LE GRAND ENTRETIEN | par Pascal Riché | 16/05/2013 Rue 89
James Galbraith est un économiste américain,
situé à gauche du parti démocrate. Il est professeur à l’université d’Austin, au
Texas, spécialiste des questions d’inégalités et proche de l’Institut
Roosevelt, co-fondé par son père, le célèbre économiste John Kenneth Galbraith,
dont il s’inscrit dans la lignée.
Selon lui, l’Union européenne ne pourra s’en
sortir qu’en adoptant un vaste filet social financé par le budget européen,
comme l’avait fait Roosevelt en 1933. Entretien décoiffant.
L’économie américaine a redémarré, l’économie
de la zone euro reste embourbée. Qu’ont fait les Etats-Unis que l’Europe aurait
dû faire ?
James Galbraith : La réponse n’est pas
compliquée : nous disposons d’un gros gouvernement fédéral à l’échelle du
continent, ce qui n’existe pas en Europe.
Il reste aux Etats-Unis des problèmes sociaux,
liés aux mesures d’austérité que nous appelons « séquestration » et de
nombreuses personnes ont perdu leur emploi ces dernières années. Mais le
système n’est pas en chute libre : il n’est pas dans un Etat de déclin non
contrôlé.
Nous avons profité de l’effet stabilisateur
d’importants déficits budgétaires au niveau fédéral. Nous n’avons pas cherché,
à la différence de ce qui s’est passé en Europe, à les réduire de façon
brutale. Ce n’est de toute façon pas possible en période de stagnation, car si
vous coupez les dépenses publiques, la croissance est affectée et les recettes
fiscales baissent... avec pour conséquence que le déficit reste le même.
C’est assez impressionnant de constater, quand
vous vous replongez dans les chiffres de 2009, comment le recul de la demande
privée a été compensé automatiquement par l’augmentation des déboursements pour
financer les pensions de retraite, pensions d’invalidité, allocations chômage
ou par les réductions d’impôts.
Le système économique américain serait donc,
selon vous, plus keynésien que le système européen dans lequel il existe
pourtant de larges filets sociaux ?
Sur le plan institutionnel, oui, je le pense.
Et particulièrement si vous observez les pays périphériques de l’Europe, dans
lesquels ces filets sont faibles. Le problème en Europe, c’est que vous
disposez de tels mécanismes stabilisateurs en Allemagne, en France, mais pas en
Grèce, en Espagne, au Portugal ou en Irlande. Et ces pays ont donc connu ces
effondrements.
Qu’aurait-il fallu faire ? Un plan de relance
à l’échelle européenne ?
Je n’aime pas le concept de « plan de relance
», qui n’est à mon avis pas adapté à la situation. Ce dont vous avez besoin,
c’est d’un plan de stabilisation. Un grand plan collectif d’assurance sociale.
La première chose que je ferais, c’est de fournir des allocations chômage,
financées par un budget européen commun. Puis, je procurerais des
suppléments-retraite, financés eux aussi par le budget européen, destinés à
ceux qui en ont besoin. Je distribuerais des bons alimentaires, par exemple
dans les écoles des pays qui n’ont pas de cantines, comme c’est le cas de la
Grèce. Des gens commencent à avoir faim : vous devez vous occuper de ces
situations. Cela aidera à stabiliser la situation, à la fois sur le plan
économique et politique.
L’idée du simple « plan de relance », selon
laquelle il suffirait d’injecter de la monnaie pour revenir spontanément à la
prospérité du plein emploi est un leurre. Ce n’est pas ainsi que les
économistes keynésiens devraient raisonner et ce n’est pas ainsi que, dans nos
économies modernes, on pourra affronter efficacement ces situations.
Toutefois, financer un vaste filet social est
également une sorte de plan de relance.
Le problème de l’expression « plan de relance
», c’est qu’elle implique une initiative temporaire. On ne peut pas créer une
nouvelle situation par un simple « stimulus ». Ce dont on a besoin, c’est d’une
organisation sociale permanente. A la limite, les allocations chômage peuvent
être temporaires, si vous parvenez à relancer l’emploi. Mais ce n’est pas le
cas des retraites : vous devez vous préparer à distribuer des pensions pour une
longue période... Toute l’idée du plan de stabilisation est de procurer à des
gens qui ont de faibles moyens économiques la capacité de vivre décemment, et pendant
longtemps. Pas seulement pour quelques mois.
