Par Serge Halimi, mars 2015
Appuyée par la plupart des capitales
européennes, l’Allemagne n’accepte pas l’arrivée au pouvoir à Athènes d’un
gouvernement de gauche déterminé à appliquer son programme. Elle prétend tirer
argument de sa domination économique et financière pour contraindre la Grèce à
tenir le cap d’une politique d’austérité qui l’a ruinée.
Les Grecs n’ont pas besoin qu’on leur
explique la signification du terme « démocratie ». Pourtant, les
leçons pleuvent sur leurs têtes depuis qu’ils ont porté au pouvoir une force de
gauche déterminée à tourner le dos aux politiques d’austérité qui depuis six
ans les tourmentent. Les admonestations leur sont dispensées d’autant plus
copieusement que les maîtres d’école savent de quoi ils parlent. Eux qui ont imposé
des traités rejetés par le suffrage populaire et renié leurs engagements de
campagne sitôt leur élection acquise. Désormais, une épreuve de force les
oppose à ceux qui veulent tenir ce qu’ils ont promis, et à quoi ils croient.
Elle sera d’autant plus rude que ces derniers pourraient diffuser à des tiers,
jusqu’alors résignés à leur impuissance, des idées menaçantes pour l’ordre
social. Au-delà du sort de la Grèce, cet affrontement engage le destin de la
démocratie européenne (1).
Le mérite de Syriza est immense. Pas
seulement parce que son choix l’amène à réhabiliter des termes devenus aussi
insolites dans la vie démocratique que « souveraineté », « dignité »,
« fierté », « espoir ». Mais aussi parce que les
instruments destinés à garrotter la volonté d’une Grèce indocile sont exhibés
aux yeux de tous. Faute d’un accord avec ses partenaires européens et avec le
Fonds monétaire international (FMI), le pays risque de se retrouver à court
d’argent. Ses options les plus évidentes ne seraient alors guère
enviables : quitter la zone euro, emprunter à des taux prohibitifs auprès
des marchés financiers.
M. Tsipras l’a compris : on
attend de lui qu’il capitule. Car tant qu’il se cabre, tant qu’il mobilise
l’enthousiasme de sa population, il défie un ordre économique et sa camisole de
force, il chamboule les usages politiques les mieux installés. Après tout,
M. François Hollande n’a pas eu besoin de plus de vingt-quatre heures
pour se rendre à Berlin et piétiner ses promesses de campagne — la
renégociation du pacte de stabilité européen, le combat contre son « véritable
adversaire », la finance — et endosser sans broncher la politique de
son prédécesseur.
Moins de dix jours après la victoire de
Syriza, les banquiers centraux de la zone euro envoyaient leur première salve
punitive en privant subitement les banques grecques de leur principal canal de
financement. C’était un moyen pour eux d’obliger Athènes à négocier dans
l’urgence un accord avec ses créanciers, essentiellement les Etats européens et
le FMI, et à reprendre le programme d’austérité là où le précédent gouvernement
l’avait laissé. M. Hollande jugea aussitôt« légitime » le
coup de force de la Banque centrale européenne (BCE). Tout comme le premier
ministre italien, M. Matteo Renzi. Si l’on ne sait jamais très précisément
où se trouve le président français, du moins comprend-on désormais où il ne se
situe pas : avec le peuple grec.
Pendant que le garrot européen se
resserre, que les marchés financiers accentuent leur pression sur le
gouvernement d’Athènes, les termes du jeu deviennent terriblement clairs. La
Grèce est soumise à un diktat. En échange des financements dont elle a besoin,
on exige qu’elle entérine sur-le-champ une avalanche d’exigences dogmatiques et
inefficaces, toutes contraires au programme de son gouvernement : réduire
une fois de plus les retraites et les salaires, augmenter encore le taux de la
taxe sur la valeur ajoutée (TVA), engager la privatisation de quatorze
aéroports, affaiblir davantage le pouvoir de négociation des syndicats,
affecter des excédents budgétaires croissants au remboursement de ses
créanciers alors même que la détresse sociale de son peuple est immense. « Les
ministres [de l’Eurogroupe], a précisé M. Pierre Moscovici, commissaire
européen aux affaires économiques, étaient tous d’accord sur le fait qu’il
n’existe pas d’alternative à la demande d’une extension du programme actuel. » Avant
de répéter le célèbre slogan de Margaret Thatcher, M. Moscovici, se
souvenant peut-être qu’il était membre d’un parti socialiste, avait néanmoins
tenu à préciser : « Ce que nous voulons, c’est aider le peuple
grec » (2).
L’aider, mais en lui interdisant de dévier de la politique d’austérité qui l’a
ruiné.
La Grèce, fait savoir son ministre des
finances Yanis Varoufakis, est« déterminée à ne pas être traitée comme une
colonie de la dette dont le destin est de souffrir (3) ». L’enjeu
en cause dépasse ainsi celui du droit d’un peuple à choisir son destin, y
compris quand un arbitre des élégances démocratiques aussi délicat que le
ministre des finances allemand, M. Wolfgang Schäuble, estime qu’il « a
élu un gouvernement qui agit de manière un peu irresponsable (4) » Car
la question posée porte aussi sur la possibilité pour un Etat de s’extraire de
stratégies destructrices, au lieu de devoir les durcir chaque fois qu’elles
échouent.
