. »
Dans une nouvelle étude, toute récente (septembre
2012, à télécharger
ici, en anglais), Gabriel Zucman et son collègue Niels Johannesen
montrent que la prétendue action du G20 contre les paradis
fiscaux « a jusqu’à présent largement
échoué » : « Il y a autant d’argent dans les paradis
fiscaux aujourd’hui qu’en 2009, et les fonds se déplacent vers les paradis
fiscaux les moins coopératifs. »
La part d'ombre de la
mondialisation
Qui sait, par exemple, qu’un minuscule archipel caraïbe, les
îles Caïmans, est aujourd’hui le quatrième centre financier mondial ?
Notre confrère Christian Chavagneux, d’Alternatives économiques,
lance cette question en ouverture de son précis très pédagogique sur Les
Paradis fiscaux (avec Ronen Palan, coll. Repères, La Découverte). Depuis,
la campagne électorale américaine a fait sortir ces îles de l’ombre discrète
qui les abritait, avec une cascade de révélations sur la fortune qu’y a amassée
et cachée le candidat républicain Mitt Romney (lire l’enquête de
Nicholas Shaxson dansVanity Fair et celle de
Sylvain Cypel dans Le Monde). Du coup, dans un esprit très
rooseveltien, les activistes démocrates ont imaginé en vidéo une savoureuse
charge contre l’évasion fiscale, dont la Suisse ne sort pas indemne :
Les paradis fiscaux, explique Chavagneux,
c’est « la part d’ombre de la
mondialisation » : « Ils en nourrissent l’opacité, l’instabilité
– ils ont été l’un des acteurs de la grande crise financière de la fin de
la première décennie 2000 – et l’inégalité en servant d’abord les plus
puissants de ses acteurs. » Mais, au fur et à mesure que s’étend et
s’approfondit la crise, l’ombre gagne sur la lumière.
Cet été, Tax Justice
Network a démontré que les évaluations officielles des
organismes internationaux sous-estiment le poids des paradis fiscaux. Selon ce
réseau indépendant pour la justice fiscale, les actifs financiers qui y sont
cachés ne seraient pas autour de 17 000 milliards d’euros, chiffre déjà
incommensurable, mais de 25 500 milliards de dollars, soit plus que
l’addition des PIB des États-Unis et du Japon !
Et encore ne sont comptés là que les actifs financiers, sans
prendre en compte tous les autres actifs dissimulés via les paradis fiscaux,
investis dans la réalité matérielle, de l’immobilier aux yachts, des écuries de
course aux œuvres d’art, etc. (lire l’article précurseur de Martine
Orange, Le prix
exorbitant des paradis fiscaux). L’erreur de perspective serait de
croire qu’il ne s’agit là que d’actes individuels, ceux de particuliers violant
les lois de leurs nations pour mieux s’enrichir. La vérité, c’est qu’il s’agit
du système tout entier, des grandes entreprises aux grandes banques qui,
toutes, ont organisé leur prospérité sur l’illégalisme des places off shore.
Ainsi les établissements bancaires qui ont bénéficié, sans
contrepartie véritable, du secours de l’argent public depuis 2008 ont tous
continué à prospérer dans les paradis fiscaux. Un récent rapport de CCFD-Terre Solidaire a
révélé que la présence des banques françaises dans les paradis fiscaux a
augmenté malgré, ou plutôt grâce à la crise (lire notre article
avec le texte du rapport). Sur sept banques étudiées, on compte 547
filiales dans les paradis fiscaux, soit près de 21 % du total de leurs
filiales. Les banques françaises, notamment BNP-Paribas, Crédit agricole et
Société générale, comptent ainsi 24 filiales dans les Caïmans, 12 dans les
Bermudes, 19 en Suisse, 29 à Hong Kong et 99 au Luxembourg !
Mais il n’y a pas que les banques : comme le démontrent
Chavagneux et Palan, « les grandes entreprises gèrent désormais leur
trésorerie et leurs politiques de financement par l’intermédiaire de filiales
situées dans les paradis fiscaux qui centralisent les transactions de prêts,
d’emprunts, de répartition mondiale des bénéfices, etc., pour l’ensemble du
groupe ». C’est ainsi qu’on aboutit à ce paradoxe qu’en 2008, par exemple,
le premier investisseur étranger en France n’est autre que… la France, les
multinationales françaises investissant dans leur propre pays via leurs filiales
non résidentes situées dans les paradis fiscaux, et ce à un niveau plus
important que les investissements des multinationales étrangères en
France !
