par Pierre Rimbert, Le Monde Diplomatique, lundi 6 mai 2013
Il n’est pas rare qu’un personnage de Tex
Avery emporté par son élan franchisse le bord d’une falaise et poursuive sa
course quelques instants dans le vide avant de mordre la poussière. Les
politiques d’austérité imposées aux pays européens par l’Allemagne, la Banque
centrale européenne, et — avec un enthousiasme déclinant — le Fonds monétaire
international (FMI) ainsi que la Commission européenne, ont-elle atteint ce
point où le coureur, comprenant soudain qu’il n’a plus rien sous les pieds,
jette un regard penaud avant de s’écrouler ?
Pas encore.
Certes l’Italie, l’Espagne, la Grèce, le
Portugal, La Hongrie, la République tchèque soumis à l’obligation de coupes
claires dans leurs services publics et dépenses d’Etat s’enfoncent dans la
récession. Même les Pays-Bas et la Finlande, alliés traditionnels de
l’Allemagne en matière de rigueur, ont connu une baisse d’activité en 2012,
cependant que la France et le Royaume-Uni stagnaient. Seule la Pologne
affichait l’année dernière une croissance supérieure à... 1 %.
Certes, la zone euro passée sous la toise de
la bureaucratie austéritaire comptait à la fin du mois d’avril
19,2 millions de chômeurs (12,1 % de la population active selon
Eurostat), un chiffre record et qui néanmoins ne dit rien de la dégradation vertigineuse
des conditions d’existence du peuple grec.
Certes, un chef économiste du FMI a reconnu en
janvier que son institution avait gravement sous-estimé les dégâts engendrés
par l’impératif de restriction budgétaire : là où le modèle prévoyait
qu’une réduction d’un euro de la dépense publique entraînerait une baisse
de 0,5 euro de la richesse produite, l’analyse empirique montre que la
contraction de l’activité serait deux à cinq fois supérieure (1).
Certes enfin, la thèse des illustres
économistes de Harvard Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff selon laquelle une
dette supérieure à 90 % du produit intérieur brut affaiblirait la
croissance a été taillée en pièce par un étudiant de l’Université du
Massachusetts, qui s’est amusé à refaire les calculs : les auteurs, cités
comme des prophètes par les partisans de l’austérité — du commissaire européen
aux affaires économiques et monétaires Olli Rehn à l’ancien directeur de la
Banque centrale européenne Jean-Claude Trichet — avaient écarté des données
contradictoires et construit leur modèle à partir d’un tableur affecté par une
erreur de formule (2).
Il n’en faudrait pas tant à un âne pour faire
demi-tour.
Mais à l’instar des personnages de Tex Avery,
banquiers centraux, économistes orthodoxes et dirigeants politiques ignorent
les faits et galopent, pour quelques temps encore, dans un éther de croyance.
Leur credo du moment porte le nom de « modèle
allemand », expression synthétique de la doctrine économique portée par
les élites européennes qui associe austérité budgétaire (réduire le déficit de
l’Etat et la dette), austérité monétaire (monnaie forte, lutte contre
l’inflation) et austérité salariale.
Ce dernier volet, mis en œuvre par le
chancelier social-démocrate Gerhard Schröder dans les années 2000 et
systématisé depuis par la droite allemande, repose lui-même sur deux principes.
Premièrement, « activation » coercitive des chômeurs par le rabotage
des prestations sociales et l’obligation d’accepter des emplois mal payés (les
« mini-jobs »). Deuxièmement, création d’un marché du travail
flexible et précaire destiné à accueillir ces nouveaux salariés des services
dans un pays dépourvu de salaire minimum ; des accords syndicaux de
branche troquent simultanément le maintien dans l’emploi des salariés de
l’industrie contre la rigueur salariale et l’aménagement du temps de travail à
la convenance de l’employeur. Ainsi cet appareil productif rendu « compétitif »
par la baisse des « coûts du
travail » et dopé par une fiscalité accommodante se tourne-t-il
vers l’exportation et la conquête des marchés émergents.
