C’est une photo
comme il y en a des milliers, certaines sympathiques, d’autres
grotesques : un selfie. une légende
à la photo : « Ça va Bastille ? Nous on est rive
gauche ».
Deux ahuris font un selfie, regards béats et
satisfaits. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Ils sont visiblement
très contents de leur coup, « on va le mettre sur Twitter pour les faire
chier ». Arnaud Leparmentier et Jean Quatremer. On est jeudi 2 juillet,
jour de manifestation de solidarité avec le peuple grec. Il y a
En fait, oui, ça
va, pas mal même. Et vous ?
***
Une victoire
électorale, fut-elle massive, n’a par soi aucun vrai pouvoir de dessillement du
camp d’en face, ni d’endiguement des contre-vérités. On n’attendra donc pas des
deux ahuris au selfie qu’ils renoncent à leurs scies préférées :
« les contribuables européens ne veulent pas payer pour les fonctionnaires
grecs » ; « et si la Grèce fait défaut, ce sont les retraités
slovaques et allemands qui paieront pour eux » — soit le bon sens à front
de bœuf.
Les contribuables
européens ne payent pas pour les fonctionnaires grecs. Ils payent pour les
épargnants européens. Car c’est une tuyauterie financière désormais entièrement
circulaire qui prête aux Grecs pour qu’ils remboursent les créanciers — de ces
euros-là qui circulent sous leur nez, les Grecs ne voient pas la couleur. Les
contribuables européens ont d’abord payé pour la reprise publique des titres
grecs détenus par les banques privées — un grand classique. Maintenant ils
payent directement pour eux-mêmes — enfin certains pour d’autres. On progresse…
Ils payent surtout en conséquence une des plus colossales erreurs de politique économique de l’histoire, inscrite il est vrai dans les traités européens et engendrée de leur fonctionnement quasi-automatique : forcer le retour vers les 3 %-60 % en pleine récession, a conduit à la destruction d’une économie, ni plus ni moins : 25 % de PIB en moins, 25 % de taux de chômage, tout le monde connaît ces chiffres qui sont désormais entrés dans l’histoire. Le plus étonnant, mais en réalité c’est un signe d’époque, c’est l’incapacité de ces données pourtant massives, données d’une faillite intellectuelle écrasante, à désarmer l’acharnement et déclencher le moindre processus cognitif de révision. Leparmentier et Quatremer continueront donc soit de soutenir que les traités n’y sont pour rien, soit de maintenir qu’il s’agissait de la seule politique possible, soit d’assurer que pour notre bonheur ça n’était pas seulement la seule possible mais la meilleure. Soit de regarder ailleurs — les fonctionnaires grecs. Autisme et quasi-racisme (car il faut voir ce que depuis 2010 ces deux-là auront déversé sur « le Grec »). Bellicisme aussi d’une certaine manière, pour ceux qui n’ont que « l’Europe de la paix » à la bouche mais s’acharnent à jeter les uns contre les autres Grecs et « Européens » (les autres) — « contribuables européens » contre « fonctionnaires grecs », ou quand l’aveuglement idéologique n’hésite plus à répandre la discorde pour se donner libre cours : si le contribuable européen veut obtenir justice, qu’il la réclame au fonctionnaire grec. Eh bien non : si le contribuable européen veut obtenir justice, qu’il la réclame à ses gouvernants qui, « en son nom », ont pris la décision éclairée de le charger pour sauver les banques, et puis de charger la Grèce en s’adonnant à la passion macroéconomique des traités.
En matière de
passions, Leparmentier et Quatremer n’ont pas que celle des
contribuables : celle des retraités aussi (pourvu qu’ils ne soient pas
grecs).« Qu’est-ce que vous dites aux retraités de Bavière si la Grèce ne
rembourse pas ? » demande Leparmentier à Piketty qui répond à
base de grande conférence sur la dette en Europe [1]. On pourrait répondre
aussi que si les Bavarois avaient une retraite entièrement par répartition,
cette question n’aurait même pas lieu d’être. On pourrait répondre que c’est
bien ce qui arrive quand depuis des décennies on fait le choix de faire passer
le financement de toutes les activités sociales — retraites, études
universitaires, bientôt santé, etc. — par les marchés de capitaux, ce fléau
voué à toutes les catastrophes. Et que, là encore, ça n’est pas « aux
Grecs », mais à tous les gouvernants qui ont pris ce parti de la
financiarisation qu’il faut s’adresser. Ou bien accepter que la retraite
confiée aux marchés, ça fait… comme les marchés : ça va, ça vient, un
mauvais investissement et c’est le bouillon. On pourrait d’ailleurs, et enfin,
répondre qu’on n’a pas le souvenir d’avoir vu Leparmentier prendre fait et
cause pour les retraités de la capitalisation lorsque les marchés d’actions se
sont effondrés au début des années 2000, et toute la finance dans un bel
ensemble en 2007-2008, au passage pour des pertes autrement considérables
que celles qui suivraient d’un défaut grec — mais il est vrai qu’il n’y avait
alors ni fonctionnaires grecs ni gouvernement de gauche à incriminer.
