jeudi 11 juin 2015

Bonapartisme ou Constituante

C’est devenu une évidence : le fossé se creuse entre les citoyens et leurs représentants. La « crise de la démocratie » traduit un changement de modèle politique. Adopté en violation de la volonté exprimée par les électeurs le 29 mai 2005, le traité de Lisbonne a signalé la tentation autoritaire d’une partie des élites. L’élection d’une Assemblée constituante en France permettrait-elle de la juguler ?

Par André Bellon, avril 2014

Le rejet du traité constitutionnel européen (TCE), le 29 mai 2005, restera un tournant dans l’histoire de France. Une légitimité démocratique a tenté de s’affirmer. Elle a été bafouée. Depuis, et de façon sporadique, des révoltes émergent sans cohérence apparente, mais dans une volonté commune de rejet des pouvoirs en place (grandes manifestations, « bonnets rouges »...) (1). Sont-elles les signes avant-coureurs d’une violence plus générale, d’une profonde crise de régime ?

Paradoxe apparent : au moment où les principaux dirigeants politiques ne souhaitent pas remettre en cause la légitimité des institutions sur lesquelles repose leur pouvoir, tous sont contraints de reconnaître que les citoyens se sentent de moins en moins représentés.

"la pression de la force réglementaire des institutions de Bruxelles, grand aspirateur de toute souveraineté nationale et populaire"

Le mot d’illégitimité était jusqu’alors tabou. Mais, le 11 novembre 2013, le président de la République se faisait huer lors de sa visite à Oyonnax, ville symbole de la Résistance. Le lendemain, le premier ministre Jean-Marc Ayrault, s’affrontant à M. Christian Jacob, chef de file de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) lors des questions d’actualité à l’Assemblée nationale, l’accusa en ces termes : « Vous êtes en train de faire croire qu’il y a une crise institutionnelle. Mais de quoi parlez-vous ? Remettez-vous en cause la légitimité de l’élection présidentielle au suffrage universel ? » Accusation ferme, certes. Il n’empêche : la question de la légitimité avait été posée.

Voilà plusieurs décennies que le régime de la Ve République se fragilise. Il est fondé sur un pilier présidentiel sans contrôle, d’ailleurs renforcé depuis l’an 2000 par le quinquennat et la prééminence de l’élection du président par rapport à celle des députés (désignés au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, ce qui renforce encore la domination du parti du président). Ce pouvoir s’éloigne de plus en plus des citoyens. Il s’en écarte encore davantage sous la pression de la force réglementaire des institutions de Bruxelles, grand aspirateur de toute souveraineté nationale et populaire. Il ne reste, pour faire croire à la valeur démocratique des institutions, que l’alternance entre UMP et Parti socialiste (PS), alternance qui tente de masquer l’unisson sur l’essentiel. Plus légal que légitime, le pouvoir se maintient grâce à cette règle du jeu. D'où la question qui chemine : comment la remettre en cause ?

Le Front national (FN) apparaît à un nombre important d’électeurs comme l’instrument possible pour atteindre cet objectif, et des citoyens de plus en plus nombreux refusent de voler au secours du tandem UMP-PS face au danger FN au nom d’un hypothétique front républicain. Voir dans ces attitudes de simples réflexes racistes ne rend compte que d’une partie du phénomène. L’aspiration à l’ordre traduit peut-être aussi une aspiration à la protection face à la dégradation de la qualité de la vie et des droits sociaux depuis trente ans. L’insécurité est autant, sinon plus, sociale que physique.

Reconquête de la vie publique

C’est ainsi que se construit une option de gouvernement musclé censé écouter les citoyens, comprendre leurs difficultés et se démarquer des recettes utilisées depuis des décennies. Le souvenir de Bonaparte resurgit avec celui de l’Etat garant de la communauté nationale. Cette option ne circule pas seulement dans les arcanes du parti de Mme Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard si un mouvement de réhabilitation de Napoléon III a rassemblé depuis une vingtaine d’années des personnages tels que le député-maire de Nice Christian Estrosi — « Je suis bonapartiste comme Napoléon III, c’est un état d’esprit, c’est un état d’âme  (2) » — ou le Prix Goncourt Didier Van Cauwelaert (3). On l’avait retrouvé, lors de l’hommage rendu à Philippe Séguin, le 12 janvier 2010, dans la bouche de M. Bernard Accoyer, alors président de l’Assemblée nationale. Sa déclaration appelant à rompre avec la « tradition héritière de Victor Hugo », critique de Napoléon III, et à magnifier la « vision d’un empereur moderniste et soucieux du bien commun, qui équipa et enrichit la France », ne suscita à l’époque aucune réaction de l’opposition socialiste, prétendue héritière des républicains victimes du coup d’Etat de 1851 qui rétablit l’Empire. Lorsque l’esprit républicain n’est plus dominant, faut-il s’étonner de voir ainsi apparaître l’ombre d’un 2 Décembre (4) ?

