Peut-on comprendre la guerre au Mali si l’on fait l’impasse
sur la difficile survie des tribus qui peuplent le vaste désert du Sahara ?
Que le drapeau des rebelles soit celui de l’islamisme radical ne change rien
aux données profanes, économiques, sociales et politiques qui, là comme au
Liban, en Irak, en Iran ou en Palestine, constituent le terreau des
affrontements et des crises.
par Georges Corm, février 2013
Nous avons changé d’époque. A la période où l’on condamnait,
à l’Ouest, la subversion communiste encouragée par Moscou et où l’on célébrait,
à l’Est, la lutte des classes et l’anti-impérialisme a succédé celle qui
convoque les luttes de communautés religieuses ou ethniques, voire tribales.
Cette nouvelle grille de lecture a acquis un crédit exceptionnel depuis que le
politologue américain Samuel Huntington a popularisé, il y a plus de vingt ans,
la notion de « choc des civilisations », expliquant que les différences
de valeurs culturelles, religieuses et morales étaient à la source de
nombreuses crises. Huntington ne faisait que redonner vie à la vieille
dichotomie raciste, popularisée par Ernest Renan au XIXe siècle, entre le
monde aryen, supposé civilisé et raffiné, et le monde sémite, considéré comme
anarchique et violent.
Cette invocation de « valeurs » encourage un
retour à des identités primaires que les grandes vagues successives de
modernisation avaient fait reculer et qui, paradoxalement, reviennent en grâce
avec la mondialisation, l’homogénéisation des modes de vie et de consommation,
ou encore les bouleversements sociaux provoqués par le néolibéralisme, dont
sont victimes de larges couches de population dans le monde. Elle permet une
mobilisation des opinions publiques à l’échelle internationale en faveur de
l’une ou l’autre des parties d’un conflit, mobilisation fortement aidée par la
permanence de certaines traditions universitaires imprégnées d’un essentialisme
culturel hérité des visions coloniales.
Alors que le libéralisme laïque à la mode européenne et
l’idéologie socialiste, qui s’étaient répandus hors d’Europe, semblent s’être
tous deux évanouis, les conflits sont réduits à leur dimension anthropologique
et culturelle. Peu de journalistes ou d’universitaires se préoccupent de
maintenir un cadre d’analyse de politologie classique, qui prenne en compte les
facteurs démographiques, économiques, géographiques, sociaux, politiques,
historiques et géo-politiques, mais aussi l’ambition des dirigeants, les
structures néo-impériales du monde et les volontés de reconnaissance de
l’influence de puissances régionales.
En règle générale, la présentation d’un conflit fait
abstraction de la multiplicité des facteurs qui ont entraîné son déclenchement.
Elle se contente de distinguer des « bons » et des « méchants »
et de caricaturer les enjeux. Les protagonistes se verront désignés par leurs
affiliations ethniques, religieuses et communautaires, ce qui suppose une
homogénéité d’opinions et de comportement à l’intérieur des groupes ainsi
désignés.
Les signes avant-coureurs de ce type d’analyse sont apparus
durant la dernière période de la guerre froide. C’est ainsi que dans le long
conflit libanais, entre 1975 et 1990, les divers acteurs ont été
classés en « chrétiens » et « musulmans ». Les premiers
étaient tous censés adhérer à un regroupement dénommé Front libanais, ou au parti
phalangiste, formation droitière de la communauté chrétienne ; les seconds
étaient réunis dans une coalition dénommée « palestino-progressiste »,
puis « islamo-progressiste ». Cette présentation caricaturale ne
s’embarrassait pas du fait que de nombreux chrétiens appartenaient à la
coalition anti-impérialiste et anti-israélienne, et soutenaient le droit des
Palestiniens à mener des opérations contre Israël à partir du Liban, alors que
bien des musulmans y étaient hostiles. En outre, le problème posé au Liban par
la présence de groupes armés palestiniens, et par les représailles israéliennes
violentes et massives que subissait la population, était de nature profane,
sans relation aucune avec les origines communautaires des Libanais.
Généralités creuses et stéréotypes
Au cours de la même période, il se produisit d’autres
manipulations des identités religieuses qui ne furent nullement dénoncées par
les analystes spécialisés et les grands médias. Ainsi, la guerre d’Afghanistan,
provoquée par l’invasion soviétique de décembre 1979, devait donner lieu à
une mobilisation de « l’islam » contre des envahisseurs qualifiés
d’athées, et occulter la dimension nationale de la résistance. Des milliers de
jeunes musulmans de toutes nationalités, mais principalement arabes, furent
entraînés et radicalisés sous la houlette américaine, saoudienne et
pakistanaise, créant ainsi le contexte favorable au développement d’une
Internationale islamiste djihadiste qui perdure.