***
Et maintenant que
peut-il se passer ? L’« alternative
de la table » est-elle dépassée si peu que ce soit ?
De 2005 à 2015,
si l’on fait bien les comptes, on jouit une fois tous les dix ans. C’est bon à
proportion de ce que c’est rare — avouons les choses, imaginer la tête des
ahuris au selfie (et de tous leurs semblables) est spécialement délectable.
Mais tout ceci n’implique pas de céder complètement à l’ivresse. Il n’y a rien de
significatif à gagner dans la négociation avec la troïka. Le scénario le plus
avantageux est donc celui d’une reprise de négociation d’où sortiront quelques
concessions de second ordre — diminution de la décimale du surplus primaire
exigé, licence laissée au gouvernement grec d’organiser l’ajustement budgétaire
comme il l’entend (et non sous la menue dictée de la troïka), promesse
éventuelle d’une discussion sur la restructuration de la dette (en étant
vraiment très optimiste).
C’est qu’il y a
des raisons sérieuses à ce que rien de plus ne puisse être obtenu. On les
connaît. L’Allemagne en fait partie. Qu’entre Sigmar Gabriel et Martin Schulz,
la réaction du Parti social démocrate (SPD) ait été encore plus violente que
celle d’Angela Merkel pourrait peut-être finir par faire apercevoir de quoi il
y va vraiment dans la position allemande. Les principes d’orthodoxie dont
l’Allemagne a exigé l’inscription dans les traités sont l’expression d’une
croyance monétaire transpartisane et pour ainsi dire métapolitique – en amont
des différenciations politiques. Elle n’est pas une affaire d’« idéologie
politique » au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire de quelque chose qui
ouvrirait la perspective d’un retournement possible à échéance électorale, mais
une construction symbolique de longue période qui donne leur cadre commun aux
alternances.
C’est dire
combien la thèse de l’« Allemagne de Merkel », cette argutie de
raccroc pour tous les Bernard Guetta, faux appel à la patience d’une future
« Europe social-démocrate » [2] quand le débris qu’est la
social-démocratie européenne est entièrement passé à droite, c’est dire combien
cette thèse était promise — par bêtise ou par cécité volontaire ? — à ne
rien comprendre à ce qui se passe en Europe, et surtout à ce qui ne pourra
jamais s’y passer, en tout cas dans sa configuration actuelle.
Ce qui ne pourra
jamais s’y passer c’est qu’un pays, qui plus est du Sud, prétende s’être
soustrait aux principes — le thème récurrent de tout le commentaire
allemand sur la Grèce, c’est la règle enfreinte. Que cette règle ne
convienne qu’à l’Allemagne, qu’elle soit la sienne même, que partout ailleurs
ou presque son application forcenée ait tourné à l’un des plus grands désastres
économiques de l’histoire européenne, rien de ceci ne produira le moindre bougé
— et jusque dans les autres pays, notamment la France, en état de stupéfaction
fusionnelle avec l’Allemagne, hommes politiques pour qui le « couple
franco-allemand » est devenu un intouchable fétiche auquel tout sera
aveuglément sacrifié, experts ressassant le catéchisme ordolibéral (dont même
les économistes américains se tapent sur les cuisses qu’on puisse être bête à
ce point de le prendre au sérieux), éditorialisme du gramophone.
C’est bien ici en
tout cas que s’avèrera la malfaçon européenne. Le peuple allemand vit à sa
manière la chose monétaire. C’est son droit le plus absolu. Mais il a choisi
d’imposer sa manière à tous les autres. Et les problèmes ne pouvaient
qu’apparaître. Après cinq ans d’épuisement, et même de persécution économique,
le peuple grec vient de dire que cette manière, il n’en voulait plus. Ce sera
donc manière contre manière, et voilà pourquoi l’« alternative de la
table » se trouve reconduite à l’identique — aux concessions cosmétiques
près dont on fait les communiqués de victoire des deux bords.
