Par Romaric Godin | 06/02/2015 |
L'éditorialiste du Monde rejette sur les Grecs la faute de leurs maux.
Et refuse tout nouveau soutien au nom du choix du peuple hellénique. Réponse au
nouveau mishellénisme français.
Il fut un temps béni où les grands écrivains français faisaient de leur
philhellénisme une vertu et un courage. Il fut un temps où Chateaubriand
pouvait s'enorgueillir de placer dans ses Mémoires d'Outre-Tombe cette réaction
des Grecs à sa sortie du Ministère : « Leurs espérances les plus
fondées étant dans la générosité de la France, ils se demandent avec inquiétude
ce que présage l'éloignement d'un homme dont le caractère leur promettait un
appui. » Les temps ont bien changé et, désormais, l'heure est davantage au
mishellénisme d'un Pierre Loti qui n'avait à la fin de sa vie pas de mots assez
durs pour la « Grécaille. »
Aussi la grande presse ne se lasse-t-elle pas de nous décrire les Grecs
comme seuls responsables de leurs malheurs actuels. Et pire, comme
travestissant à dessein cette vérité éclatante pour faire payer aux autres leur
propre gabegie. Tel serait donc le « masque de la tragédie grecque. » Et c'est sous ce titre que l'éditorialiste du Monde, Arnaud
Leparmentier, a mené une charge contre cette
« victimisation » des Grecs qui, en réalité, sont les vrais coupables
de la crise.
Le conte de fées balte
Cette comédie en forme de tragédie décrite sous la plume de cet
éditorialiste commence par un conte de fées, celui du modèle balte. C'est une
figure incontournable du mishellénisme contemporain. Le succès de l'ajustement
balte montrerait en effet avec éclat l'incroyable manque de volonté des Grecs.
Comme tous les vrais contes, il se termine mal : les travailleurs et
courageux Baltes doivent finir par payer pour les indolents Grecs (ce qui est
faux car la contribution au capital du MES n'est pas un prêt à la Grèce). Mais
comme tous les contes, c'est aussi un travestissement de la réalité.
Car à lire Arnaud Leparmentier, on a l'impression que les Baltes ont
agi, tandis que les Grecs n'ont rien fait. Or, « l'ajustement » des
deux pays baltes que cite l'auteur est moins violent statistiquement que celui
des Grecs. Le PIB lituanien a perdu 18 % ? Celui de la Grèce a reculé de
25 %. Les salaires lituaniens ont baissé ? Les grecs aussi et d'un quart.
Bref, les « efforts » que semblent tant apprécier l'auteur ont été
fournis autant sur les bords de l'Egée que sur ceux de la Baltique. Sauf
évidemment à nier l'actuelle misère et la souffrance du peuple grec. Mais le
défaut principal des Grecs, pour l'éditorialiste, c'est d'oser se plaindre
quand les Lettons ont ajusté « toujours avec effort et discrétion.»
Les Baltes ont retrouvé la croissance plus rapidement que les
Grecs ? Certes, mais c'est précisément la preuve que les mêmes recettes
appliqués à tous ne donnent pas les mêmes résultats. Parce que les structures
économiques ne sont pas les mêmes. La géographie, la capacité industrielle, la
culture, l'histoire pèsent sur l'économie. La culture économique des pays
baltes n'est pas celle de la Grèce, elle est davantage influencée par le
traumatisme soviétique et par l'influence germanique. Les pays baltes ont
commencé leur nouvelle vie en 1991 vierge de dettes, alors que dès
l'indépendance en 1830, les Européens ont imposé un fardeau financier à
Athènes. Autre différence : le modèle économique différent, basé sur
l'exportation depuis le début pour les petits pays baltes, centré sur la
consommation pour la Grèce.
Tout ceci suggérerait une politique plus fine, plus adaptée que celle
qu'a menée la troïka. A moins de considérer l'économie comme une science exacte
indépendante et de nier qu'il s'agisse d'une science sans doute trop humaine,
mais néanmoins humaine. Au reste, le miracle balte n'est pas si radieux. Si la
Lituanie a retrouvé en 2013 son niveau de PIB de 2007, ce n'est pas le cas de
la Lettonie qui est encore 10 % en deçà. L'émigration a été massive, dans des
pays à la démographie déjà déclinante. Ce « miracle balte » pourrait
être un mirage, car il a gravement obéré l'avenir de ces pays.
Mais peu importe : si la politique appliquée sous les applaudissements
des belles âmes européennes en Grèce depuis 2010 n'a pas donné les mêmes
résultats que dans les pays baltes, c'est bien une raison suffisante pour en changer.
Et, dès lors, le raisonnement économique de Syriza de stopper l'austérité est
pleinement justifié.
Étrange Europe
Au final, cette course aux taux de croissance après les
ajustements est un peu dérisoire. Après la pluie vient le beau temps. En détruisant
un quart de la richesse du pays, en coupant les salaires à la hache, il est
logique que la croissance revienne ou qu'à tout le moins le PIB se stabilise.
