Régulièrement, Pollens vous proposera la lecture d’un extrait d’œuvre
d’un philosophe, d’un intellectuel, d’un poète, d’un écrivain, d’un artiste ou
d’un citoyen engagé dont la portée nous parait essentielle à (re)découvrir.
Voici un texte visionnaire d’un authentique dissident, connu pour ses
engagements et sa radicalité, le philosophe Cornelius Castoriadis, publié
dans le Monde Diplomatique suite à un entretien dans l’émission Là-bas
si j’y suis, sur France Inter, il y a plus de 15 ans.
Les responsables politiques sont impuissants. La seule chose qu’ils
peuvent faire, c’est suivre le courant, c’est-à-dire appliquer la politique
ultralibérale à la mode. Les socialistes n’ont pas fait autre chose, une fois
revenus au pouvoir. Ce ne sont pas des politiques, mais des politiciens au sens
de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages par n’importe quel
moyen. Ils n’ont aucun programme. Leur but est de rester au pouvoir ou de
revenir au pouvoir, et pour cela ils sont capables de tout.
Il y a un lien intrinsèque entre cette espèce de nullité de la
politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance dans les
autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou dans la littérature.
C’est cela l’esprit du temps. Tout conspire à étendre l’insignifiance.
La politique est un métier bizarre. Parce qu’elle présuppose deux
capacités qui n’ont aucun rapport intrinsèque. La première, c’est d’accéder au
pouvoir. Si on n’accède pas au pouvoir, on peut avoir les meilleures idées du
monde, cela ne sert à rien ; ce qui implique donc un art de l’accession au
pouvoir. La seconde capacité, c’est, une fois qu’on est au pouvoir, de savoir
gouverner.
Rien ne garantit que quelqu’un qui sache gouverner sache pour autant
accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, pour accéder au pouvoir il
fallait flatter le roi, être dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour.
Aujourd’hui dans notre « pseudo- démocratie », accéder au pouvoir
signifie être télégénique, flairer l’opinion publique.
Je dis « pseudo-démocratie » parce que j’ai toujours pensé
que la démocratie dite représentative n’est pas une vraie démocratie.
Jean-Jacques Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu’ils sont
libres parce qu’ils élisent des représentants tous les cinq ans, mais ils sont
libres un jour pendant cinq ans, le jour de l’élection, c’est tout. Non pas que
l’élection soit pipée, non pas qu’on triche dans les urnes. Elle est pipée
parce que les options sont définies d’avance. Personne n’a demandé au peuple
sur quoi il veut voter. On lui dit : « Votez pour ou contre
Maastricht ». Mais qui a fait Maastricht ? Ce n’est pas le peuple qui
a élaboré ce traité.
Il y a la merveilleuse phrase d’Aristote : « Qui est
citoyen ? Est citoyen quelqu’un qui est capable de gouverner et d’être
gouverné. » Il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne
seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que toute la vie politique
vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre qu’il y a des experts
à qui il faut confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique.
Alors que les gens devraient s’habituer à exercer toutes sortes de
responsabilités et à prendre des initiatives, ils s’habituent à suivre ou à
voter pour des options que d’autres leur présentent. Et comme les gens sont
loin d’être idiots, le résultat, c’est qu’ils y croient de moins en moins et
qu’ils deviennent cyniques.
Dans les sociétés modernes, depuis les révolutions américaine (1776) et
française (1789) jusqu’à la seconde guerre mondiale (1945) environ, il y avait
un conflit social et politique vivant. Les gens s’opposaient, manifestaient
pour des causes politiques. Les ouvriers faisaient grève, et pas toujours pour
de petits intérêts corporatistes. Il y avait de grandes questions qui
concernaient tous les salariés. Ces luttes ont marqué ces deux derniers
siècles.
On observe un recul de l’activité des gens. C’est un cercle vicieux.
Plus les gens se retirent de l’activité, plus quelques bureaucrates,
politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne
justification : « Je prends l’initiative parce que les gens ne font
rien. » Et plus ils dominent, plus les gens se disent : « C’est
pas la peine de s’en mêler, il y en a assez qui s’en occupent, et puis, de
toute façon, on n’y peut rien. »
La seconde raison, liée à la première, c’est la dissolution des grandes
idéologies politiques, soit révolutionnaires, soit réformistes, qui voulaient
vraiment changer des choses dans la société. Pour mille et une raisons, ces
idéologies ont été déconsidérées, ont cessé de correspondre aux aspirations, à
la situation de la société, à l’expérience historique. Il y a eu cet énorme
événement qu’est l’effondrement de l’URSS en 1991 et du communisme. Une seule
personne, parmi les politiciens – pour ne pas dire les politicards – de gauche,
a-t-elle vraiment réfléchi sur ce qui s’est passé ? Pourquoi cela s’est-
il passé et qui en a, comme on dit bêtement, tiré des leçons ? Alors
qu’une évolution de ce type, d’abord dans sa première phase – l’accession à la
monstruosité, le totalitarisme, le Goulag, etc. – et ensuite dans
l’effondrement, méritait une réflexion très approfondie et une conclusion sur
ce qu’un mouvement qui veut changer la société peut faire, doit faire, ne doit
pas faire, ne peut pas faire. Rien !