Il ne faut pas
douter en effet de la réponse que donnerait l’électorat allemand s’il était
consulté, sans doute d’autres avec lui, mais lui tout spécialement. Au lendemain
du « non » grec, les incompatibilités européennes sont maintenant
aiguisées à un point qui réduit à très peu l’espace des compromis, et ne permet
plus du tout d’exclure par exemple que le Parlement allemand, écrasante
majorité sociale réunie derrière lui, rejette tout nouvel accord de
l’Eurogroupe. Le référendum de Tsipras avait évidemment (aussi) à voir avec la
préservation de sa coalition. Le refus de Merkel procédera des mêmes mobiles –
auxquels il n’y a pas grand-chose à redire : à un certain moment les
hommes politiques sont rappelés aux nécessités de leur politique nationale,
celle qui les a mis là où ils sont.
Comme toujours la
chasse aux lièvres sera ouverte et l’on verra le commentaire se précipiter avec
passion sur toutes les fausses pistes : l’irresponsabilité des uns,
l’égoïsme des autres, le défaut de solidarité de tous. Soit le fléau du
moralisme. Car le moralisme est bien cette pensée indigente qui rapporte tout
aux qualités morales des acteurs sans jamais voir ni les structures ni les rapports :
rapports de force, de convenance ou de disconvenance, de compatibilité et de
viabilité. On ne compose une totalité collective viable que si l’on met
ensemble des parties qui entretiennent entre elles des rapports de
compatibilité minimale. Et si cette compatibilité tombe sous un certain seuil
critique, alors la totalité — tautologiquement — court à la décomposition. Le
rapport entre la croyance monétaire allemande et les blocs d’affects de
certains autres peuples européens est en train d’atteindre ce seuil.
L’incompatibilité, restée masquée tant qu’un environnement macroéconomique pas
trop défavorable permettait de tenir à peu près les objectifs, était vouée à
devenir criante au premier point de crise sérieuse. Depuis 2009, nous y
sommes.
Le droit des
Allemands de ne pas vouloir voir enfreintes les règles auxquelles ils tiennent
par-dessus tout est finalement aussi légitime que celui des Grecs à ne pas être
précipités aux tréfonds de la misère quand on les leur applique. C’est donc
d’avoir imaginé faire tenir ensemble durablement ces deux droits sans penser
aux conditions où ils pourraient devenir violemment antagonistes qui était une
mauvaise idée. Ou alors il faut disposer des institutions qui rendent un peu
plus compatibles les incompatibles, par exemple une union de transfert, sous la
forme d’une (très significative) assurance-chômage européenne — le rapiéçage
minimal quand, par ailleurs, tant de lourds problèmes demeureraient. Ceci en
tout cas n’a rien d’une question de morale, c’est une question de structures,
capables ou non d’accommoder des forces politiques centrifuges au sein d’un
ensemble mal construit, et menacé d’une perte complète de viabilité pour
n’avoir pensé aucune régulation de la divergence. Si l’Allemagne ne veut pas
entendre parler d’annulation d’une (part de) dette qui ne peut qu’être annulée,
il s’en suivra logiquement l’éclatement de la zone euro.
Et par tous les
bouts. Car il ne faut pas s’y tromper : si d’aventure il se formait une
coalition d’Etats-membres pour soutenir cette annulation, et plus généralement
une réforme d’ampleur des principes monétaires de la zone, c’est l’Allemagne,
éventuellement accompagnée de quelques semblables, qui menacerait de prendre le
large, au nom de la défense de ses irréfragables principes — Gerxit et non
Grexit, l’hypothèse constamment oubliée.
***
Il ne faut donc
pas se tromper dans l’appréciation de la portée de l’événementoχi. Il est des
plus que douteux que le gouvernement Syriza obtienne davantage que des
concessions marginales — dont il lui appartiendra de faire comme il peut une
présentation triomphale… Mais ça n’est pas ainsi qu’il faut juger de
l’événement, car c’est un ébranlement d’une tout autre sorte qui s’est produit
dimanche 5 juillet. L’ébranlement d’un peuple entier entré en rébellion
contre les institutions européennes. Et l’annonce d’un crépuscule — donc aussi
d’une aube à venir.