Mais est-ce le modèle que l'Europe propose aujourd'hui à ses peuples ?
Détruire de la richesse pendant quelques années pour avoir le plaisir
d'afficher de beaux taux de croissance « à la balte » afin de
« rattraper » les effets de cette chute ? A n'en pas douter,
l'enthousiasme ne saurait manquer devant un tel projet !
Dans l'Europe d'Arnaud Leparmentier, tous les États sont strictement
indépendants les uns des autres. Les résultats des pays sont mesurés à l'aune
de la détermination des peuples à réaliser leurs « ajustements nécessaires
» en silence. Il loue ainsi la « discrétion » de la Lettonie. Là encore, c'est
un beau projet pour l'Europe que de mettre en permanence en concurrence des
États en leur demandant d'être plus compétitifs que leurs voisins. C'est un
beau projet pour l'Europe que de comparer sans cesse Baltes et Grecs, Allemands
et Français, etc. Là encore, la fraternité entre les peuples ne manquera pas
d'en sortir grandie.
Des Allemands innocents et dupes ?
Dans cette Europe, l'auteur dessine l'image d'un autre mythe, celui des
Allemands « dupes » des Grecs qui n'ont pas su corriger ce qui
semble, pour lui, être des tares congénitales. Braves Allemands, travailleurs,
qui ont eux aussi « ajusté », qui sont solidaires (pour payer leurs
propres créances, devrait-on ajouter) et, surtout, nous dit l'auteur qui ont
sacrifié leur sacro-saint Mark auquel ils tenaient tant en croyant la promesse
qu'il n'y aurait pas de « transferts » en Europe. Mais si cela était
vrai, alors, les Allemands n'ont été dupes que d'eux-mêmes. Comment
pouvaient-ils croire qu'une union monétaire pouvait tenir debout sans mécanisme
de solidarité interne ? Comment ont-ils pu se convaincre qu'une zone aussi
hétérogène n'aurait pas besoin d'un système de compensation pour pouvoir tenir
debout ?
Mais là aussi, on est dans le mythe. Si les Allemands ont abandonné le
Mark, c'est qu'ils y trouvaient leur intérêt. L'euro les protège des
dévaluations compétitives de l'Europe et l'austérité leur assure des
importations bon marché, tout en gelant les capacités d'investissement dans les
autres pays qui pourraient déboucher sur des innovations venant concurrencer
les exportations allemandes. L'euro dans sa configuration actuelle est une
bénédiction pour l'Allemagne. Et c'est aussi pour cela que, malgré ses
réticences, Angela Merkel a accepté de le sauver en 2010 puis en 2012. Du
reste, on n'oubliera pas que ces Allemands sur le sort desquels s'apitoie
l'éditorialiste du Monde ne sont pas tout blancs dans cette affaire.
Lorsque Gerhard Schröder a engagé ses réformes qui font rêver tous les
éditorialistes français, il s'est appuyé sur un gel du pacte de stabilité, sur
le fait que l'Allemagne alors était seule à « ajuster » et, enfin,
sur des taux bas garantis alors par la BCE de Jean-Claude Trichet. Ces trois
éléments ont eu des répercussions dans les pays du sud de la zone euro. Incapables
de rivaliser avec une Allemagne meilleure marché, les États comme l'Espagne et
la Grèce ont décidé de se concentrer sur la demande intérieure. C'était
parfait : les taux bas assuraient un financement à bon compte à la dette
publique grecque et à l'immobilier espagnol. Et surtout, il y avait preneur.
Car les banques allemandes étaient alors très heureuses de pouvoir recycler
l'immense excédent courant de leur pays dans ces circuits plutôt que dans la
demande intérieure en Allemagne qui risquait de nuire à sa compétitivité
externe... L'indolence grecque n'est pas la seule responsable de la crise
européenne. Et si les responsabilités sont partagées, alors le coût doit
l'être.
Logique restructuration
A ce sujet, on ne se lassera pas de répéter qu'une restructuration de
la dette grecque est tout ce qu'il y a de plus logique. Les Européens ont
imposé à Athènes un système de cavalerie financière pour sauver l'euro plus que
la Grèce : ce système était voué à l'échec dès le premier jour, non pas en
raison de l'indolence des Grecs, mais parce que les bases économiques sur
lesquelles se sont fondés les calculs étaient fausses : l'austérité n'a
pas rétabli la confiance et les effets multiplicateurs de cette politique
étaient sous-estimés. Cette erreur, nos gouvernements, français, allemands,
italiens, l'ont toute faite. Ils doivent aujourd'hui l'assumer. C'est ce
qu'exige cette raison économique brandie en permanence pour justifier les
souffrances des Grecs. Mais voilà, comme le notait Bossuet, « le riche à
qui abonde n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre à qui tout
manque »...