Derrière ces chiffres et ces pratiques, il y a tout
simplement le vol d’une grande part de la richesse nationale qui, détournée et
cachée, n’est pas redistribuée pour le bien commun. Dans sa récente enquête sur
l’évasion fiscale en France, qui a provoqué l’ouverture d’une information
judiciaire le 5 avril visant la banque suisse UBS, laquelle bénéficia
longtemps de hautes protections, notre confrère Antoine Peillon (ici son blog sur Mediapart)
affirme, sans être démenti ni contredit, que « les avoirs dissimulés
au fisc français sont presque de l’ordre de toute la recette fiscale annuelle
du pays » et que l’évasion fiscale, individus et entreprises
confondus, « s’élève au minimum à 590 milliards d’euros, dont 108
milliards rien qu’en Suisse ».
Un manque à gagner
d'au moins 40 milliards par an
Loin d’être anecdotique, la question de la fraude et de
l’évasion fiscales est donc un enjeu décisif du redressement économique et
financier, social et moral de nos nations. Au-delà de la légitime sur-taxation
des revenus les plus élevés, le nouveau pouvoir doit s’en emparer au plus vite,
d’autant plus que c’est une arme pédagogique formidable dans le combat inégal
entre les aspirations populaires et les prévarications oligarchiques. Et que
cette question fait l’unanimité parmi les différentes forces qui ont soutenu
François Hollande au second tour de la présidentielle, comme l’a montré la
récente commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion des capitaux et des
actifs hors de France et ses incidences fiscales (les deux tomes de son rapport
sont téléchargeables en PDF ici etlà, ses travaux
consultables sur le site du Sénat ainsi que le blog de son rapporteur, Éric
Bocquet).
Ce rapport incontestable et incontesté montre que la fuite
vers les paradis fiscaux provoque chaque année un manque à gagner d'au moins
40, voire 50 milliards pour le budget de la France ! Soit dix (ou vingt)
milliards de plus que la saignée de 30 milliards d’économies que le
gouvernement veut aujourd’hui imposer au pays ! Qu’attend le nouveau
pouvoir pour s’emparer des riches travaux du Sénat, les approfondir à
l’Assemblée nationale et, ainsi, initier une large dynamique parlementaire en
faveur d’une lutte déterminée contre ces crimes financiers ?
La lecture des nombreuses auditions menées par les sénateurs
met en évidence les lignes de front de cette bataille : d’un côté, un
milieu des affaires, relayé par certains hauts fonctionnaires des finances, qui
traite de haut la représentation nationale, entre morgue assumée et langue de
bois ; de l’autre, tous ceux, des syndicalistes et associatifs jusqu’aux
policiers eux-mêmes, qui espèrent enfin un sursaut.
Nos deux confrères déjà cités ont été longuement entendus
par les sénateurs, faisant la pédagogie, schémas et graphiques à l’appui, de
leurs trouvailles. « On m’a dit une fois, à Bercy, leur a confié
Christian Chavagneux, qu’en prenant la Belgique, la Suisse, le
Liechtenstein et le Luxembourg, on couvrait l’essentiel de la fraude fiscale
française, aussi bien celle des particuliers que des multinationales. Il y a
donc une fraude, une évasion et une optimisation agressive de proximité dans
laquelle, toutes les statistiques le font ressortir, nos amis luxembourgeois
tiennent un rôle particulier. » Une fraude qui est donc nichée au
cœur de l’Europe, le Luxembourg et la Belgique faisant partie des six membres
fondateurs de l’Union européenne ! Et de rappeler que, tandis que le
premier détenteur de la dette publique américaine est l’ensemble des
investisseurs situés dans les paradis fiscaux, les trois premiers pays où sont
localisés les investisseurs qui détiennent la dette publique française ne sont
autres que le Luxembourg, les îles
Caïmans et le
Royaume-Uni.
Les sénateurs ont également entendu le magistrat financier
Renaud Van Ruymbeke, initiateur avec d’autres, en 1996, de l’Appel de
Genève (à relire ici)
contre l’opacité financière des paradis fiscaux. À l’époque, a-t-il
confié, il n’avait pas trop pris au sérieux la remarque d’un de ses collègues
suisses qui lui disait : « Le gros problème, c’est la fraude
fiscale. » Seize ans plus tard, il ne dirait plus que « la
fraude fiscale est une chose, la criminalité organisée en est une
autre » : « En réalité, même si la criminalité organisée ne
représente que 1 % à 5 % de l’évasion fiscale, ces deux pratiques ont
en commun un certain nombre d’outils que l’on pourrait appeler, sans aucune
connotation politique, le libéralisme ou la mondialisation financière. (…) Dès
que l’argent franchit les frontières, la loi de la jungle prévaut. »
S’il fut une vertu démonstrative des révélations de
Mediapart depuis sa création en 2008, c’est de mettre au jour cette réalité.