Ce qui s’est
trouvé enfin condamné et appelé à l’effacement historique sous cette poussée
d’un peuple, c’est une époque et ses hommes. Nous allons enfin entrer dans
l’agonie de l’économicisme, cette dégénérescence de la politique, une vocation
à la non-politique qui, comme de juste, ne cesse pas de faire de la politique —
de même que la « fin des idéologies » est le dernier degré de
l’idéologie —, mais de la pire des façons, au tréfonds d’un mélange de
mensonge et d’inconscience. Seuls de grands cyniques étaient capables de voir
que le règne gestionnaire, la réduction économiciste de tout, qui se targuent
de préférer l’administration des choses au gouvernement des hommes, comme
l’auront répété en boucle tout ce que le néolibéralisme a compté d’idiots
utiles, seuls de grands cyniques, donc, étaient capables de voir qu’il y avait
dans cette profession de foi anti-politique la plus sournoise des politiques.
Quitte à être du
mauvais côté de la domination, il faut regretter qu’il n’y ait pas plus de
cyniques. Eux au moins réfléchissent et ne se racontent pas d’histoires — ni à
nous. On leur doit l’estime d’une forme d’intelligence. Mais quand les cyniques
manquent ce sont les imbéciles qui prolifèrent. Le néolibéralisme aura été leur
triomphe : ils ont été partout. Et d’abord au sommet. Une génération
d’hommes politiques non-politiques. Le pouvoir à une génération d’imbéciles,
incapables de penser, et bien sûr de faire de la politique. Le gouvernement par
les ratios est le seul horizon de leur politique. On comprend mieux le
fétichisme numérologique qui s’est emparé de toute la construction européenne
sous leur conduite éclairée : 3 % [3], 60 %, 2 %.
Voilà le résumé de « l’Europe ». On comprend que ces gens soient
réduits à la perplexité d’une poule devant un démonte-pneu quand survient
quelque chose de vraiment politique — un référendum par exemple. La perplexité
et la panique en fait : la résurgence des forces déniées est un
insupportable retour du refoulé. Qu’il y ait des passions politiques, que la
politique soit affaire de passions, cela n’était pas prévu dans le tableur à
ratios. Aussi observent-ils, interdits, les événements vraiment
politiques : la quasi-sécession écossaise, les menaces équivalentes de la
Flandre ou de la Catalogne — le sursaut grec, évidemment. Le choc de
l’étrangeté est d’ailleurs tellement violent qu’ils s’efforcent spontanément de
le recouvrir. Comme la guerre de Troie, les référendums n’ont pas eu lieu.
En une tragique
prédestination à l’échec, c’est à cette génération qu’a été remise la
construction européenne. On lui aura dû cette performance, appelée à entrer
dans l’histoire, d’une monnaie unique sans construction politique — catastrophe
intellectuelle typique de l’économicisme qui croit à la souveraineté de
l’économie, et pense que les choses économiques tiennent d’elles-mêmes. Même
leur réveil tardif, et brutal, est aussi pathétique que le sommeil épais d’où
il les tire : « il faut une Europe politique ! » Mais le
pyjama est de travers, le cheveu en bataille et les idées encore un peu
grumeleuses. C’est qu’il ne suffit pas d’en appeler à une Europe politique pour
qu’ipso facto elle advienne. La formation des communautés politiques n’est
pas un jeu de Meccano. Comment fait-on vivre ensemble des idiosyncrasies
hétérogènes ? Par quelles formes institutionnelles peut-on espérer réduire
leurs incompatibilités ex ante ? Quelles sont les contraintes d’une
économie générale de la souveraineté ? Quelles sont les conditions de
possibilité d’acceptation de la loi de la majorité ? Sont-elles
nécessairement remplies ? Et dans le cas présent ? Tiens, on va aller
poser toutes ces questions à Michel Sapin.
Comme un symptôme
du degré ultime de soumission à l’ordre des choses qu’aura incarné la
« social-démocratie », c’est en effet au Parti socialiste qu’on
trouve les plus beaux spécimens de la catastrophe : Sapin donc, mais aussi
Macron, Valls, Moscovici, et bien sûr, primus inter pares, Hollande. Les figures
ahuries du gouvernement des ratios et, en temps de grande crise, les poules
dans une forêt de démonte-pneu. Un cauchemar de poules. Il faut les regarder
tourner ces pauvres bêtes, désorientées, hagardes et incomprenantes, au sens
étymologique du terme stupides. Tout leur échappe. D’abord il y a belle
lurette que les ratios ont explosé à dache, mais la vague angoisse qui les
gagne leur fait bien sentir que c’est plus grave que ça : ça pourrait ne
plus être une affaire de ratios… La pensée par ratios risque de ne plus
suffire. Il faudrait refaire « cette chose… » : de la politique.