Et que font beaucoup d’intellectuels ? Ils ont ressorti le
libéralisme pur et dur du début du XIXe siècle, qu’on avait combattu pendant
cent cinquante ans, et qui aurait conduit la société à la catastrophe. Parce
que, finalement, le vieux Marx n’avait pas entièrement tort. Si le capitalisme
avait été laissé à lui-même, il se serait effondré cent fois. Il y aurait eu
une crise de surproduction tous les ans. Pourquoi ne s’est-il pas
effondré ? Parce que les travailleurs ont lutté, ont imposé des
augmentations de salaire, ont créé d’énormes marchés de consommation interne.
Ils ont imposé des réductions du temps de travail, ce qui a absorbé tout le
chômage technologique. On s’étonne maintenant qu’il y ait du chômage. Mais
depuis 1940 le temps de travail n’a pas diminué.
Les libéraux nous disent : « Il faut faire confiance au
marché. » Mais les économistes académiques eux-mêmes ont réfuté cela dès
les années 30. Ces économistes n’étaient pas des révolutionnaires, ni des
marxistes ! Ils ont montré que tout ce que racontent les libéraux sur les
vertus du marché, qui garantirait la meilleure allocation possible des
ressources, la distribution des revenus la plus équitable, ce sont des
aberrations ! Tout cela a été démontré. Mais il y a cette grande offensive
économico- politique des couches gouvernantes et dominantes qu’on peut
symboliser par les noms de M. Reagan et de Mme Thatcher, et même de
François Mitterrand ! Il a dit : « Bon, vous avez assez rigolé.
Maintenant, on va vous licencier », on va éliminer la « mauvaise
graisse », comme avait dit M. Juppé ! « Et puis vous verrez
que le marché, à la longue, vous garantit le bien-être. » A la longue. En
attendant, il y a 12,5 % de chômage officiel en France !
La crise n’est pas une fatalité
On a parlé d’une sorte de terrorisme de la pensée unique, c’est-à-dire
une non-pensée. Elle est unique en ce sens qu’elle est la première pensée qui
soit une non-pensée intégrale. Pensée unique libérale à laquelle nul n’ose
s’opposer. Qu’était l’idéologie libérale à sa grande époque ? Vers 1850,
c’était une grande idéologie parce qu’on croyait au progrès. Ces libéraux-là
pensaient qu’avec le progrès il y aurait élévation du bien-être économique. Même
quand on ne s’enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait vers
moins de travail, vers des travaux moins pénibles : c’était le grand thème
de l’époque. Benjamin Constant le dit : « Les ouvriers ne peuvent pas
voter parce qu’ils sont abrutis par l’industrie [il le dit carrément, les gens
étaient honnêtes à l’époque !], donc il faut un suffrage
censitaire. »
Par la suite, le temps de travail a diminué, il y a eu
l’alphabétisation, l’éducation, des espèces de Lumières qui ne sont plus les
Lumières subversives du XVIIIe siècle mais des Lumières qui se diffusent tout
de même dans la société. La science se développe, l’humanité s’humanise, les
sociétés se civilisent et petit à petit on arrivera à une société où il n’y
aura pratiquement plus d’exploitation, où cette démocratie représentative
tendra à devenir une vraie démocratie.
Mais cela n’a pas marché ! Donc les gens ne croient plus à cette
idée. Aujourd’hui ce qui domine, c’est la résignation ; même chez les
représentants du libéralisme. Quel est le grand argument, en ce moment ?
« C’est peut-être mauvais mais l’autre terme de l’alternative était
pire. » Et c’est vrai que cela a glacé pas mal les gens. Ils se
disent : « Si on bouge trop, on va vers un nouveau Goulag. »
Voilà ce qu’il y a derrière cet épuisement idéologique et on n’en sortira que
si vraiment il y a une résurgence d’une critique puissante du système. Et une
renaissance de l’activité des gens, d’une participation des gens.
Çà et là, on commence quand même à comprendre que la « crise »
n’est pas une fatalité de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre,
« s’adapter » sous peine d’archaïsme. On sent frémir un regain
d’activité civique. Alors se pose le problème du rôle des citoyens et de la
compétence de chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques dans
le but – douce et belle utopie – de sortir du conformisme généralisé.
Pour en sortir, faut-il s’inspirer de la démocratie athénienne ?
Qui élisait-on à Athènes ? On n’élisait pas les magistrats. Ils étaient
désignés par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous, un
citoyen, c’est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné. Tout le
monde est capable de gouverner, donc on tire au sort. La politique n’est pas
une affaire de spécialiste. Il n’y a pas de science de la politique. Il y a une
opinion, la doxa des Grecs, il n’y a pas d’épistémè (1).
