Soustraire les médias à l’emprise de l’argent et de l’Etat en créant un
service mutualisé
par Pierre Rimbert
Alors que la presse française titube, l’exigence s’affirme d’un modèle
radicalement différent. Quel serait son cahier des charges ? Produire une
information de qualité soustraite à la loi du marché comme aux pressions du
pouvoir, loger numérique et papier à la même enseigne, inventer un mode de
financement solide et juste. Surprise, les outils nécessaires à la mise en
place d’un tel système sont sous nos yeux.
Naguère, les nouveaux riches soucieux de parfaire leur intégration à la
bonne société s’offraient un haras, une voiture ancienne ou une villa à
Cabourg. Désormais, pour asseoir leur statut, ils s’achètent un journal.
MM. Bernard Arnault et François Pinault, deuxième et troisième fortunes
françaises, ont depuis longtemps chacun le leur, respectivement Les Echos et Le
Point. Les voici rejoints par de nouveaux venus, MM. Xavier Niel et
Patrick Drahi, industriels des télécommunications, renfloueurs respectifs du Monde (2010)
et de Libération (2014). Financiers autant que philanthropes, ils ont
inauguré leur magistère par une réduction drastique des dépenses.
Paradoxe : les moyens techniques et intellectuels nécessaires pour
produire et diffuser une information de qualité abondent ; mais, à de
rares exceptions près, la presse imprimée et numérique chancelle, incapable de
juguler la dégradation de ses contenus et de stabiliser son assise économique.
A s’en tenir aux trois dernières décennies, on repère une séquence
presque toujours identique. Un journal, ou un groupe de presse, frappé par la
baisse des ventes ou l’amenuisement de ses ressources publicitaires cherche des
capitaux ; l’arrivée d’un investisseur s’accompagne d’un plan social et de
la réduction des moyens rédactionnels ; le titre redémarre avec une
dépendance accrue vis-à-vis du pôle économique. « Nous connaissons
assez le capitalisme pour savoir qu’il n’y a pas de séparation entre le
contrôle et la propriété », expliquaient les rédacteurs du Wall
Street Journal (1er août 2007) après la reprise du quotidien
d’affaires par le magnat de la presse Rupert Murdoch. Et la routine reprend,
jusqu’à la prochaine crise.
Libération a été racheté successivement par M. Jérôme Seydoux
en 1995, par M. Edouard de Rothschild en 2005, puis par
MM. Bruno Ledoux et Drahi en 2013-2014, comme on se repasse une patate
chaude — encore que ses colonnes évoquent plutôt une purée tiède. Au Monde, les
restructurations du capital s’enchaînent à un rythme quasi quinquennal :
1985, 1991, 1995, 1998, 2004, 2010. En l’espace d’une décennie, Les Echos,
Le Figaro, L’Express, Marianne, Le Nouvel Observateur ainsi qu’une
ribambelle de quotidiens régionaux et d’hebdomadaires locaux ont eux aussi
tendu les bras vers le même horizon, la même illusion : s’acheter un
surcroît de survie au prix d’un nouveau propriétaire. Pour La Tribune et France-Soir, le
rideau final est tombé (1).
Le modèle mixte expire
A en croire les analystes dominants de la presse, deux facteurs
favorisent les sinistres à répétition. Le premier tiendrait au poids écrasant
du Syndicat du livre, qui pousserait l’inconvenance jusqu’à payer les ouvriers
d’impression et de distribution presque aussi bien que des cadres. Le second
remonterait à l’immédiat après-guerre et aux fameuses ordonnances de
1944 : le propriétaire d’un quotidien d’information générale et politique
ne peut posséder un autre titre de cette catégorie. Dit autrement, l’Etat
proscrit alors la concentration de la presse la plus sensible sur le plan
idéologique et politique. Cette disposition, conforme aux préconisations du
Conseil national de la Résistance, fut transgressée par des personnages comme
Robert Hersant, qui bâtit un empire en rachetant des quotidiens régionaux à
coups de millions gagnés dans la presse magazine, non concernée par les
ordonnances. Entre autres effets pervers, expliquent les adversaires de la
réglementation, ces dispositions auraient engendré une sous-capitalisation structurelle
de la presse française. Ainsi les journaux pâtiraient-ils de l’absence de
groupes médiatiques capables, à l’instar de Springer et de Bertelsmann en
Allemagne, de Pearson au Royaume-Uni ou de News Corporation de M. Murdoch,
d’absorber les chocs de la conjoncture. Pareille défaillance aurait ouvert la
voie aux amateurs de danseuses qui s’offrent un journal non point comme un
actif mais comme un levier d’influence (2).