« Mais comment faire ? Nous ne savons pas ».
On le sait qu’ils
ne savent pas. Le pire, d’ailleurs, c’est quand ils font comme s’ils savaient.
Qu’ils s’essayent à la « vision ». « Il faut que les jeunes
Français aient envie de devenir milliardaires », voilà la pensée des
ratios dans son effort de « prendre de la hauteur ». Les ratios en
hauteur, ça donne ça : la vision civilisationnelle d’Emmanuel Macron.
Voici les gens que nous mandatons pour nous conduire. Mais où peuvent-ils nous
emmener si ce n’est au désastre — civilisationnel, précisément ? Comment
imaginer que l’Europe à tête de bulot ait pu aller ailleurs qu’au
naufrage ? Quelqu’un depuis vingt ans a-t-il éprouvé le moindre tremblement
à un discours européiste ? Senti le moindre souffle ? Peut-on
composer une épopée autre que grotesque lorsqu’on met bout à bout les odes à
l’Europe sociale d’Elisabeth Guigou et de Martine Aubry, les bafouillements de
Jacques Delors, les chuintements de Jean-Claude Juncker, les hystéries de
Cohn-Bendit, les commercialismes de Lamy, les fulgurances charismatiques de
Moscovici, et tant d’autres remarquables contributions à la chronique d’un
désastre annoncé ? La vérité est qu’il suffisait de les écouter, ou plutôt
de tendre l’oreille, en fait de percevoir l’absence de toute vibration, pour se
pénétrer de la certitude de l’échec : une entreprise historique conduite
par des gens de cette étoffe ne pouvait qu’échouer.
Il ne faut pas
faire acception de cas singuliers : c’est bien une génération entière qui
est en cause. La génération du néolibéralisme. Les autres pays ont les leurs,
les mêmes : Barroso, Renzi, Monti, Zapatero, Verhofstadt, etc., tous ont
été formés dans la même matrice, la matrice d’une époque. Comment
l’économicisme néolibéral qui est une gigantesque dénégation du politique ne
pouvait-il pas engendrer sa génération d’hommes politiques ignorants de la
politique ? « Abandonnez ces sottises, regardez les ratios, ils ne
sont ni de droite ni de gauche », on ne compte plus les décérébrés qui,
répétant cet adage, auront cru s’affranchir de la politique, en faisant la pire
des politiques : la politique qui s’ignore.
Et ceux-là auront
été partout, pas seulement sous les lambris. Car c’est tout un bloc hégémonique
qui aura communié dans la même éclipse. A commencer par ses intellectuels
organiques, si vraiment on peut les appeler des intellectuels puisque, de même
qu’il a fait dégénérer les hommes politiques, le néolibéralisme n’a produit que
des formes dégénérées d’intellectuels : les experts. Et forcément :
l’économicisme néolibéral ne pouvait se donner d’autres
« intellectuels » que des économistes. Les dits think tanks auront
été la fabrique de l’intellectuel devenu ingénieur-système. A la République
des Idéesc’était même un projet : en finir avec les pitres à chemise
échancrée, désormais le sérieux des chiffres — la branche universitaire de la
pensée des ratios.
Et derrière eux
toute la cohorte des perruches — les journalistes. Fascinés par le pseudo-savoir
économique auquel ils n’ont aucun accès de première main, ils ont gravement
répété la nécessité de commandements économiques auxquels ils ne comprennent
rien — de la même manière, on peut le parier, que, têtes vides, ils se la
laisseront remplir par le nouvel air du temps et soutiendront exactement
l’inverse dès que les vents auront tourné.
