PAR AMÉLIE POINSSOT | 16 JUILLET 2015 |
Le groupe parlementaire du premier ministre Alexis Tsipras s'est déchiré pendant les débats sur le vote de l'accord de Bruxelles, mercredi 15 juillet. Dans la nuit, 32 de ses députés se sont prononcés contre, et un remaniement gouvernemental est attendu. Après avoir connu une ascension fulgurante, le parti au pouvoir à Athènes est en train d'opérer un virage centriste.
Un Syriza déchiré et un Tsipras gagnant. C'est tout le paradoxe de la séquence politique en train de se jouer à Athènes. La « coalition de la gauche radicale » – selon la signification de l'acronyme du parti – n'est pas sortie indemne de l'accord conclu à Bruxelles par Alexis Tsipras et les créanciers de la Grèce. Depuis son arrivée au pouvoir, elle était prise au piège de la diversité de ses courants internes, et les tensions s'étaient sensiblement accrues ces dernières semaines. Cette fois-ci, la rupture au sein du parti est définitive.
Dans la nuit de mardi à mercredi, 32 députés du parti ont voté contre le projet de loi cadre posant les bases du nouveau mémorandum d'austérité dessiné à Bruxelles (dont les détails vont en réalité faire l'objet, encore, de négociations dans les semaines à venir) et six se sont abstenus, tandis qu'une élue était absente du parlement. C'est plus du quart des rangs de Syriza qui a refusé de valider l'accord négocié par leur chef de parti et premier ministre. Plus tôt dans la journée, dans une déclaration, une petite majorité des membres du comité central de Syriza s'étaient prononcés contre l'accord, une ministre adjointe avait démissionné (Nadia Valavani, aux finances), et d'autres démissions sont désormais attendues, cinq membres du gouvernement, au total, ayant voté contre l'accord.
Depuis le début de la crise en Grèce, il y a cinq ans et demi, c'est la première fois qu'un parti au pouvoir subit autant de pertes dans ses propres rangs en l'espace de quelques heures. Mais c'est la première fois, aussi, qu'il fait voter un mémorandum d'austérité avec autant de voix de l'opposition. Les 76 députés de Nouvelle Démocratie (droite conservatrice), les 17 de Potami (centre libéral) et les 13 du Pasok (socialistes) ont apporté leurs voix à cet accord. Au total, 229 parlementaires ont dit « oui » à ce mémorandum d'austérité beaucoup plus sévère que ce qui était sur la table jusqu'au 25 juin et a été rejeté par plus de 61 % d'électeurs grecs lors du référendum du 5 juillet.
Contradiction ? En réalité, l'austérité sans fin imposée à la Grèce depuis 2010 et l'obstination des dirigeants européens et du FMI, exacerbée depuis l'arrivée au pouvoir de Syriza, n'auront pas seulement entraîné un désastre économique. Elles auront aussi bousculé les repères politiques des Grecs et de leurs élus, et attisé le sentiment national dans un petit pays qui a connu une indépendance tardive, et qui est resté à plusieurs reprises au cours du XXe siècle sous la tutelle de grandes puissances étrangères. Aujourd'hui, pour une majorité de Grecs, si le programme validé est finalement plus dur que ce qui était envisagé quelques semaines auparavant, ce qui importe, surtout, c'est d'avoir vu le gouvernement Tsipras négocier jusqu'à la dernière ligne. C'est d'avoir vu,comme le raconte le député Athanassios Thanassiou dans un entretien à Mediapart, le problème grec placé au centre de l'Europe. Et c'est d'avoir rejeté, fièrement et massivement, l'accord tel qu'il avait été concocté par les créanciers.
Car la plupart des Grecs, s'ils souffrent du fonctionnement de l'Union européenne et sont très critiques à son égard, n'ont aucune envie de la quitter. En même temps qu'ils disaient massivement « non » dimanche 5 juillet, un sondage diffusé le même jour par les médias grecs indiquait qu'ils étaient 83 % à vouloir le maintien de la Grèce dans la zone euro. C'est sous cet angle qu'il faut comprendre la stratégie d'Alexis Tsipras : c'est un homme qui sent son peuple.
Tsipras ne voulait pas, contrairement au courant de son propre parti, la « Plateforme de gauche », engager son pays sur la voie très incertaine du retour à la drachme. C'est sous la menace explicite du « Grexit » qu'il a accepté ce nouveau programme ravageur pour le pays, semblable en tous points aux politiques déjà menées depuis 2010, qui ont montré leur parfaite inefficacité. Il ne voulait pas, non plus, offrir aux créanciers le cadeau de la chute de son gouvernement, à quelques mois d'élections en Espagne où Podemos a le vent en poupe. Alors il s'accroche, au prix de la trahison des valeurs fondatrices de Syriza.
Les premières phrases de l'intervention du chef de l'exécutif, dans la nuit de mercredi à jeudi à la Vouli, sont à cet égard significatives. « Ces cinq derniers mois, nous avons livré une bataille pour le peuple grec. Personnellement, je me sens fier de l'avoir fait. »Exercice rhétorique, certes. Mais le premier ministre parle là à des sentiments bien vivants dans le cœur des Grecs, poussés à bout par les humiliations répétées.