Car les rappels à l’ordre républicain n’ont aucun sens si le contrat social et l’unité républicaine se dissolvent sous le coup des intérêts particuliers, si la citoyenneté, fondamentale dans l’histoire politique de la France, n’est plus qu’un argument de congrès, si les citoyens ne sont pas acteurs de leur propre destin. Sans doute ont-ils perdu leurs repères, mais n’est-ce pas parce que tout pousse à les faire disparaître ?

En particulier, la volonté affirmée de revaloriser le rôle du Parlement, victime expiatoire du système, ne sert souvent qu’à enterrer le problème posé par la légitimité chancelante des institutions. Après la réforme constitutionnelle du président Nicolas Sarkozy, le 23 juillet 2008, la commission Jospin « de rénovation et de déontologie de la vie publique », nommée par le président François Hollande le 16 juillet 2012, n’a pas dérogé à ce scénario. Symptomatique des progrès de la thématique de l’ordre, elle a surtout cherché à « moraliser » les élus (interdiction du cumul des mandats, levée de l’immunité pénale du président de la République), tentant ainsi de faire croire que l’importance du Parlement se mesurait non à son rôle institutionnel ou au contrôle qu’il peut exercer sur l’activité politique du président, mais à la seule vertu de ses membres.
Peu commentée publiquement, l’offense faite au suffrage universel par la signature, le 13 décembre 2007, du traité de Lisbonne, jumeau du TCE rejeté par les Français (et les Néerlandais), a néanmoins frappé les esprits. D'abord parce qu’elle est révélatrice du peu de cas que font les pouvoirs successifs de la souveraineté populaire. Mais aussi, et bien plus, parce que ce vote, loin d’être un amalgame de mécontentements, avait réussi à créer, au travers des débats qui l’avaient précédé, une réelle volonté collective : celle du peuple souverain dessinant l’ébauche d’un nouvel intérêt général, fondement de la République.

On peut évidemment regretter que la dynamique démocratique ainsi créée n’ait pu se développer. Il aurait fallu employer des mots en accord avec cette volonté collective, par exemple par un appel à la démission du chef de l’Etat favorable au « oui », ou à la dissolution de l’Assemblée nationale, elle aussi ultramajoritairement acquise au « oui » — mots d’ordre particulièrement démocratiques. On ne peut donc que déplorer les tentatives de récupération de ce vote à des fins uniquement partisanes (par exemple autour du candidat du « “non” de gauche » à l’élection présidentielle), tentatives qui l’ont rabaissé à des niveaux politiciens, transformant un élan majoritaire en mouvements parcellaires. Il reste que l’événement a prouvé qu’au-delà de tous les discours de fatalité, de la pression des médias et des chantages économiques, la volonté collective pouvait s’exprimer de manière construite lorsqu’elle en trouvait l’occasion.

C’est dans cette volonté que doit résider l’issue pacifique et démocratique à la crise actuelle. Et l’élection d’une Assemblée constituante au suffrage universel en offre un aboutissement.

"C’est là l’objectif principal de la Constituante, cette refondation de la société autour de la réappropriation de ce bien collectif qu’est la vie publique." 

Cette perspective peut sembler trop institutionnelle pour résoudre les difficultés sociales. Bien sûr, le changement ne se fera pas sans le mouvement social ; mais celui-ci a peu de chances de vaincre dans le cadre politique qui impose actuellement sa loi d’airain. Les oppositions internes à la société ne peuvent pas s’exprimer indépendamment de l’existence même d’une société. L’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher avait bien compris l’enjeu lorsque, sous l’égide de l’économiste libéral Friedrich Hayek, elle déclarait qu’il n’existait rien qui s’apparente à une société (« There is no such thing as society (5) »). Si la lutte est plus que jamais nécessaire face aux attaques contre les acquis sociaux, au chômage, à l’extension de la misère et de la précarité, peut-elle s’affranchir de la reconquête du corps politique ? C’est là l’objectif principal de la Constituante, cette refondation de la société autour de la réappropriation de ce bien collectif qu’est la vie publique. La recréation de cet être politique est évidemment nécessaire pour donner sens à la Constituante, et celle-ci confère un but à cette recréation.

Ce débat n’est pas neuf. En son temps, Jean Jaurès avait développé l’idée que l’histoire du mouvement ouvrier était en même temps celle de la participation des ouvriers à la construction de l’espace public grâce à leur capacité d’autonomie au sein même de la société capitaliste. Jaurès insistait alors sur la pertinence de la démocratie comme instrument de libération et de lutte, estimant qu’elle était « le milieu où se meuvent les classes », se révélant ainsi « dans le grand conflit social une force modératrice » (6).