De plus, la révolution iranienne de
janvier-février 1979 fut à l’origine d’un malentendu géopolitique majeur,
les puissances occidentales pensant que le mieux, pour succéder au chah et
éviter un gouvernement à coloration bourgeoise nationaliste (sur le modèle de
l’expérience menée par Mohammad Mossadegh au début des années 1950), ou
socialisant et anti-impérialiste, serait l’arrivée au pouvoir de dirigeants
religieux. L’exemple de deux Etats très religieux, l’Arabie saoudite et le
Pakistan, étroitement alliés aux Etats-Unis, leur fit présumer que l’Iran
serait lui aussi un partenaire fidèle, et tout aussi résolument antisoviétique.
Par la suite, la grille d’analyse changea. La politique
anti-impérialiste et propalestinienne de Téhéran fut dénoncée comme « chiite »,
antioccidentale et subversive, en opposition à une politique sunnite qualifiée
de modérée. Susciter une rivalité entre sunnites et chiites, et accessoirement
entre Arabes et Perses — piège dans lequel Saddam Hussein fonça tête
baissée en attaquant l’Iran en septembre 1980 —, devint une préoccupation
majeure des Etats-Unis, davantage encore après l’échec de leur invasion de
l’Irak en 2003, qui débouchera finalement sur un accroissement de
l’influence iranienne (1).
Toute une littérature politique et médiatique invoque
désormais le danger représenté par un croissant dit « chiite »,
constitué par l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Hezbollah libanais, qui tenterait
de déstabiliser l’islam sunnite, pratiquerait le terrorisme et serait animé par
la volonté d’éliminer l’Etat d’Israël. Personne ne pense à rappeler que la
conversion d’une partie des Iraniens à l’islam chiite ne remonte qu’au xvie
siècle, et qu’elle fut encouragée par la dynastie des Safavides pour mieux
s’opposer à l’expansionnisme ottoman (2).
On feint également d’ignorer que l’Iran a toujours été une puissance régionale
majeure, et que le régime ne fait que poursuivre, sous de nouveaux oripeaux, la
politique de grandeur du chah, qui se voulait le gendarme du Golfe — et
qui avait, lui aussi, de fortes ambitions nucléaires, encouragées alors par la
France. Malgré ces données historiques profanes, tout, au Proche-Orient, est désormais
analysé en termes de « sunnites et chiites ».
Depuis le déclenchement des révoltes dans le monde arabe,
début 2011, le jeu de la simplification continue. A Bahreïn, les
manifestants sont décrits comme des « chiites » manipulés par l’Iran
contre les gouvernants sunnites. C’est oublier les citoyens de confession
chiite partisans du pouvoir en place, comme ceux de confession sunnite qui
sympathisent avec la cause des opposants. Au Yémen, la révolte houthiste (3)
des partisans de la dynastie royale qui a longtemps gouverné ce pays n’est vue
que comme un phénomène « chiite », dû exclusivement à l’influence de
l’Iran.
Au Liban, en dépit des oppositions qu’il peut susciter au
sein de la communauté chiite, et, à l’inverse, de la popularité qu’il a acquise
auprès de nombreux chrétiens et musulmans de diverses confessions, y compris
des sunnites, le Hezbollah est considéré comme un simple instrument aux mains
des ambitions iraniennes. On passe sous silence le fait que ce parti est né de
l’occupation par Israël, entre 1978 et 2000, d’une large partie du
sud du pays, peuplée majoritairement de chiites ; occupation qui aurait
sûrement perduré sans sa résistance acharnée.
Par ailleurs, que le Hamas à Gaza soit un pur produit « sunnite »,
issu de la mouvance des Frères musulmans palestiniens, ne dérange guère les
analystes qui soutiennent le sunnisme « modéré » : ce mouvement
doit être dénoncé, puisque les armes fournies sont d’origine iranienne et
destinées à lever le blocus du territoire par Israël.
En bref, la nuance est partout absente. Les situations
d’oppression ou de marginalité socio-économiques sont passées sous silence. Les
ambitions hégémoniques des parties en conflit n’existent pas : il y a des
puissances bienfaisantes et d’autres malfaisantes. Des communautés aux opinions
et aux comportements diversifiés sont caractérisées au moyen de généralités
anthropologiques creuses et d’essentialismes culturels stéréotypés, alors même
qu’elles ont vécu durant des siècles dans une forte interpénétration
socio-économique et culturelle.