Comment financez-vous un tel plan de
stabilisation ?
Eh bien, en envoyant des chèques.
Hum ?
Vous avez une monnaie, l’euro, vous pouvez
envoyer des chèques en euros. C’est ce qu’on a fait ici : on a envoyé des
chèques en dollars. L’administration sociale a envoyé des chèques du Trésor
public, les gens les ont encaissés, il n’y a pas eu de problème.
Vous êtes en train de parler de création
monétaire...
Ben oui. Est-ce pour vous une surprise que les
gouvernements créent de la monnaie ? Ils ont fait cela depuis des milliers
d’années. Les Mésopotamiens ont inventé cela ! Il est temps de le réapprendre.
Vous savez très bien que les gouvernements,
aujourd’hui, se méfient de la création monétaire, qui comporte des risques
inflationnistes. En tout cas, c’est la conviction des dirigeants européens, à
commencer par les dirigeants allemands qui détestent l’idée.
Je n’y peux rien s’ils la détestent. C’est
comme s’ils détestaient l’idée que l’eau est faite d’hydrogène et d’oxygène.
S’ils n’admettent vraiment pas cette vérité, il faut accepter la proposition de
Hans-Olaf Henkel [un économiste allemand, ancien président de la fédération de
l’industrie, ndlr], qui suggère une sortie de l’euro.
Si les Allemands ne veulent pas participer à
une économie européenne qui fonctionne normalement, ils peuvent la quitter. Il
faut bien prendre conscience que vous ne pouvez pas être dirigés par des gens
qui ont une vision complètement irréaliste de la façon dont fonctionnent les économies
modernes sans que cela ne conduise à une catastrophe. C’est ce qui se passe en
Europe actuellement. Je ne dis pas que nous n’avons pas, aux Etats-Unis, des
gens qui raisonnent de la même façon, mais au moins, ils n’ont pas encore
détruit nos institutions.
De nombreux économistes, aux Etats-Unis comme
en Europe, considèrent que la création monétaire, si elle est trop importante,
ne peut que conduire à une inflation où à des bulles spéculatives...
Il existe effectivement un groupe de personnes
convaincues que le principal danger actuel est de perdre le contrôle de
l’inflation. Mais parmi les gens qui sont en contact avec le monde réel,
personne à ma connaissance ne les prend au sérieux. Eux savent que le problème,
c’est le chômage, l’effondrement social et politique en cours... Cela s’appelle
la déflation, pas l’inflation ! C’est un peu comme si, au milieu d’un incendie,
quelqu’un débarquait pour clamer que le principal problème était le risque de pluie.
Ces personnes ont le droit de s’exprimer, bien sûr, mais leur confier la
conduite de la politique économique n’est pas une bonne idée.
En France, les médias comparent la situation
actuelle avec les années 30. Cette comparaison a-t-elle du sens ?
Il y a des similarités entre les deux
périodes, mais il faut garder en tête que nous sommes plus riches que dans les
années 30, que nous disposons d’institutions qui protègent les citoyens et que
le risque d’une guerre européenne n’est pas présent. Ce qui est comparable,
c’est que les situations désespérées que l’on observe dans certains pays
européens ont entraîné des pressions séparatistes, des violences, de la
xénophobie, des votes protestataires qui profitent à l’extrême droite, etc. Si
vous cherchez d’autres parallèles historiques, on pourrait aussi se souvenir de
ce qui s’est passé en Yougoslavie dans les années 90. La situation, dans
certaines régions d’Europe, peut dégénérer très rapidement.
Hum... la guerre en Yougoslavie s’inscrivait
dans un contexte bien particulier. C’était une situation de guerre...
Oui, mais ce genre de guerre commence
lorsqu’une violence est organisée et qu’elle est dirigée contre des communautés
particulières. C’est ce qui s’était passé en Bosnie, et c’est ce qui se passe
aujourd’hui dans certains quartiers en Grèce, où l’on assiste à l’émergence
d’un parti nazi.
Quelles leçons pouvons-nous tirer de la façon
dont la crise des années 30 a été surmontée ?
La leçon, c’est qu’il faut combattre la crise
par la solidarité, la démocratie, la flexibilité et le pragmatisme, pas par
l’idéologie ou le dogmatisme. Et surtout pas en acceptant que les créanciers
financiers aient le contrôle complet des mécanismes économiques. Leur seul but
est de prendre possession d’actifs publics pour se rembourser d’une dette qui
ne peut de toute façon pas être remboursée. Cette politique détruit la fabrique
même de l’Europe et dépossède les citoyens de leurs biens les plus précieux.