Sur le papier, ce « modèle » séduit.
Non seulement l’Allemagne présente un taux de chômage officiel très inférieur à
celui de ses voisins de l’ouest et du sud (6,9 % en avril), une balance
commerciale excédentaire, mais la chancelière Angela Merkel jouit d’une
popularité intacte après plus de sept années de pouvoir. L’inflexibilité de
Mme Merkel sur la scène européenne rassure en effet une population peu
encline à voir le produit de ses sacrifices affecté au renflouage des pays du
sud, présentés par la presse germanique comme un club de
vacances pour banqueroutiers indolents.
Mais la face sombre du « consensus de
Berlin » pourrait compromettre l’extension durable de cette
politique à l’ensemble des pays de la zone euro. Le paradis des petites et
moyennes industries est aussi celui de la précarité où quatre salariés sur dix
sont payés moins de 1000 euros par mois. Où l’imaginaire social et les
pratiques salariales cantonnent encore largement les femmes aux tâches
domestiques, agrémentées ou non d’un « petit boulot » à temps partiel ;
payées 23 % de moins que les hommes, elles représentent la majorité des
trois millions de salariés rémunérés moins de 6 euros de l’heure. Où
le vieillissement explique une part importante de la baisse du chômage — « entre
2000 et 2012, explique le journaliste économique Guillaume Duval, la
population allemande âgée de 15 à 64 ans a diminué de 1,7 million de
personnes alors qu’elle s’est accrue de 2,8 millions en France » (3).
Même l’indicateur-totem de la réussite économique, la croissance, n’atteint pas
des niveaux propres à ravir les investisseurs. Négative au quatrième trimestre
de l’année 2012, elle est estimée par les prévisionnistes de Berlin à 0,5 %
en 2013.
Toute croyance a son église, ses prélats, ses
cardinaux. Et ses inquisiteurs, désormais installés à la tête des grandes
rédactions françaises. Critiquer le « modèle allemand », ou
simplement signaler ses à-côtés, relèverait de l’hérésie. Il a suffi qu’un
brouillon de texte du parti socialiste émette, vendredi 26 avril, des réserves
sur la politique économique menée à Berlin pour que Libération (29
avril) titre « Le PS dérape »,
son éditorialiste évoquant la convergence du« populisme », de
la « xénophobie » et d’une « douteuse
germanophobie » ; pour que Le Figaro (27-28 avril) annonce
en Une que « Le PS déclare la guerre à l’Allemagne » ; pour
que l’éditorial duMonde (28-29 avril) morigène « ce
petit jeu infantile [...]extrêmement dangereux » mêlant « démagogie » et « populisme ».
Et pour que le directeur du Point (2 mai), Franz-Olivier Giesbert,
mal remis d’une condamnation
pour diffamation, conjure les puissances malfaisantes de
l’hétérodoxie avec son sens
coutumier de la mesure :« Mélangez morphine,
hallucinogènes, paresse intellectuelle et vous aurez le texte du PS, un
copier-coller des bouffonneries involontaires que l’on peut lire dans Le
Monde diplomatique ou dans Alternatives économiques, nos deux bibles
du vaudouisme appliqué aux finances publiques. »
S’ils ont le diable en tête, faut-il également
exorciser les lecteurs du « Monde diplomatique » ?
(1) Olivier Blanchard and Daniel Leigh « Growth
Forecast Errors and Fiscal Multipliers » (PDF), IMF
working paper, janvier 2013.
(2) Cf. par exemple « Une erreur
dans une étude sur l’austérité dégomme les idées reçues »,
Lemonde.fr, 17 avril 2013.
(3) Guillaume Duval, Made in Germany. Le Modèle allemand au-delà
des mythes, Seuil, Paris, 2013, p. 184. Les données de la phrase précédente
sont également tirées de cet ouvrage, p. 67.
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