Ni les dérives de la presse contrôlée par M. Murdoch ni les
restructurations du capitalisme médiatique outre-Rhin n’ont entamé la certitude
des dirigeants de la presse française : chacune de leurs difficultés,
pensent-ils, appelle une solution financière au coup par coup. Et qu’importe le
sort du concurrent si l’on parvient à restaurer pour un temps ses fonds
propres. Avec la montée en puissance du numérique et l’évaporation des
ressources publicitaires, il devient difficile d’échapper à l’évidence : le
véritable problème se pose non pas à l’échelle d’un titre en particulier mais à
l’ensemble de la production d’information ; il ne provient pas d’une
sous-capitalisation mais, précisément, des contraintes exercées par la
capitalisation elle-même.
Pareille cécité tient à une ambivalence vieille de deux siècles :
l’information est pensée comme un bien public, mais produite comme une
marchandise. Substrat indispensable à la formation des jugements politiques,
elle concourt à forger des esprits libres, des imaginaires collectifs, des
groupes mobilisés. C’est l’arme à mettre entre toutes les mains. Et parce
qu’aucune société émancipée ne saurait s’en priver, l’Assemblée constituante de
1789 proclame que« la libre communication des pensées et des opinions est
un des droits les plus précieux de l’homme » et que « tout
citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement » (3).
Hélas, le législateur, toujours plus à l’aise dans la poésie des idées que dans
la prose du quotidien, n’a pas sanctuarisé les moyens de son ambition.
Enquêter, corriger, mettre en pages, stocker, illustrer, maquetter, administrer
et, en ce qui concerne la presse imprimée, fabriquer et distribuer, tout cela
coûte cher. Et bientôt le droit « universel » de « répandre,
sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque
moyen d’expression que ce soit (4) » se
mue en un privilège — celui d’une poignée d’industriels suffisamment fortunés
pour s’offrir les grands moyens d’information.
Au fil du temps, le double caractère idéalement collectif et
concrètement marchand de l’information s’est sédimenté sous la forme d’une
tension entre le marché et l’Etat. Le premier produit et diffuse ; mais sa
logique de course à l’audience par le racolage tire la qualité vers le bas. Le
second régule, avec un zèle mollissant, et subventionne, mais sans
discernement : 1,6 milliard d’euros accordé chaque année à l’ensemble
du secteur. Pour les périodiques d’information politique et générale, les
subsides représentent plus de 19 % du chiffre d’affaires. La persistance
de ces aides publiques massives mais passives exprime la reconnaissance
implicite d’une situation dérogatoire au droit commun des affaires : pas
plus que l’éducation ou la santé, l’information de qualité ne saurait
s’épanouir sous la férule de l’offre et de la demande. Détourné de l’intérêt
général vers les conglomérats commerciaux, le modèle mixte expire (5).
Sur quelles bases économiques construire un nouveau système respectueux
du cahier des charges minimal qu’imposent les leçons de l’histoire, une
information conçue comme bien public échappant simultanément aux contraintes
économiques et aux pressions politiques de l’Etat ?
La question fouette les imaginations depuis des lustres :
nationalisation des infrastructures proposée par Léon Blum en 1928 (lire « M. Valls aurait-il
osé ? »), création de sociétés de presse à but non lucratif
réclamée par les sociétés de rédacteurs dans les années 1970 (6),
mise en place d’une fondation nationale. A rebours des rêveurs, et alors que la
poussée numérique porte le système au bord de l’éclatement, les gouvernements
successifs limitent leur audace à la pose de rustines.