Non seulement ce débat est toujours actuel, mais il est renouvelé et amplifié par la construction européenne, par la thématique du dépassement de l’Etat, par la mondialisation. L’abandon des concepts de peuple ou de nation est par exemple présenté comme progressiste par une figure d’une certaine gauche, Antonio Negri, qui ne craint pas de déclarer que « les concepts de nation, de peuple et de race ne sont jamais très éloignés (7) », thèse qui doit ravir l’extrême droite. Plus nuancés, d’autres ne voient le mouvement social et l’action politique qu’au niveau européen, voire mondial, sans tenir compte du fait que les plus grandes mobilisations ont toujours lieu dans le cadre national. Déjà, le 18 janvier 1957, l’ancien président radical du Conseil Pierre Mendès France, expliquant à l’Assemblée nationale son vote contre le traité de Rome, avait dénoncé cette probable dérive : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes : soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique. »

"C’est pourquoi seules deux voies s’ouvrent à nous : bonapartisme ou élection d’une Constituante. Deux chemins qui sollicitent le peuple, mais sur des valeurs opposées et sur des visions différentes de l’avenir."

Vouloir une « mondialisation sociale » ou une « Union européenne républicaine » n’a aucun sens, dans la mesure où l’objet idéologique de ces constructions est justement la destruction des valeurs républicaines et sociales. Comment, au contraire, ne pas voir que les dynamiques de contestation de l’ordre dominant ont débouché sur des Constituantes nationales tant en Bolivie ou en Equateur qu’en Islande, ce qui n’a pas entraîné un quelconque isolement de ces pays, mais au contraire une dynamique internationale intense, comme le prouvent les nouvelles alliances en Amérique latine ?

La crise actuelle en France n’est pas seulement celle d’une majorité, mais aussi celle de l’organisation politique et sociale ; c’est pourquoi la confiance entre citoyens et responsables politiques se dissout année après année. Alors que le monde se trouve en mutation profonde, tant géopolitique qu’économique, l’Europe et les pays qui la composent s’enferment dans des certitudes — affaiblissement systématique des Etats, accord de libre-échange transatlantique (8), etc. — qui ôtent toute capacité d’action spécifique. Le soutien actif du peuple aux choix politiques est nécessaire face aux défis de la période, à la fois pour mobiliser sur le terrain national et pour configurer de nouvelles solidarités internationales. C’est pourquoi seules deux voies s’ouvrent à nous : bonapartisme ou élection d’une Constituante. Deux chemins qui sollicitent le peuple, mais sur des valeurs opposées et sur des visions différentes de l’avenir.

L’option bonapartiste s’est affirmée dans l’histoire comme fondée sur le peuple, mais dans une vision dépolitisée, infantilisante pour les citoyens, éventuellement validée par des plébiscites. La Constituante, pour sa part, ne prendra son sens démocratique qu’en laissant s’exprimer le dissensus d’où doit émerger à nouveau l’intérêt général. Elle permet d’œuvrer à la reconstruction du corps politique et social en gestation depuis des années, comme ce fut le cas en 1789, dans le cadre révolutionnaire, et en 1946, avec le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) (9). Cette reconstruction était en ébauche lors du référendum du 29 mai 2005. Elle présuppose la réaffirmation du citoyen libre, humain et social en tant que membre du corps politique, contre l’individu indistinct au sein d’une communauté unanime. C’est à cela qu’appelle George Orwell lorsqu’il fait dire à Big Brother : « Tant que votre but sera de rester vivants, non de rester humains, rien ne changera. Mais, à la qualité d’êtres humains, vous avez préféré celle d’êtres vivants, vous confinant ainsi dans un éternel présent et vous assurant que je serais toujours là. Ne vous en plaignez pas (10). »

André Bellon

Président de l’Association pour une Constituante, ancien président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.

(1) Lire Serge Halimi, « Le temps des jacqueries », Le Monde diplomatique,janvier 2014.
(2) Cité par Nice Rendez-vous, 13 juin 2010.
(3) Didier Van Cauwelaert, « Napoléon III : “Victor Hugo m’a tuer” », Le Point, Paris, 12 août 2010.
(4) Elu président de la République en 1848, Louis-Napoléon Bonaparte effectue un coup d’Etat le 2 décembre 1851. Il établit le Second Empire et règne sous le nom de Napoléon III.
(5) Entretien à Woman’s Own, Londres, 31 octobre 1987.
(6) Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, Vent Terral, coll. « Œuvres philosophiques », Valence-d’Albigeois, 2009 (1re éd. : 1891).
(7) Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Exils, Paris, 2000.
(8) Lire Lori M. Wallach, « Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(9) Cela peut, bien sûr, être un échec, comme en 1848.
(10) George Orwell, 1984, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1972.
Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de mai 2014.


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