C’est ce qui se passe très concrètement : des équipes ont été dépêchées à
Athènes pour demander à ce que soient vendus ce qui reste à l’Etat grec comme
actifs de valeur. Ce n’est pas cela qui va renforcer l’Union européenne...
A vous écouter, l’Europe devrait s’inspirer du
New Deal de Roosevelt...
Je n’aime pas trop proposer des « modèles »,
les situations sont différentes. Mais il y a des principes dont on peut
s’inspirer. La solidarité sociale est un de ces principes. Vous devez organiser
des transferts vers les gens qui sont vulnérables, ce qui permettrait de
stabiliser leur situation. Sinon, ils souffrent et s’ils sont mobiles, ils
déménagent, minant les fondations sociales de leur pays.
L’Europe ne peut pas se permettre qu’un de ses
pays s’effondre. C’est un peu différent de ce qui se passe ici aux Etats-Unis :
si le Nord-Dakota perd une grande partie de sa population à la suite d’une
crise, c’est grave, mais le gouvernement fédéral ne s’est pas engagé à garantir
la taille de la population de chaque Etat. Si c’est la population d’un pays
membre de l’Union européenne qui déménage, Portugal, Irlande ou Grèce, ce
serait beaucoup plus problématique : l’Union ne peut se le permettre.
Pensez-vous que les travailleurs de ces pays
peuvent déménager dans des pays plus prospères comme l’Allemagne ?
L’histoire de l’Europe montre que ces
mouvements sont possibles. Il y avait plus d’un million d’Espagnols hors des
frontières avant la mort de Franco. Et la deuxième ville portugaise est Paris
[troisième en réalité, derrière Lisbonne et Porto, ndlr]. Mais les
professionnels des pays en crise ne vont pas seulement vers l’Europe, ils vont
aussi en Australie, aux Etats-Unis, en Amérique latine... Et ces pays perdent
leurs médecins, leurs professeurs, leurs ingénieurs. Ce qui affaiblit encore
plus leur situation.
Concernant la dette de ces pays, ne
pensez-vous pas qu’un plan plus audacieux de restructuration, voire
d’écrêtement, devrait être conçu ?
Le mieux serait de restructurer la dette de
l’ensemble des pays de la zone euro, ce qui permettrait de ne pas stigmatiser
les pays fragilisés. Et le meilleur moyen d’y parvenir serait de mutualiser une
partie de la dette des pays, par exemple jusqu’à un montant de 60% du PIB,
comme cela a pu être proposé. Ainsi chaque pays profiterait de taux d’intérêt
modérés. Si l’Union européenne prend au sérieux la question de sa propre
survie, c’est une mesure qui devrait être engagée. J’ai posé récemment une
question sur le sujet à votre ministre de l’Economie et des Finances Pierre
Moscovici, et sa réponse a été intéressante. Il n’était pas hostile à l’idée,
mais il pense que cela prendra du temps.
Sans ces mesures radicales que vous prônez,
l’euro peut-il survivre ?
Non. Tel que c’est parti, il court à sa perte,
même si cela peut prendre du temps. Sans un changement fondamental d’approche,
l’euro va terminer son existence dans des circonstances dramatiques. Il faut
sortir l’Europe de la logique purement commerciale, dans laquelle on en arrive
à prêter des fonds à des taux d’intérêt supérieurs à la croissance des pays
vulnérables : cette logique ne peut qu’aggraver la dette de ces pays. Il faut
entrer dans une autre logique, dans laquelle les échanges commerciaux sont modérés
par un programme de stabilisation sociale de solidarité.
Qui est responsable de la situation actuelle ?
Friedrich Von Hayek et la société du Mont
Pellerin : les architectes de cette vision néoclassique de l’économie qui régit
la zone euro aujourd’hui ! Et tous les économistes ou technocrates européens –
qu’ils soient allemands comme Jens Wiedmann [président de la Bundesbank, ndlr]
ou français comme Jean-Claude Trichet [ex-président de la BCE, ndlr] –- qui ont
adopté ces idées.
Au fond ce qu'il suggère c'est que le politique reprenne le pouvoir de financer l'économie au lieu de s'en remettre aux lois du sacro saint marché, du simple bon sens....
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