C’est devenu une évidence : le fossé se creuse entre les citoyens
et leurs représentants. La « crise de la démocratie » traduit un
changement de modèle politique. Adopté en violation de la volonté exprimée par
les électeurs le 29 mai 2005, le traité de Lisbonne a signalé la
tentation autoritaire d’une partie des élites. L’élection d’une Assemblée
constituante en France permettrait-elle de la juguler ?
Par André Bellon, avril 2014
Le rejet du traité constitutionnel européen (TCE), le
29 mai 2005, restera un tournant dans l’histoire de France. Une
légitimité démocratique a tenté de s’affirmer. Elle a été bafouée. Depuis, et de
façon sporadique, des révoltes émergent sans cohérence apparente, mais dans une
volonté commune de rejet des pouvoirs en place (grandes manifestations, « bonnets
rouges »...) (1).
Sont-elles les signes avant-coureurs d’une violence plus générale, d’une
profonde crise de régime ?
Paradoxe apparent : au moment où les principaux dirigeants
politiques ne souhaitent pas remettre en cause la légitimité des institutions
sur lesquelles repose leur pouvoir, tous sont contraints de reconnaître que les
citoyens se sentent de moins en moins représentés.
"la pression de la force réglementaire des institutions de Bruxelles, grand aspirateur de toute souveraineté nationale et populaire"
"la pression de la force réglementaire des institutions de Bruxelles, grand aspirateur de toute souveraineté nationale et populaire"
Le mot d’illégitimité était jusqu’alors tabou. Mais, le
11 novembre 2013, le président de la République se faisait huer lors
de sa visite à Oyonnax, ville symbole de la Résistance. Le lendemain, le
premier ministre Jean-Marc Ayrault, s’affrontant à M. Christian Jacob,
chef de file de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) lors des questions
d’actualité à l’Assemblée nationale, l’accusa en ces termes : « Vous
êtes en train de faire croire qu’il y a une crise institutionnelle. Mais de
quoi parlez-vous ? Remettez-vous en cause la légitimité de l’élection
présidentielle au suffrage universel ? » Accusation ferme,
certes. Il n’empêche : la question de la légitimité avait été posée.
Voilà plusieurs décennies que le régime de la Ve République se
fragilise. Il est fondé sur un pilier présidentiel sans contrôle, d’ailleurs
renforcé depuis l’an 2000 par le quinquennat et la prééminence de
l’élection du président par rapport à celle des députés (désignés au scrutin
majoritaire uninominal à deux tours, ce qui renforce encore la domination du
parti du président). Ce pouvoir s’éloigne de plus en plus des citoyens. Il s’en
écarte encore davantage sous la pression de la force réglementaire des
institutions de Bruxelles, grand aspirateur de toute souveraineté nationale et
populaire. Il ne reste, pour faire croire à la valeur démocratique des
institutions, que l’alternance entre UMP et Parti socialiste (PS), alternance
qui tente de masquer l’unisson sur l’essentiel. Plus légal que légitime, le
pouvoir se maintient grâce à cette règle du jeu. D'où la question qui
chemine : comment la remettre en cause ?
Le Front national (FN) apparaît à un nombre important d’électeurs comme
l’instrument possible pour atteindre cet objectif, et des citoyens de plus en
plus nombreux refusent de voler au secours du tandem UMP-PS face au danger FN
au nom d’un hypothétique front républicain. Voir dans ces attitudes de simples
réflexes racistes ne rend compte que d’une partie du phénomène. L’aspiration à
l’ordre traduit peut-être aussi une aspiration à la protection face à la
dégradation de la qualité de la vie et des droits sociaux depuis trente ans.
L’insécurité est autant, sinon plus, sociale que physique.