Paradoxalement, imaginer une refondation pérenne des médias écrits
d’intérêt général ne requiert pas un effort d’imagination surhumain. Trois
éléments permettent de charpenter un cadre. Le premier consiste à distinguer
radicalement la presse d’information ayant vocation à alimenter le débat public
de la presse récréative. Si les deux genres peuvent se prévaloir d’une égale
dignité, seul le premier joue un rôle-clé dans l’exercice par tous de la chose
publique, ce qui fonde sa légitimité à percevoir des financements de la
collectivité. Sur les 4 726 publications recensées en France par la
direction générale des médias et des industries culturelles en 2012, à peine
plus de 500 répondaient à la qualification de presse nationale ou locale
d’information politique et générale, dont 75 quotidiens et près de
300 hebdomadaires. Le reste mêle publications spécialisées grand public ou
techniques, un océan de papier où 838 trimestriels de loisirs et 181 mensuels
consacrés aux services marchands voisinent avec une poignée de périodiques
ayant sans doute vocation à migrer dans la première catégorie.
L’administration fiscale reconnaît d’ailleurs implicitement la
distinction dans l’article 39 bis A du code des impôts, puisque
celui-ci circonscrit l’exonération sur les bénéfices aux sociétés« exploitant
soit un journal quotidien, soit une publication de périodicité au maximum
mensuelle consacrée pour une large part à l’information politique et générale,
soit un service de presse en ligne(…) consacré pour une large part à
l’information politique et générale ». Allons un peu plus loin :
les titres consacrés au divertissement assumeront leur statut de marchandise,
ceux dévolus à l’information revendiqueront celui de bien collectif, avec ses
servitudes et son… Service commun.
Car le deuxième principe du modèle proposé repose sur la création d’un
service mutualisé d’infrastructures de production et de distribution de
l’information. Du journaliste au kiosquier ou à la page Web, la presse forme
une chaîne humaine et technique. Situés au centre du processus, les travailleurs
intellectuels négligent volontiers les autres maillons. D’autant que la
division technique et sociale du travail mise en place après la seconde guerre
mondiale a peu à peu entériné la séparation des activités d’impression, de
diffusion, de gestion des abonnements (généralement externalisées), de
développement informatique, enfin de production du journal proprement dit.
Cette dispersion conduit à une impasse.
Le Service commun procurerait aux journaux — imprimés ou en ligne — non
seulement les imprimeries, le papier, les messageries qui acheminent les
liasses, une partie des kiosques, mais également des locaux, des serveurs, des
outils de stockage et de diffusion, des moyens de recherche et de
développement. Il fournirait à toutes les entreprises de presse d’intérêt
général les services administratifs, comptables, juridiques, commerciaux, et
opérerait une plate-forme commune d’abonnement, de paiement et de gestion de
bases de données. Il rémunérerait des techniciens, des développeurs et des « bidouilleurs »
informatiques qui, tout en restant intégrés au sein des équipes de chaque
titre, collaboreraient pour améliorer les applications, accroître la qualité et
la puissance du kiosque en ligne, s’assurer de la sécurité des données
personnelles, améliorer la lisibilité des sites et inventer de nouvelles
conceptions graphiques. Le Service intégrerait l’ensemble de la filière. De
haut en bas, il engloberait les infrastructures de l’Agence France-Presse et
prendrait en charge le salaire, enfin porté à un niveau décent, des kiosquiers.
Au centre, il financerait celui des correcteurs, secrétaires de rédaction,
maquettistes, photograveurs, graphistes… dont les postes se trouvent
actuellement menacés d’éradication par la course à l’automatisation, mais sans
lesquels un texte prend des allures de fleuve gris.