Redoutable animal politique
Alexis Tsipras avait-il conscience qu'aucun accord ne pourrait passer sans l'exutoire du référendum ? A-t-il cherché à jouer avec le feu afin de s'assurer, in fine, le soutien des partis de l'opposition pour compenser la perte de son aile gauche ? L'histoire le dira peut-être. En attendant, quelles que soient la part de calcul et celle de ses convictions profondes, le résultat est là : Tsipras, qui fut l'artisan de l'unité de Syriza – à l'origine une coalition de petits partis qui ne dépassaient pas, tous ensemble, les 4 % jusqu'au printemps 2012 – et le leader de son ascension fulgurante, restera dans les annales de la politique grecque comme celui qui l'aura fait exploser.
L'ensemble des députés et des membres du gouvernement issus du courant de la « Plateforme de gauche » ont en effet rejeté l'accord. En particulier le ministre du redressement productif, de l'environnement et de l'énergie, Panayotis Lafazanis (qui serait en charge, s'il devait rester en poste, des privatisations, mais qui devrait en toute logique démissionner dans les prochains jours). Ils n'étaient toutefois pas les seuls en première ligne de la fronde mercredi soir. D'autres élus, qui avaient pris d'une manière ou d'une autre leurs distances ces derniers mois avec le courant majoritaire, ont également voté « non ». Parmi eux, on retrouve la présidente du parlement Zoi Konstantopoulou, celle qui avait mis en place, ce printemps, l'audit sur la dette grecque. On retrouve également Yanis Varoufakis, démis au lendemain du référendum.
Peu de débats à la Vouli auront été aussi tristes que celui de mercredi. Le gouvernement, traditionnellement assis à droite de la présidence (Zoi Konstantopoulou ayant refusé de siéger, c'est un suppléant qui menait la séance), affichait de grises mines. Euclide Tsakalotos, le ministre des finances qui vient de succéder à Yanis Varoufakis, et Alexis Tsipras, de retour du marathon bruxellois, avaient l'air, physiquement, épuisés. Les discussions ont été secouées par plusieurs coups de sang. Evanguelos Venizelos, l'ancien chef du PASOK, a terminé son intervention en criant, le président de séance a dû rappeler les députés à l'ordre à maintes reprises. Et pour finir, au milieu de la nuit, les« nai » (« oui ») étaient à peine audibles. Les députés étaient comme résignés, conscients d'enterrer les espoirs d'une politique de gauche que Syriza avait fait naître en Grèce, mais aussi sur le continent européen.
Les frondeurs de Syriza vont-ils créer une nouvelle formation politique ? C'est un scénario probable, mais pour l'heure, rien n'est écrit. Le comité central du parti a lui-même donné un avis défavorable à l'accord de Bruxelles et les députés contestataires ne semblent pas sur le départ. Ils n'ont en outre aucune obligation de quitter le parti, tandis que Tsipras, fort du soutien de l'opposition acté par la déclaration d'union nationale au lendemain du référendum et confirmé par la session nocturne du parlement, peut se passer d'eux pour faire voter les mesures d'austérité à venir. Il n'a même pas besoin d'intégrer, dans son gouvernement remanié, des figures de l'opposition comme le souhaitent bon nombre d'Européens à Bruxelles, qui poussent depuis des semaines pour une coalition avec Potami.
D'un point de vue strictement personnel, Alexis Tsipras sort gagnant de cette épreuve de force avec les institutions européennes. Un redoutable animal politique est né. Son courant s'impose définitivement sur le parti ; l'aile gauche est écartée ; il a le soutien de l'opposition sans être contraint de l'associer à son gouvernement.
D'un point de vue politique, le recentrage de Syriza est définitivement affirmé. Les voix critiques au sein de Syriza diront que cette stratégie de Tsipras est présente depuis longtemps, qu'elle était déjà à l'œuvre, notamment, lors du grand congrès fondateur de Syriza comme parti unifié, en juillet 2013. D'autres diront qu'elle découle de l'inflexibilité de l'Union européenne et de ses dirigeants.
Cette stratégie ne met pas fin, en tout cas, aux soubresauts politiques grecs. À la tête d'un parti désormais schizophrène et d'un gouvernement soutenu par une alliance hétéroclite, Alexis Tsipras sera, tôt ou tard, obligé de procéder à une nouvelle clarification. Ces derniers jours, plusieurs personnalités de Syriza ont évoqué le scénario d'élections générales anticipées. Ce jeudi, c'était au tour du ministre de l'intérieur, Nikos Voutsis, qui assurait : « Si ce n'est en septembre, alors ce sera pour octobre. »
Un tel scénario devrait sans nul doute accélérer la scission de Syriza. Tsipras a déjà préparé le terrain. Tout son discours, depuis son retour de Bruxelles, est orienté vers la question de la dette grecque. « Nous avons réussi à obtenir de nos partenaires l'engagement clair qu'après l'évaluation des premières mesures, la réforme, ou ce que l'on appelle le "reprofiling" de la dette, sera étudiée, a-t-il déclaré devant les parlementaires. C'est-à-dire que l'on pourra agir sur deux leviers : une période de grâce et un allongement des délais de remboursement. » Une promesse qui peut lui permettre d'emporter, une nouvelle fois, l'adhésion de l'électorat grec.
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