Commémorant le centenaire de l'impôt sur le revenu,
l'Institut des politiques publiques livre une note ravageuse montrant comment,
depuis trente ans, ce prélèvement a été progressivement démantelé. Cette
radiographie constitue un réquisitoire contre la politique fiscale conduite par
François Hollande, au mépris de « l’esprit de la République ».
C’est un anniversaire important mais que les dignitaires
socialistes français, oublieux des combats de leurs glorieux prédécesseurs, se
sont bien gardés de commémorer : instauré par la loi du 15 juillet 1914,
l’impôt sur le revenu vient juste d’avoir cent ans. Aucun oubli pourtant dans
cette absence de célébration : si ni François Hollande ni Manuel Valls
n’ont jugé opportun de saluer cet événement historique, c’est qu’en vérité, la
politique fiscale qu’ils conduisent aujourd’hui tourne radicalement le dos aux
principes de justice fiscale et sociale qui ont été à l’origine de la création
du plus célèbre des prélèvements français.
En douterait-on, il suffit de consulter la passionnante
étude que vient de publier à cette occasion l’Institut des politiques publiques
(IPP). Retraçant l’histoire fiscale du siècle écoulé, elle établit une
radiographie consternante de ce qu’est devenu l’impôt sur le revenu : un
impôt croupion, qui taxe bien davantage les classes moyennes que les très hauts
revenus.
Même si les dirigeants socialistes français d’aujourd’hui
ont la mémoire courte, c’est peu dire, en effet, que ce 15 juillet 1914 est une
date importance dans l’histoire fiscale française. Plus que cela : dans
l’histoire même de la République. Car, dès les premiers soubresauts de la
Révolution française, la question de l’égalité des citoyens face à l’impôt est
au cœur du soulèvement populaire pour mettre à bas l’Ancien régime féodal. Dans
le prolongement de la nuit du 4-Août, qui procède à l’abolition des privilèges,
l’Assemblée constituante adopte ainsi, le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui,
en son article 13, érige un principe majeur : « Pour l'entretien
de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution
commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous
les citoyens, en raison de leurs facultés. » En clair, la République
considère qu’un impôt progressif fait partie de ses valeurs fondatrices.
Dans un discours remarquable, mais peu connu (dont on peut
trouver de larges extraits sur le site de l’Office universitaire de recherche
socialiste), prononcé le 24 octobre 1913 à Limoges, à
l’occasion du congrès de la fédération socialiste de la Haute-Vienne, il a ces
mots formidables : « Oui, nous voterons tous énergiquement,
passionnément pour instituer l’impôt général et progressif sur le revenu, sur
le capitalisme et sur la plus-value avec déclaration contrôlée. Nous le
voterons parce que, quelle que soit la répercussion possible, et il en est
toujours, les impôts ainsi établis sur le grand revenu et le grand capital sont
moins fatalement répartis et pèsent moins brutalement sur la masse que les
impôts directs qui atteignent directement le consommateur ou le paysan sur sa
terre et sur son sillon. Nous le voterons donc et nous le voterons aussi parce qu’il
serait scandaleux, je dirais, parce qu’il serait humiliant et flétrissant pour
la France qu’à l’heure des crises nationales, quand on allègue le péril de la
patrie, la bourgeoisie française refuse les sacrifices qu’a consentis la
bourgeoisie d’Angleterre et la bourgeoisie d’Allemagne. »
Jean Jaurès |
En 1986 commence le déclin
C’est donc avec ce formidable appui que le ministre des
finances, Joseph Caillaux, finit par faire voter cette loi du 15 juillet 1914,
qui instaure pour la première fois en France un impôt général sur les revenus.
Ou plus précisément, la réforme instaure un impôt à deux étages, avec un
premier étage qui instaure des taux d’imposition proportionnels pour
différentes catégories de revenus, et un deuxième étage, constitué d’un impôt
général adossé à un barème progressif.
C’est ce jour-là que voit enfin le jour, dans les
circonstances tumultueuses de cet été 1914, la grande promesse portée par la
Déclaration des droits de l’homme. La grande promesse de l’égalité des citoyens
devant l’impôt et de la justice sociale, résumée par ce principe : plus on
est riches, plus on paie !