Dans ces conditions, la masse salariale des entreprises de presse se
réduirait aux seuls journalistes — encore que cette exception, qui vise
essentiellement à tuer dans l’œuf le soupçon de soviétisme qu’une telle organisation
collective ne manquera pas d’éveiller chez les défenseurs de l’irréductible
individualité des rédacteurs, ait vocation à se résorber. En attendant, la
différence d’employeur n’affecterait pas les collectifs de travail : les
équipes ne seraient pas séparées en fonction de leur mode de rémunération et
continueraient à travailler sous le même toit.
Partager les infrastructures
En matière d’impression, d’administration et de logistique, la
mutualisation engendrerait d’importantes économies d’échelle. Du reste, son
principe ne représente pas une percée conceptuelle inédite : de nombreux
services et industries de réseau (télécoms, transports, énergie) mutualisent
des infrastructures coûteuses à construire et à entretenir. Si la concurrence
règne en aval parmi les acteurs, tous empruntent le même réseau, qui forme ce
que les économistes appellent un « monopole naturel » — chaque
compagnie aérienne ne construit pas son aéroport. Côté numérique, le Service
s’accorde harmonieusement avec le style de travail collaboratif des
développeurs de logiciels libres habitués à partager leurs trouvailles ;
sa centralisation et ses moyens lui font remplir l’obligation de sécurité et de
confidentialité des données personnelles plus facilement que dans la
configuration actuelle, où s’empilent des dizaines de prestataires privés. Au
moment où les géants du Web transforment ces informations en marchandise, cette
qualité ne relève pas de l’anecdote.
A qui profiterait la mutualisation et à quelles conditions ? A
toute la presse d’information d’intérêt général, sans distinction d’opinion, de
prestige ou de taille, pourvu que ses éditeurs adoptent le statut d’entreprise
à but non lucratif (le bénéfice n’est pas distribué aux actionnaires), ne
possèdent pas plus d’un titre dans chaque type de périodicité (quotidien,
hebdomadaire, etc.) et proscrivent toute publicité de leurs colonnes ainsi que
de leurs écrans. C’est-à-dire non seulement la réclame classique, sous forme
d’inserts, de bannières ou de vidéos surgissantes, mais également les diverses
formes d’écriture publirédactionnelle que les services marketing promeuvent au
sein des rédactions. L’intention ici n’est pas de réduire l’information à un
noyau sec dépourvu de pulpe, d’imprévu et de fantaisie, mais plutôt de
s’assurer qu’elle réponde au désir des rédacteurs et à l’intérêt des lecteurs
plutôt qu’aux exigences des annonceurs.
La mise en place de ce modèle provoquerait à coup sûr un grand courant
d’air frais : créer ou reprendre un journal ou un site d’information
serait d’autant plus facile que les dépenses se limiteraient aux salaires des
seuls journalistes, le reste étant fourni par le Service. Enfin pourvue de
moyens, la presse « alternative » pourrait sortir des marges.
Comment financer le Service ? C’est le troisième et dernier pilier
du système, le point où s’apprécie la crédibilité de l’ensemble. Dans notre
schéma, les recettes des ventes couvrent les salaires des journalistes ainsi
qu’une partie des dépenses mutualisées (environ la moitié, lire « Vers la
cotisation information »). Reste à trouver une source pérenne qui
remplace à la fois les aides publiques, supprimées, et la publicité, abolie. Il
faut écarter d’emblée deux solutions souvent avancées en pareilles
circonstances : d’une part, l’impôt, qui présente le risque de soumettre
l’information à une tutelle trop directement politique ; d’autre part, la
philanthropie — dont dépendent par exemple la plate-forme d’enquête ProPublica
et l’organisation First Look Media —, qui subordonne le sort de
l’information à la générosité de quelques milliardaires.