Apparemment, il n’y a pas de criminels endurcis parmi tous les protagonistes de
nos enquêtes les plus spectaculaires, dont cet inventaire donne un
aperçu : des fonctionnaires
de l’armement etdes finances,
du ministère de
la défense et de celui de
l’économie ;l’héritière
Liliane Bettencourt et son entourage dans la haute société,
d’avocats, de financiers, de notaires, de brasseurs d’affaires et de
politiciens professionnels ; le réseau
constitué par Ziad Takieddine où l’on croise notamment François
Léotard,Nicolas
Bazire (numéro deux de LVMH, le groupe de Bernard
Arnault), Nicolas
Sarkozy, Édouard
Balladur, Jean-François
Copé…
Pourtant, en ne s’en tenant ici qu’aux seules affaires Karachi,Woerth-Bettencourt et Takieddine (on
pourrait y ajouter aussil’affaire
Tapie), toutes nos enquêtes ont dévoilé le recours massif à des
paradis fiscaux, une pratique généralisée de fraude et d’évasion fiscales, en
somme l’habitude, dans ces milieux privilégiés, de la violation de la loi
commune et, plus encore, une acceptation culturelle de cet illégalisme comme
allant de soi (voir par exemple nos toutes dernières révélations sur les affaires
de Takieddine avec la banque Barclays).
L'alarme italienne
contre la haute mafia
Grande figure de la magistrature indépendante en Italie,
ayant fait du combat judiciaire contre la mafia l’engagement d’une vie au
service du bien commun (lire ici son
hommage, vingt ans après leur assassinat, à ses collègues Paolo Borsellino et
Giovanni Falcone), le procureur Roberto Scarpinatoaime
rappeler que le véritable pouvoir, celui de l’argent comme celui du crime
– qui se confondent, se rejoignent ou se croisent souvent –, est
toujours obscène, au sens étymologique de ce mot : ob scenum en
latin, c’est-à-dire « hors scène ». Car le secret est
l’obscénité foncière de ce pouvoir, et c’est bien pourquoi, dès qu’il est mis à
nu comme dans les enregistrements du majordome des Bettencourt ou dans les
documents Takieddine, sa réalité vraie, son avidité, sa brutalité et sa
vulgarité nous sidèrent et nous stupéfient. Sur scène, dans ses lieux
institutionnels, ce pouvoir met en avant l’apparence d’une représentation destinée
au public. Hors scène, il se livre à ses trafics, combines et arrangements au
nom de ses intérêts bruts et brutaux, sans aucune fioriture.
Extraordinaire réflexion à haute voix de Scarpinato sur la
« mafiosiation » d’un monde dérégulé, comme sorti de ses gonds,Le
Retour du Prince (Éditions La Contre Allée) est un livre incontournable
pour comprendre de quoi le mot mafia est devenu le nom commun (écouter ici notre
chronique audio) : d’un monde, le nôtre, où le conflit
d’intérêts, cette prolifération des intérêts privés à l’abri de
l’intérêt général, est de fait institutionnalisé ; où l’abus de
pouvoir est ainsi légitimé, par accoutumance et
résignation ; où la corruption devient « un
code culturel qui façonne la forme même de l’exercice du pouvoir » ;
où les plus hautes classes dirigeantes et possédantes pratiquent sans vergogne
l’illégalité pour elles-mêmes.
Selon Scarpinato, la mafia des tueurs,
cette « mafia militaire »issue des milieux populaires que
chroniquent les médias, fait écran à la « haute
mafia » qu’il a su démasquer au risque de sa vie dans ses
enquêtes : ces politiciens, notables et financiers qui en sont les
véritables bénéficiaires.
L’Italie mafieuse ne vous est pas étrangère, lancent à la
face de l’Europe et du monde aussi bien Roberto Scarpinato que le journaliste Roberto Saviano, l’auteur
du désormais célèbre Gomorra (voir
ici son site personnel). Ce
dernier ne cesse de s’étonner de l’indifférence ou de l’inconscience françaises
vis-à-vis de la très concrète présence des diverses mafias italiennes en
France, qui va de pair avec notre complaisance pour la criminalité corse
(lire ici l’enquête
du Point sur l’arrière-plan de la série télévisée “Mafiosa”).
« Voilà ce qu’est la France, aujourd’hui : un
carrefour, un lieu de négociations, de réinvestissement et d’alliances entre
cartels criminels », écrit Saviano en préface de l’édition française de
son dernier livre, message qu’il a répété dans les médias (ici et là).