Reconquête de la vie publique
C’est ainsi que se construit une option de gouvernement musclé censé
écouter les citoyens, comprendre leurs difficultés et se démarquer des recettes
utilisées depuis des décennies. Le souvenir de Bonaparte resurgit avec celui de
l’Etat garant de la communauté nationale. Cette option ne circule pas seulement
dans les arcanes du parti de Mme Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard si
un mouvement de réhabilitation de Napoléon III a rassemblé depuis une vingtaine
d’années des personnages tels que le député-maire de Nice Christian Estrosi — « Je
suis bonapartiste comme Napoléon III, c’est un état d’esprit, c’est un état
d’âme (2) »
— ou le Prix Goncourt Didier Van Cauwelaert (3).
On l’avait retrouvé, lors de l’hommage rendu à Philippe Séguin, le
12 janvier 2010, dans la bouche de M. Bernard Accoyer, alors
président de l’Assemblée nationale. Sa déclaration appelant à rompre avec la « tradition
héritière de Victor Hugo », critique de Napoléon III, et à
magnifier la « vision d’un empereur moderniste et soucieux du bien
commun, qui équipa et enrichit la France », ne suscita à l’époque
aucune réaction de l’opposition socialiste, prétendue héritière des
républicains victimes du coup d’Etat de 1851 qui rétablit l’Empire. Lorsque
l’esprit républicain n’est plus dominant, faut-il s’étonner de voir ainsi
apparaître l’ombre d’un 2 Décembre (4) ?
Car les rappels à l’ordre républicain n’ont aucun sens si le contrat
social et l’unité républicaine se dissolvent sous le coup des intérêts
particuliers, si la citoyenneté, fondamentale dans l’histoire politique de la
France, n’est plus qu’un argument de congrès, si les citoyens ne sont pas
acteurs de leur propre destin. Sans doute ont-ils perdu leurs repères, mais
n’est-ce pas parce que tout pousse à les faire disparaître ?
En particulier, la volonté affirmée de revaloriser le rôle du
Parlement, victime expiatoire du système, ne sert souvent qu’à enterrer le
problème posé par la légitimité chancelante des institutions. Après la réforme
constitutionnelle du président Nicolas Sarkozy, le 23 juillet 2008,
la commission Jospin « de rénovation et de déontologie de la vie publique »,
nommée par le président François Hollande le 16 juillet 2012, n’a pas
dérogé à ce scénario. Symptomatique des progrès de la thématique de l’ordre,
elle a surtout cherché à « moraliser » les élus (interdiction du
cumul des mandats, levée de l’immunité pénale du président de la République),
tentant ainsi de faire croire que l’importance du Parlement se mesurait non à
son rôle institutionnel ou au contrôle qu’il peut exercer sur l’activité
politique du président, mais à la seule vertu de ses membres.
Peu commentée publiquement, l’offense faite au suffrage universel par
la signature, le 13 décembre 2007, du traité de Lisbonne, jumeau du
TCE rejeté par les Français (et les Néerlandais), a néanmoins frappé les
esprits. D'abord parce qu’elle est révélatrice du peu de cas que font les
pouvoirs successifs de la souveraineté populaire. Mais aussi, et bien plus,
parce que ce vote, loin d’être un amalgame de mécontentements, avait réussi à
créer, au travers des débats qui l’avaient précédé, une réelle volonté
collective : celle du peuple souverain dessinant l’ébauche d’un nouvel
intérêt général, fondement de la République.
On peut évidemment regretter que la dynamique démocratique ainsi créée
n’ait pu se développer. Il aurait fallu employer des mots en accord avec cette
volonté collective, par exemple par un appel à la démission du chef de l’Etat
favorable au « oui », ou à la dissolution de l’Assemblée nationale,
elle aussi ultramajoritairement acquise au « oui » — mots d’ordre
particulièrement démocratiques. On ne peut donc que déplorer les tentatives de
récupération de ce vote à des fins uniquement partisanes (par exemple autour du
candidat du « “non” de gauche » à l’élection présidentielle),
tentatives qui l’ont rabaissé à des niveaux politiciens, transformant un élan
majoritaire en mouvements parcellaires. Il reste que l’événement a prouvé
qu’au-delà de tous les discours de fatalité, de la pression des médias et des chantages
économiques, la volonté collective pouvait s’exprimer de manière construite
lorsqu’elle en trouvait l’occasion.