Le mode de financement qui ne doit rien au marché ni à l’Etat existe
déjà : la cotisation sociale. Sa puissance a fondé le succès de la
Sécurité sociale et assuré le versement depuis des décennies des pensions de
retraite. Le sociologue Bernard Friot (7)
y voit à la fois le produit des luttes sociales passées et l’embryon d’une
société enfin soustraite aux forces du marché. Les gouvernants s’acharnent sur
cette preuve en actes que le tous-pour-chacun fonctionne au moins aussi bien
que le chacun-pour-soi. Contrairement à l’impôt, la cotisation socialise une
partie de la richesse produite par le travail avant que les salaires ne soient
payés et le capital rémunéré. Versée aux caisses (santé, retraite, famille),
elle n’entre pas plus dans les budgets de l’Etat qu’elle ne sert de support
spéculatif. Pourquoi, plaide Friot, ne pas étendre ce schéma à l’ensemble de
l’économie ? En attendant que le rapport de forces politique permette
l’accomplissement d’un tel projet, une application sectorielle s’envisage
aisément : la création d’une cotisation information financera le Service.
Au fond, quoi de plus logique que cette conquête sociale prenne en charge un
bien collectif ?
Ni impôt ni publicité
D’autant que l’effort n’en serait pas un. Nos calculs (lire « Vers la
cotisation information ») montrent que les besoins annuels de
financement s’élèvent à 1,9 milliard d’euros, un chiffre à comparer au
1,6 milliard d’aides à la presse, lesquelles seront supprimées. Ce montant
correspond à un taux de cotisation information de 0,1 % assis sur la valeur
ajoutée et acquitté par toutes les entreprises et administrations. Pour la
collectivité, la différence avec le modèle en vigueur représente donc un
surcoût de 300 millions d’euros. C’est le prix d’une information
libre : moins d’un tiers de la rallonge budgétaire de 1 milliard
d’euros accordée par le gouvernement à Dassault en janvier dernier pour
moderniser le chasseur-bombardier Rafale…
Dès lors, les sociétés de presse d’intérêt général n’auraient plus pour
seule dépense que les salaires des journalistes, que financerait la vente des
journaux en ligne ou imprimés — l’excédent étant reversé au Service. Quant aux
formidables économies d’échelle engendrées par la mutualisation, elles se
traduiraient par une baisse significative du prix des journaux en ligne et
imprimés.
Aux sceptiques qui jugeraient irréaliste l’idée d’un financement par
une nouvelle cotisation, il n’est sans doute pas inutile de rappeler que,
au-delà du système paritaire hérité de l’après-guerre, elle fut discrètement
mise en œuvre en 2010 par… M. Nicolas Sarkozy pour remplacer la défunte
taxe professionnelle. Ce prélèvement, baptisé cotisation sur la valeur ajoutée
des entreprises (CVAE), s’applique actuellement aux sociétés à un taux variant
entre 0,5 % et 1,5 % en fonction du chiffre d’affaires. Son produit,
alloué au financement des investissements locaux (routes, ponts), a dépassé les
15 milliards d’euros en 2013, mais il ne fait pas l’objet d’une gestion
paritaire et fonctionne comme un impôt.
Différenciation radicale entre presse d’intérêt général et presse de
divertissement, création au bénéfice de la première d’un service mutualisé
d’infrastructures, financement par une cotisation information : ces
piliers reposent sur des principes juridiques et des outils fiscaux qui
existent. Ils esquissent un système capable de conjuguer qualité et pérennité,
adapté aussi bien à l’imprimé qu’au numérique, potentiellement extensible à
l’audiovisuel ainsi qu’aux plates-formes de diffusion vidéo numérique. Ils
limitent l’appropriation privée des moyens écrits d’information d’intérêt
général sans pour autant en transférer le contrôle à l’Etat : les
entreprises de presse demeurent dans leur diversité mais avec un statut non
lucratif, un périmètre salarial restreint aux journalistes, une interdiction de
la concentration. L’appropriation privée des médias écrits telle qu’elle se
pratique en France depuis des décennies relève d’ailleurs plus de la
prestidigitation que du capitalisme d’investisseurs, puisque, tous comptes
faits, les sommes versées par les industriels pour acheter la presse s’avèrent
bien maigres comparées aux prodigalités publiques. MM. Bergé, Niel et
Pigasse ont acheté Le Monde en 2010 pour 60 millions d’euros ;
entre 2009 et 2013, l’Etat a versé 90 millions d’euros à ce groupe (sans
compter les aides indirectes). Cette année, M. Drahi a déboursé
14 millions d’euros pour acquérir une moitié du capital de Libération ;
mais, rien qu’entre 2012 et 2013, la puissance publique a gratifié ce quotidien
souffreteux de 20 millions d’euros. Si la règle du « qui finance
contrôle » s’appliquait, l’Etat serait propriétaire d’un très vaste groupe
de presse… Notre modèle remet l’économie à l’endroit : la collectivité
(par la cotisation) et les usagers (par l’achat) financent les infrastructures
communes et jouissent de la concurrence des idées.