L’idée selon laquelle il n’y a pas de spécialiste de la politique et
que les opinions se valent est la seule justification raisonnable du principe
majoritaire. Donc, chez les Grecs, le peuple décide et les magistrats sont
tirés au sort ou désignés par rotation. Pour les activités spécialisées –
construction des chantiers navals, des temples, conduite de la guerre -,
il faut des spécialistes. Ceux-là, on les élit. C’est cela, l’élection.
Election veut dire « choix des meilleurs ». Là intervient l’éducation
du peuple. On fait une première élection, on se trompe, on constate que, par
exemple, Périclès est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit pas ou on
le révoque.
Mais il faut que la doxa soit cultivée. Et comment une doxa concernant
le gouvernement peut-elle être cultivée ? En gouvernant. Donc la
démocratie – c’est important – est une affaire d’éducation des citoyens, ce qui
n’existe pas du tout aujourd’hui.
Récemment, un magazine a publié une statistique indiquant que 60 %
des députés, en France, avouent ne rien comprendre à l’économie. Des députés
qui décident tout le temps ! En vérité, ces députés, comme les ministres,
sont asservis à leurs techniciens. Ils ont leurs experts, mais ils ont aussi
des préjugés ou des préférences. Si vous suivez de près le fonctionnement d’un
gouvernement, d’une grande bureaucratie, vous voyez que ceux qui dirigent se
fient aux experts, mais choisissent parmi eux ceux qui partagent leurs
opinions. C’est un jeu complètement stupide et c’est ainsi que nous sommes
gouvernés.
Les institutions actuelles repoussent, éloignent, dissuadent les gens
de participer aux affaires. Alors que la meilleure éducation en politique,
c’est la participation active, ce qui implique une transformation des
institutions qui permette et incite à cette participation.
L’éducation devrait être beaucoup plus axée vers la chose commune. Il
faudrait comprendre les mécanismes de l’économie, de la société, de la
politique, etc. Les enfants s’ennuient en apprenant l’histoire alors que c’est
passionnant. Il faudrait enseigner une véritable anatomie de la société
contemporaine, comment elle est, comment elle fonctionne. Apprendre à se
défendre des croyances, des idéologies.
Aristote a dit : « L’homme est un animal qui désire le
savoir. » C’est faux. L’homme est un animal qui désire la croyance, qui
désire la certitude d’une croyance, d’où l’emprise des religions, des
idéologies politiques. Dans le mouvement ouvrier, au départ, il y avait une
attitude très critique. Prenez le deuxième couplet de L’Internationale, le
chant de la Commune : « Il n’est pas de Sauveur suprême, ni Dieu –
exit la religion – ni César, ni tribun » – exit Lénine !
Aujourd’hui, même si une frange cherche toujours la foi, les gens sont
devenus beaucoup plus critiques. C’est très important. La scientologie, les
sectes, ou le fondamentalisme, c’est dans d’autres pays, pas chez nous, pas
tellement. Les gens sont devenus beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe
aussi pour agir.
Périclès dans le discours aux Athéniens dit : « Nous sommes
les seuls chez qui la réflexion n’inhibe pas l’action. » C’est
admirable ! Il ajoute : « Les autres, ou bien ils ne
réfléchissent pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités, ou
bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne rien faire parce qu’ils se disent, il
y a le discours et il y a le discours contraire. » Actuellement, on
traverse une phase d’inhibition, c’est sûr. Chat échaudé craint l’eau froide.
Il ne faut pas de grands discours, il faut des discours vrais.
De toute façon il y a un irréductible désir. Si vous prenez les
sociétés archaïques ou les sociétés traditionnelles, il n’y a pas un
irréductible désir, un désir tel qu’il est transformé par la socialisation. Ces
sociétés sont des sociétés de répétition. On dit par exemple : « Tu
prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans
ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une
transgression. Tu auras un statut social, ce sera ça et pas autre chose. »
Or, aujourd’hui, il y a une libération dans tous les sens du terme par
rapport aux contraintes de la socialisation des individus. On est entré dans
une époque d’illimitation dans tous les domaines, et c’est en cela que nous
avons le désir d’infini. Cette libération est en un sens une grande conquête.
Il n’est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi
– et c’est un très grand thème – apprendre à s’autolimiter, individuellement et
collectivement. La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à
tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment
libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des
choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou
qu’il ne faut pas désirer.
Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et
quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée,
je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin
d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en
train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous
devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La
cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place
relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une
grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif,
répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de
l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de
l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote – une télé dans
chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela
qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là.
La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se
laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse
de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être
libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être
libres, il faut travailler. » Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne
pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes
devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous
n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. La liberté, c’est l’activité. Et
la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est- à-dire
sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est cela le
grand problème de la démocratie et de l’individualisme.
(1) Savoir théoriquement fondé, science.
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