Mais, surtout, insiste-t-il, cette extension des mafias d’en bas va de pair
avec les pratiques mafieuses d’en haut. C’est ainsi, souligne Saviano (dans un
récent entretien à La Repubblica), que le système bancaire
international n’a guère fait la fine bouche, depuis la crise de 2008, pour
récupérer et blanchir l’argent du crime afin de renflouer ses caisses et de
trouver des liquidités.
C’est peu dire que la France, dont le parquet et ses
procureurs ne sont pas, comme en Italie, indépendants du pouvoir exécutif, est
en retard dans cette prise de conscience. Les anciennes
rodomontades de Nicolas Sarkozy contre les paradis fiscaux,
dont la liste noire fut ensuite blanchie comme par miracle, ont accompagné une
démobilisation générale de l’État dans la lutte contre le crime financier et
économique, d’où qu’il vienne. Le Service
central de prévention de la corruption (SCPC), dont on a oublié
jusqu’à l’existence, est devenu une coquille presque vide, en tout cas une
structure impuissante comme l’admet son chef lui-même (lire son
dernier rapport, de 2010).
Cette année, la Cour des comptes a sévèrement souligné les
faiblesses de Tracfin, la
structure administrative de renseignement financier créée pour
lutter contre le blanchiment d’argent (son rapport
est à télécharger ici en PDF). Et, tout récemment, l’OCDE s’est
inquiétée des retards de la France en matière de lutte contre la corruption
internationale, s’étonnant de la rareté des enquêtes et du manque de sanctions
(à lire sur
acteurspublics.com).
Pendant ce temps-là, les autorités américaines, pourtant peu
suspectes de collectivisme confiscatoire, ont saisi l’opportunité de la crise
pour renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Dans leur ligne
de mire, la Suisse et ses banques, aujourd’hui dépositaires d’un tiers de la
richesse mondiale manquante parce que détournée. Au nom de la souveraineté, qui
est à la base du principe même de l’impôt et des recettes fiscales, les acteurs
privés ne sont pas ménagés, notamment la banque UBS mise en cause par la
justice américaine, tandis qu’un programme de dénonciation volontaire était mis
en place. Mieux, le Foreign
Account Tax Compliance Act (Fatca), qui entre en vigueur à
partir de 2013, sème la panique sur les places financières helvètes car il
contraint les établissements financiers, sous contrainte de sanctions aux
États-Unis mêmes, à transmettre automatiquement leurs informations sur des
Américains détenteurs de compte.
Qu’attend la France pour faire de même ? Qu’attend-elle
pour faire la guerre à l’évasion fiscale et combattre les paradis
fiscaux ? Qu’attend-elle pour boycotter, en leur refusant toute commande
publique, les sociétés, quelles qu’elles soient, qui ont des filiales dans ces
enfers criminels ? Qu’attend-elle quand l’impôt sur les bénéfices des entreprises
n’est que de 25 % en moyenne en Europe contre 40 % aux
États-Unis ? Qu’attend-elle quand on sait qu’en trente ans, avec la baisse
de la part des salaires et la hausse des profits, ce sont quelque 150 % du
PIB de l’ensemble des pays européens qui sont partis vers les marchés
financiers ? Qu’attend-elle quand la révolution industrielle, dont le
numérique est le moteur, accroît ces déséquilibres, ses principaux oligopoles
jouant à plein la carte des paradis fiscaux pour payer le moins d’impôt possible
– le taux d’imposition affiché par Google est de 2,4 % !
En conclusion de son livre sur Les Paradis
fiscaux (André Versaille éditeur), sous-titré Enquête sur les ravages
de la finance néo-libérale, Nicholas Shaxson, dont la plume est accueillie
aussi bien par le Financial Times que par The Economist, lance
cette alerte : « Les paradis fiscaux sont un facteur déterminant
de la façon dont le pouvoir politique et économique fonctionne dans le monde
aujourd’hui. Ils permettent aux personnes, aux entreprises et aux pays les plus
riches de conserver leurs privilèges, sans qu’il n’y ait pour cela aucune bonne
raison. Les paradis fiscaux sont le théâtre où les millionnaires affrontent les
pauvres, les multinationales les citoyens, les oligarchies les démocraties :
à chaque fois, le plus riche l’emporte. »
Autrement dit, si une guerre acharnée ne leur est pas faite,
avec constance et détermination, aucune politique socialement progressiste ne
pourra durablement s’imposer, encore moins faire ses preuves. Car cet adversaire-là
est déloyal, fourbe et secret, violent et puissant, sans frontières et sans
états d’âme, tout comme l’est le crime organisé.
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