C’est dans cette volonté que doit résider l’issue pacifique et
démocratique à la crise actuelle. Et l’élection d’une Assemblée constituante au
suffrage universel en offre un aboutissement.
"C’est là l’objectif principal de la Constituante, cette refondation de la société autour de la réappropriation de ce bien collectif qu’est la vie publique."
"C’est là l’objectif principal de la Constituante, cette refondation de la société autour de la réappropriation de ce bien collectif qu’est la vie publique."
Cette perspective peut sembler trop institutionnelle pour résoudre les
difficultés sociales. Bien sûr, le changement ne se fera pas sans le mouvement
social ; mais celui-ci a peu de chances de vaincre dans le cadre politique
qui impose actuellement sa loi d’airain. Les oppositions internes à la société
ne peuvent pas s’exprimer indépendamment de l’existence même d’une société.
L’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher avait bien compris l’enjeu
lorsque, sous l’égide de l’économiste libéral Friedrich Hayek, elle déclarait
qu’il n’existait rien qui s’apparente à une société (« There is no
such thing as society (5) »). Si
la lutte est plus que jamais nécessaire face aux attaques contre les acquis
sociaux, au chômage, à l’extension de la misère et de la précarité, peut-elle
s’affranchir de la reconquête du corps politique ? C’est là l’objectif
principal de la Constituante, cette refondation de la société autour de la
réappropriation de ce bien collectif qu’est la vie publique. La recréation de
cet être politique est évidemment nécessaire pour donner sens à la
Constituante, et celle-ci confère un but à cette recréation.
Ce débat n’est pas neuf. En son temps, Jean Jaurès avait développé
l’idée que l’histoire du mouvement ouvrier était en même temps celle de la
participation des ouvriers à la construction de l’espace public grâce à leur
capacité d’autonomie au sein même de la société capitaliste. Jaurès insistait
alors sur la pertinence de la démocratie comme instrument de libération et de
lutte, estimant qu’elle était « le milieu où se meuvent les classes », se
révélant ainsi « dans le grand conflit social une force modératrice » (6).
Non seulement ce débat est toujours actuel, mais il est renouvelé et
amplifié par la construction européenne, par la thématique du dépassement de
l’Etat, par la mondialisation. L’abandon des concepts de peuple ou de nation
est par exemple présenté comme progressiste par une figure d’une certaine
gauche, Antonio Negri, qui ne craint pas de déclarer que « les
concepts de nation, de peuple et de race ne sont jamais très éloignés (7) », thèse
qui doit ravir l’extrême droite. Plus nuancés, d’autres ne voient le mouvement
social et l’action politique qu’au niveau européen, voire mondial, sans tenir
compte du fait que les plus grandes mobilisations ont toujours lieu dans le
cadre national. Déjà, le 18 janvier 1957, l’ancien président radical
du Conseil Pierre Mendès France, expliquant à l’Assemblée nationale son vote
contre le traité de Rome, avait dénoncé cette probable dérive : « L’abdication
d’une démocratie peut prendre deux formes : soit le recours à une
dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel,
soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom
de la technique, exercera en réalité la puissance politique. »
"C’est pourquoi seules deux voies s’ouvrent à nous : bonapartisme ou élection d’une Constituante. Deux chemins qui sollicitent le peuple, mais sur des valeurs opposées et sur des visions différentes de l’avenir."
"C’est pourquoi seules deux voies s’ouvrent à nous : bonapartisme ou élection d’une Constituante. Deux chemins qui sollicitent le peuple, mais sur des valeurs opposées et sur des visions différentes de l’avenir."