De nouveaux concepts ont envahi les discours : en
Occident, les « valeurs judéo-chrétiennes » ont succédé à
l’invocation de nature laïque de racines « gréco-romaines ». De même,
la promotion de « valeurs, spécificités et coutumes musulmanes », ou
« arabo-musulmanes », a succédé aux revendications
anti-impérialistes, socialisantes et « industrialisantes » du
nationalisme arabe d’inspiration laïque, qui avait longtemps dominé la scène
politique régionale.
Désormais, les valeurs individualistes et démocratiques que
prétend incarner l’Occident sont opposées aux valeurs supposées exclusivement
holistes, « patriarcales et tribales » de l’Orient. Déjà, naguère, de
grands sociologues européens avaient estimé que les sociétés bouddhistes
n’accéderaient jamais au capitalisme industriel, basé sur les valeurs censément
très spécifiques du protestantisme…
Dans la même veine, la question palestinienne n’est plus
perçue comme une guerre de libération nationale, qui pourrait être résolue par
la création d’un seul pays où vivraient sur un pied d’égalité juifs, chrétiens
et musulmans, comme l’a longtemps réclamé l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP) (4).
Elle est considérée comme un refus arabo-musulman opposé à la présence juive en
Palestine, et donc, pour beaucoup de bons esprits, comme le signe d’une
permanence de l’antisémitisme contre laquelle il faudrait sévir. Un peu de bon
sens suffit pourtant pour comprendre que si la Palestine avait été envahie par
des bouddhistes, ou si la Turquie postottomane avait voulu la reconquérir, la
résistance aurait été tout aussi constante et violente.
Au Tibet, au Xinjiang, aux Philippines, dans le Caucase sous
domination russe, en Birmanie, où l’on vient de découvrir l’existence d’une
population musulmane en conflit avec ses voisins bouddhistes et désormais au
Mali, mais aussi dans l’ex-Yougoslavie démembrée sur des lignes communautaires
(Croates catholiques, Serbes orthodoxes, Bosniaques musulmans), en Irlande
(divisée entre catholiques et protestants) : dans toutes ces régions, les
conflits peuvent-ils vraiment être perçus comme l’affrontement de valeurs religieuses ?
Ou sont-ils, au contraire, profanes, c’est-à-dire ancrés dans une réalité
sociale dont nul ne se soucie plus guère d’analyser la dynamique, tandis que de
nombreux dirigeants communautaires autoproclamés y trouvent l’occasion de
réaliser leurs ambitions ?
L’instrumentalisation des identités dans le jeu des grandes
et des petites puissances est vieille comme le monde. On avait pu croire que la
modernité politique et les principes républicains qui se sont diffusés sur la
planète depuis la Révolution française avaient durablement installé la laïcité
dans la vie internationale et dans les rapports entre les Etats ; or il
n’en est rien. On assiste à la montée des prétentions de certains Etats à se
faire les porte-parole de religions transnationales, en particulier pour ce qui
est des trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme et
islam).
Des sanctions à géométrie variable
Les Etats qui se saisissent du religieux le mettent au
service de leur politique de puissance, d’influence et d’expansion. Ils
justifient ainsi la non-application des grands principes des droits humains
définis par les Nations unies, l’Occident entérinant l’occupation continue des
territoires palestiniens depuis 1967, et certaines puissances musulmanes
acceptant les flagellations, lapidations, mains coupées aux voleurs. Les
sanctions appliquées aux contrevenants au droit international varient elles
aussi : châtiments sévères imposés par la « communauté internationale »
dans certains cas (Irak, Iran, Libye, Serbie, etc.), absence totale de simple
réprimande dans d’autres (occupation israélienne, régime de détention américain
à Guantánamo).
Faire cesser cette instrumentalisation et les analyses
simplistes qui visent à dissimuler la réalité profane des conflits constitue un
impératif urgent, notamment au Proche-Orient, si l’on veut parvenir à apaiser
cette région tourmentée.
Georges Corm
Ancien ministre libanais, auteur de Pour une lecture
profane des conflits, La Découverte, Paris, 2012.
Notes
(2)
La dynastie des Safavides régna sur la Perse de 1501 à 1736. Ismaïl
Ier (1487-1524) entama la conversion de la population au chiisme.
(4)
Notamment dans le célèbre discours de Yasser Arafat devant l’Assemblée générale
des Nations unies, en 1974, dans lequel il plaidait la cause d’un Etat où
juifs, chrétiens et musulmans jouiraient des mêmes droits.
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