Il faut déjà les
imaginer perturbés et angoissés par le conflit renaissant des autorités, comme
des enfants devant la dispute des parents. Car on entend des économistes
dissonants — si ce ne sont que des hétérodoxes, ça n’est pas trop grave. Mais
il y a aussi ces prix Nobel qui disent autre chose — c’est tout de même plus
sérieux. Pire encore, de l’intérieur même de la curie, du dissensus se fait
entendre : des économistes du FMI suggèrent mezza voce qu’il
aurait pu y avoir quelques erreurs… du FMI, une sombre histoire de
multiplicateur [4], mais on comprend bien que l’édifice doctrinal n’était
pas, comme on le croyait, en marbre de Carrare. Que le monde ait été plongé en
plein chaos en 2008, que des pays européens se tapent des descentes façon
Grande Dépression années trente, non, cela ne pouvait avoir aucun effet sur les
perruches, tant que la volière restait bien arrimée : ouvrir les yeux pour
s’interroger ne sert à rien puisqu’il suffit d’écouter les réponses qui font
autorité. Mais quand l’autorité commence à se craqueler, et que le clou menace
de céder ?…
Pour l’heure il
tient encore. On dépayse la volière et les perruches prennent le chemin
d’Aix-en-Provence, où l’on va se réchauffer, et se rassurer, entre soi. On
reviendra dûment regonflé en répétant les éléments de langage avec d’autant
plus de conviction qu’ils ne sont pas reçus comme des éléments de langage mais
comme des évidences qui parlent d’elles-mêmes : réforme,
ne-pas-dépenser-plus-qu’on-ne-gagne (enfin-c’est-élémentaire),
la-dette-qu’on-va-laisser-à-nos-enfants. Et puis pour les plus doués, ceux qui
sont en classe supérieure : archéo-keynésianisme. C’est Emmanuel Macron
qui le dit, et comme nous l’avons vu, c’est quelqu’un. Evidemment la perruche
ignore cette phrase de Keynes, à qui ce serait faire insulte que de le mettre
en simple comparaison avec Macron, cette phrase qui dit qu’il n’est pas de
dirigeant politique qui ne soit l’esclave qui s’ignore d’un économiste du
passé. C’est peu dire que Macron fait partie de ces esclaves inconscients et
ravis. Et pour cause : il ne connaît même pas son maître. On va le lui
indiquer. Son maître s’appelle Pigou. Une espèce d’Aghion de l’époque qui a si
bien plaidé la cause de l’ajustement par les marchés que Hoover, Brünning et
Laval ont dans un bel ensemble précipité leurs économies dans l’effondrement de
la Grande Dépression. Emmanuel Macron, qui a appris à l’ENA l’économie dans la
même version que son président l’histoire — pour les Nuls — ronronne de
contentement en s’entendant dire« archéo-keynesien ». Et les
perruches caquètent de joie tout autour. Le problème c’est qu’il est, lui,
paléo-libéral. Et qu’il ajoute son nom à la série historique des années trente.
Et puis il y a
l’élite : les twittos à selfie. Même au milieu des ruines fumantes de
l’Europe effondrée, eux ne lâcheront rien : ce sera toujours la faute à
autre chose, les Grecs feignants, les rouges-bruns, la bêtise des peuples,
l’erreur, quand même il faut le dire, de trop de démocratie. Mais tous les
systèmes ont leurs irréductibles acharnés et leurs obturés du jusqu’au bout.
Têtes politiques
en gélatine, experts de service, journalisme dominant décérébré, voilà le
cortège des importants qui aura fait une époque. Et dont les réalisations
historiques, spécialement celle de l’Europe, seront offertes à l’appréciation
des temps futurs. Il se pourrait que ce soit cette époque à laquelle le
référendum grec aura porté un coup fatal. Comme on sait, il faut un moment
entre le coup de hache décisif et le fracas de l’arbre qui s’abat. Mais toutes
les fibres commencent déjà à craquer. Maintenant il faut pousser, pousser
c’est-à-dire refaire de la politique intensément puisque c’est la chose dont
ils ignorent tout et que c’est par elle qu’on les renversera.
L’histoire nous
livre un enseignement précieux : c’est qu’elle a des poubelles. Il y a des
poubelles de l’histoire. Et c’est bien. On y met les époques faillies, les
générations calamiteuses, les élites insuffisantes, bref les encombrants à
oublier. Alors tous ensemble, voilà ce qu’il faudrait que nous fassions :
faire la tournée des rebuts, remplir la benne, et prendre le chemin de la
décharge.
Notes
[1] Thomas
Piketty, « Ceux
qui cherchent le Grexit sont de dangereux apprentis-sorciers », Le
Monde, 4 juillet 2015.
[2] Bernard
Guetta, « De
l’urgence de savoir défendre l’Europe », Libération,
26 février 2013.
[3] Cf. « La règle des 3 %
de déficit est née sur un coin de table », Le Monde diplomatique,
octobre 2014.
[4] Olivier
Blanchard et Daniel Leigh, « Growth Forecast
Errors and Fiscal Multipliers » (PDF),IMF Working Paper,
janvier 2013.
Source : Frédéric
Lordon, pour La
Pompe à Phynance, le 7 juillet 2015.
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