Vouloir une « mondialisation sociale » ou une « Union
européenne républicaine » n’a aucun sens, dans la mesure où l’objet
idéologique de ces constructions est justement la destruction des valeurs
républicaines et sociales. Comment, au contraire, ne pas voir que les
dynamiques de contestation de l’ordre dominant ont débouché sur des Constituantes
nationales tant en Bolivie ou en Equateur qu’en Islande, ce qui n’a pas
entraîné un quelconque isolement de ces pays, mais au contraire une dynamique
internationale intense, comme le prouvent les nouvelles alliances en Amérique
latine ?
La crise actuelle en France n’est pas seulement celle d’une majorité,
mais aussi celle de l’organisation politique et sociale ; c’est pourquoi
la confiance entre citoyens et responsables politiques se dissout année après
année. Alors que le monde se trouve en mutation profonde, tant géopolitique
qu’économique, l’Europe et les pays qui la composent s’enferment dans des
certitudes — affaiblissement systématique des Etats, accord de libre-échange
transatlantique (8),
etc. — qui ôtent toute capacité d’action spécifique. Le soutien actif du peuple
aux choix politiques est nécessaire face aux défis de la période, à la fois
pour mobiliser sur le terrain national et pour configurer de nouvelles
solidarités internationales. C’est pourquoi seules deux voies s’ouvrent à
nous : bonapartisme ou élection d’une Constituante. Deux chemins qui
sollicitent le peuple, mais sur des valeurs opposées et sur des visions
différentes de l’avenir.
L’option bonapartiste s’est affirmée dans l’histoire comme fondée sur
le peuple, mais dans une vision dépolitisée, infantilisante pour les citoyens,
éventuellement validée par des plébiscites. La Constituante, pour sa part, ne
prendra son sens démocratique qu’en laissant s’exprimer le dissensus d’où doit
émerger à nouveau l’intérêt général. Elle permet d’œuvrer à la reconstruction
du corps politique et social en gestation depuis des années, comme ce fut le
cas en 1789, dans le cadre révolutionnaire, et en 1946, avec le programme du
Conseil national de la Résistance (CNR) (9).
Cette reconstruction était en ébauche lors du référendum du
29 mai 2005. Elle présuppose la réaffirmation du citoyen libre,
humain et social en tant que membre du corps politique, contre l’individu
indistinct au sein d’une communauté unanime. C’est à cela qu’appelle George
Orwell lorsqu’il fait dire à Big Brother : « Tant que votre but
sera de rester vivants, non de rester humains, rien ne changera. Mais, à la
qualité d’êtres humains, vous avez préféré celle d’êtres vivants, vous
confinant ainsi dans un éternel présent et vous assurant que je serais toujours
là. Ne vous en plaignez pas (10). »
André Bellon
Président de l’Association
pour une Constituante, ancien président de la commission des affaires
étrangères de l’Assemblée nationale.
(1) Lire Serge Halimi, « Le temps des
jacqueries », Le Monde diplomatique,janvier 2014.
(2) Cité par Nice
Rendez-vous, 13 juin 2010.
(3) Didier Van Cauwelaert, « Napoléon
III : “Victor Hugo m’a tuer” », Le Point, Paris,
12 août 2010.
(4) Elu président de la République en 1848, Louis-Napoléon
Bonaparte effectue un coup d’Etat le 2 décembre 1851. Il établit le
Second Empire et règne sous le nom de Napoléon III.
(5) Entretien à Woman’s Own, Londres,
31 octobre 1987.
(6) Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, Vent
Terral, coll. « Œuvres philosophiques », Valence-d’Albigeois, 2009
(1re éd. : 1891).
(7) Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Exils,
Paris, 2000.
(8) Lire Lori M. Wallach, « Le traité
transatlantique, un typhon qui menace les Européens », Le Monde
diplomatique, novembre 2013.
(9) Cela peut, bien sûr, être un échec, comme en 1848.
(10) George Orwell, 1984, Gallimard, coll. « Folio »,
Paris, 1972.
Voir aussi le courrier des lecteurs dans
notre édition de mai 2014.
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