Vingt-sept assassins de l’espérance
Depuis que les institutions européennes
ont jeté leur dévolu sur la Grèce et soumis l’économie la plus déprimée de
l’Union à la politique d’austérité la plus draconienne, de quel bilan
peuvent-elles se prévaloir ? Celui qu’on pouvait attendre et qui fut d’ailleurs
annoncé : une dette qui ne cesse d’enfler, un pouvoir d’achat qui
s’effondre, une croissance atone, un taux de chômage qui s’envole, un état
sanitaire dégradé. Mais peu importe, le Gramophone européen ne cesse de
répéter : « La Grèce doit respecter ses engagements ! ». Sclérosée dans ses certitudes, la sainte
alliance refuse même d’entendre le président des Etats-Unis quand il explique,
encouragé dans son analyse par une armada d’économistes et d’historiens : « On
ne peut pas continuer à pressurer des pays en dépression. A un moment donné, il
faut une stratégie de croissance pour pouvoir rembourser ses dettes (5). »
L’effondrement économique que la Grèce a
subi depuis six ans est comparable à celui que quatre ans de
destructions militaires et une occupation étrangère avaient infligé à la France
pendant la première guerre mondiale (6).
On comprend alors que le gouvernement de M. Tsipras bénéficie dans son
pays, y compris à droite, d’un énorme appui populaire quand il refuse de
prolonger une politique aussi destructrice. Et de se résigner à survivre « comme
un drogué qui attend sa prochaine dose (7) ». Hélas,
Syriza compte moins d’appuis ailleurs. Un peu à la manière du roman d’Agatha
Christie Le Crime de l’Orient-Express, enquêter sur les assassins
potentiels de l’espérance grecque obligerait à interroger la totalité des
gouvernements européens. Et d’abord l’Allemagne : les règles
disciplinaires qui ont échoué sont les siennes ; elle entend écraser les
peuples qui renâclent à les subir indéfiniment, surtout quand ils sont
méditerranéens (8).
Avec l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, le mobile du crime est encore plus
sordide. Les populations de ces Etats auraient en effet intérêt à ce que la
main de fer de l’austérité cesse enfin de les broyer. Mais leurs gouvernements
ont peur, en particulier quand chez eux une force de gauche les menace, qu’un
Etat ne démontre enfin qu’on peut refuser d’emprunter « un chemin
balisé, un chemin connu, un chemin connu des marchés, comme des institutions et
de l’ensemble des autorités européennes », celui dont M. Michel
Sapin, ministre des finances français, continue de prétendre qu’on doit « l’explorer
jusqu’au bout » (9).
Or une éventuelle échappée belle d’Athènes démontrerait que tous ces
gouvernements se sont fourvoyés en faisant souffrir leur peuple.
Chacun sait en effet qu’à moins de
parvenir à « tirer du sang à une pierre », la dette grecque
ne sera jamais remboursée. Comment ne pas comprendre également que la stratégie
économique de Syriza consistant à financer des dépenses sociales urgentes grâce
à une lutte contre la fraude fiscale pourrait enfin s’appuyer sur une jeune
force politique, populaire, déterminée, issue des mouvements sociaux, dégagée
des compromissions du passé. A défaut d’être « balisée », la voie est
donc tracée. Et l’avenir fait penser à ce qu’écrivait la philosophe Simone Weil
à propos des grèves ouvrières de juin 1936 en France : « Nul
ne sait comment les choses tourneront. (…) Mais aucune crainte
n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête la
redresser.(…) Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. (…) Quoi
qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la
première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines
d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission (10). » Le
combat des Grecs est universel. Il ne suffit plus que nos vœux l’accompagnent.
La solidarité qu’il mérite doit s’exprimer en actes. Le temps est compté.
(2)
Respectivement cité par Les Echos, Paris, 17 février 2015,
et interrogé par Europe 1, 12 février 2015.
(3) The
New York Times, 17 février 2015.
(4)
Entretien avec la radio publique allemande Deutschlandfunk, 16 février
2015.
(5)
M. Barack Obama, interrogé par Cable News Network (CNN) le
1er février 2015.
(6)
Sur une base 100 en 1913, le produit national brut français est tombé à 75,3 en
1919 (Jean-Paul Barrière, La France au XXe siècle, Hachette,
Paris, 2000). De son côté, l’économiste américain Paul Krugman relève dans le New
York Times du 17 février 2015 que la Grèce a perdu 26 % de son
produit intérieur brut entre 2007 et 2013, contre 29 % dans le
cas de l’Allemagne entre 1913 et 1919.
(7)
Entretien avec M. Varoufakis, Le Monde, 3 février 2015.
(8)
Depuis 1997, l’Allemagne a pourtant été mise en procédure de déficit excessif
huit fois par les autorités européennes, la France, onze fois.
(9)
« Réunion
de l’Eurogroupe sur la Grèce (Bruxelles, 16 février 2015) »,
Représentation permanente auprès de l’Union européenne, www.rpfrance.eu
(10) Simone Weil, « La vie et la grève des ouvrières
métallos », Œuvres complètes. Ecrits historiques et politiques, vol. II,
Gallimard, Paris, 1991.
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