La gabegie hellénique
Venons-en à présent au cœur du propos d'Arnaud Leparmentier :
l'austérité n'est pas la cause du problème grec, c'est la gabegie grecque qui
continue et justifie que l'on soit ferme avec le nouveau gouvernement
hellénique. Personne évidemment ne peut nier que les dysfonctionnements de
l'État et de la société grecs soient à l'origine des difficultés du pays. Du
reste, nul n'en est plus conscient que les Grecs eux-mêmes, car, ne l'oublions
pas, ils en sont les premières victimes, bien plus que le gentil et travailleur
contribuable allemand. C'est précisément pour cette raison qu'ils ont voulu
changer de majorité.
Les deux partis, Nouvelle Démocratie et le Pasok, que l'Europe a
soutenu sans vergogne et qu'Arnaud Leparmentier semble tant regretter, sont en
effet les constructeurs de cet État inefficace et captateur. Et la troïka n'a
pas changé la donne : les coupes se sont concentrées sur le bas de la
fonction publique, sur des objectifs chiffrés, jamais sur l'efficacité.
Quiconque a traversé un service d'urgence en Grèce pourra s'en convaincre
aisément. Les licenciements de fonctionnaires (un tiers des effectifs tout de
même, ce n'est pas mal pour des indolents) ont été décidés sur des critères
bien peu transparents. Les popes et les armateurs - dont l'auteur fustige avec
raison les avantages fiscaux - ont été protégés. Et ce n'est pas Antonis
Samaras qui prévoyait de changer cet état de fait : il est le candidat des
popes et des armateurs. Avec Alexis Tsipras, Syriza était pour les Grecs, le
vrai parti de la réforme. L'auteur devrait s'en réjouir, mais il est sans doute
aveuglé par l'amitié entre Antonis Samaras et ses héros, Angela Merkel et
Mariano Rajoy...
L'austérité, pas coupable ?
Quant à l'austérité, elle a échoué sur toute la ligne en
Grèce : le choc qu'elle a provoqué a aggravé les maux grecs et a empêché
tout vrai redressement de l'économie. Pour dégager un excédent primaire inutile
aux Grecs, on a payé le prix fort : un appauvrissement radical de la
population qui se traduit dans des faits comme l'augmentation de la mortalité
infantile ou la présence d'un quart de la population sous le seuil de pauvreté.
Des faits que l'éditorialiste du Monde ne juge pas utile de rappeler puisque ce
ne sont que des « dommages collatéraux » de la bonne politique.
Pour Le Monde, le service de la dette grecque étant fort faible du
fait de la magnanimité européenne, la restructuration de la dette devient
inutile. Rien de plus faux : la Grèce n'a pas accès aux marchés. Son
problème est donc le déficit budgétaire final qui ne peut être comblé que par
de nouveaux « efforts » ou par une aide extérieure supposant de
nouveaux « efforts. » Son autre problème est le remboursement du capital
de la dette qui ponctionne des sommes là encore insoutenables puisqu'il n'est
possible, comme en France ou en Espagne, de reprendre de la dette pour le
financer (en France, lorsqu'un un emprunt arrive à échéance, il est remboursé
par un nouvel endettement). La Grèce est donc condamnée comme Sisyphe a
toujours faire pire. Elle est donc condamnée à une croissance insuffisante et à
une austérité sans fin.
Une démocratie à deux vitesses
Reste enfin la démocratie. Arnaud Leparmentier refuse absolument l'idée
de la remise en cause démocratique de l'austérité. Il estime qu'il existe deux
« légitimités » démocratiques en Europe : une en faveur de
l'austérité, l'autre contre. Et pour prouver que l'Europe démocratique
fonctionne, il cite la chute du gouvernement slovaque de 2011 sur la question
de l'aide à la Grèce. Certes, mais la réalité, c'est que depuis 2010, la
légitimité anti-austéritaire a toujours perdu. On a vu ce qu'est devenue la
légitimité démocratique française en 2012. On a vu François Hollande, auréolé
de sa victoire devoir courber l'échine et accepter un pacte budgétaire signé
par son prédécesseur pour un plat de lentilles. On a vu un gouvernement
français menacer des députés français pour les convaincre à trahir leur mandat
et ratifier ce pacte budgétaire. On a vu des gouvernements en Italie et en
Grèce tomber par la volonté d'Angela Merkel. On a vu les manœuvres contre le
projet de référendum grec de novembre 2011 sur l'austérité. On a vu des unions
nationales contraintes par l'Europe en Grèce ou en Italie. On a vu l'austérité
se poursuivre en Italie malgré la défaite électorale du parti du premier
ministre choisi par l'Europe, Mario Monti, pour mener cette politique. On a vu
les manœuvres pour effrayer les Grecs en juin 2012. Le 25 janvier, les Grecs
ont choisi une autre voie. Si l'Europe la leur refuse, ils devront décider si
leur « légitimité démocratique » est inférieure ou non à celle de
l'Allemagne ou de la Slovaquie...
Au final, que retenir de cet éditorial ? L'image d'une Europe
condamnée aux « ajustements », refusant toute solidarité interne et
en même temps toute différence, montant les peuples les uns contre les autres,
établissant une démocratie sur la base de critères économiques. L'Europe dont
rêve Arnaud Leparmentier n'est en fait qu'un immense gâchis.
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