La mise en œuvre concrète de l’édifice soulève à l’évidence quantité
d’objections. Comment, par exemple, distinguer sans ambiguïté les publications
vouées à l’information des titres récréatifs ? Si le renoncement obligatoire
à toute forme de publicité opère un tri, des zones floues persistent. En outre,
les modalités de séparation s’avèrent délicates : nombre de groupes
produisent à la fois une presse informative et une presse récréative, les deux
disposant de services communs. La création du Service, l’abolition des aides
publiques, la non-lucrativité et la déconcentration inciteraient probablement
les industriels à se séparer de l’information pour se recentrer sur le secteur
récréatif et spécialisé, lequel bénéficierait du transfert de la publicité
bannie des titres d’intérêt général (plus de 1,4 milliard d’euros en 2013
pour la seule catégorie presse d’information politique et générale, une somme
largement suffisante pour compenser la suppression des aides d’Etat).
Qui dirigerait le Service, cet organisme mutualiste comptant à la fois
plusieurs milliers de salariés et une grande variété de métiers ? Un mode
de gestion paritaire, tel qu’il fut expérimenté au sein des caisses de Sécurité
sociale entre 1945 et 1960, découle assez logiquement du mode de financement
par la cotisation. Des représentants élus des diverses branches du Service,
mais aussi des éditeurs, des journalistes, des lecteurs définiraient ensemble
les besoins à satisfaire, les orientations à prendre, les investissements à
réaliser. Mais comment éviter la bureaucratisation, comment engendrer une
dynamique commune à des métiers héritiers de traditions fortes mais éclatées ?
Arbitrer les conflits et réguler l’allocation des moyens du Service aux
publications requiert des instances reconnues par tous comme légitimes.
Le modèle proposé ici laisse plus de trois points en suspension… Nul ne
peut prétendre isoler hermétiquement un secteur des pesanteurs du régime
économique et des pouvoirs publics, comme l’éprouvent quotidiennement les
personnels d’enseignement, de santé ou de recherche. Il serait toutefois naïf
d’attendre qu’un bouleversement social propage ses ondes de choc jusqu’aux
industries de la communication pour bâtir un modèle d’information rationnel et désirable.
D’autant que, par leur fonctionnement actuel, les médias font obstacle au
changement. Notre esquisse lève cet obstacle et propose une application
sectorielle, en attendant mieux, d’une économie mutualisée. Avec l’espoir de
démentir enfin l’écrivain autrichien Robert Musil, qui déplorait il y a déjà
près d’un siècle : « Les journaux ne sont pas ce qu’ils
pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations
d’essai de l’esprit, mais, le plus souvent, des bourses et des magasins (8). »
Pierre Rimbert
(1) Rectificatif :
en ce qui concerne La Tribune, si l’édition quotidienne sur papier a
effectivement été arrêtée, une édition numérique reste publiée chaque jour,
ainsi qu’une édition sur papier chaque semaine.
(2) Cette thèse convenue est défendue notamment par
l’historien Patrick Eveno. Cf. Histoire du journal Le Monde. 1944-2004, Albin
Michel, Paris, 2004.
(3) Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, article
11.
(4) Déclaration universelle des droits de l’homme, article
19.
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