Las ! Un siècle plus tard, le bilan est proprement
consternant. Car après être monté en puissance jusqu’au début des années 1980,
l’impôt sur le revenu a ensuite été progressivement démantelé. Et François
Hollande et Manuel Valls veulent continuer cette œuvre de destruction. Voilà en
résumé ce qu’établit cette note très documentée de l’Institut des politiques
publiques, que nous évoquions tout à l’heure.
Produit d’un partenariat entre la prestigieuse École d’économie de Paris et le Centre de recherche
en économie statistique (CREST – un organisme adossé à
l’Insee), l’IPP produit périodiquement des notes visant à évaluer les
politiques publiques. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que la dernière
note (n°12, juillet 2014), consacrée aux cent ans de l’impôt sur le revenu, est
la bienvenue.
Cette note, on peut la télécharger ici.
Cette note commence par des rappels historiques précieux.
Elle pointe en particulier que l’impôt sur le revenu ne prend sa forme
définitive qu’en 1949, avec la suppression du premier étage d’imposition (les
impôts dits cédulaires, en fonction de l’origine des revenus) et l’instauration
d’un nouvel impôt, dit impôt sur le revenu sur les personnes physiques (IRPP),
qui restera en vigueur jusqu’en 1971. Puis, en 1971, une nouvelle réforme
dessine les contours d’un impôt sur le revenu moderne.
Mais quelles que soient ces mutations au fil des ans, la
note relève qu’il faut distinguer deux périodes : pour l’impôt sur le
revenu, il y a un âge de stabilité qui va de 1950 à 1986 ; on entre
ensuite dans une période de déclin.
Pour la première période, celle de la stabilité, la note
dresse ces constats : « Après une montée en charge du barème
entre 1946 (5 tranches) et 1949 (9 tranches), le taux marginal supérieur va
rester inchangé à 60 % de 1946 à 1982 (exception faite des deux années
1964 et 1967 et sans tenir compte des majorations exceptionnelles). Le nombre
de tranches et les taux sont restés quasiment identiques pendant 25 ans, entre
1949 et 1974 : le barème typique de cette période possède 8 à 9 tranches
avec une progression simple et quasi-arithmétique des taux : 0 %, 10 %,
15 %, 20 %, 30 %, 40 %, 50 % et 60 %. Le barème
de l’impôt sur le revenu a connu ensuite une période faste entre 1975 et 1986,
prolongeant la logique des décennies 1950 à 1970 : la progressivité a été
plus étalée sur 13 à 14 tranches avec des taux échelonnés par pas de 5 points
entre 0 % et 65 %. »
La note ajoute : « Les années de 1975 à 1986
constituent la période où le barème de l’imposition des revenus est le plus
progressif de l’après-guerre. En 1986, la 14e et dernière tranche
présentait un taux marginal de 65 % pour les revenus supérieurs à 241 740
francs (soit environ 48 000 € en euros 2014). »
Un impôt de plus en plus microscopique
Puis, après 1986, tout bascule. Sous les effets de la vague
libérale, la droite française se convertit à une politique de baisse des impôts
à marche forcée. Et les socialistes lui emboîtent le pas. Par coup de boutoirs
successifs, l’impôt sur le revenu va alors commencer à être démantelé et sa
progressivité remise en cause, pour le plus grands profits des plus hauts
revenus.
Ce démantèlement progressif de l’impôt sur le revenu, qui
est pourtant au cœur des valeurs fondatrices de la République, la note la
présente de façon saisissante en quelques graphiques ou tableaux qui, le plus
souvent, parlent d’eux-mêmes.
Le nombre de tranche d’imposition qui culmine à 14 en 1983,
garantissant la véritable progressivité du prélèvement, est d’abord
spectaculairement réduit, comme le rappelle le tableau ci-dessous :
En trente ans, la progressivité de l’impôt sur le revenu est
donc gravement mise en cause, avec une réduction de 14 à 6 du nombre des taux
d’imposition.
Mais il n’y a pas que la progressivité de l’impôt sur le
revenu qui est remise en cause au cours de ces trois dernières décennies. C’est
le poids même de cet impôt sur le revenu dans le système global des
prélèvements obligatoires français qui est aussi radicalement allégé. En clair,
l’impôt sur le revenu, seul impôt progressif dans le système français avec
l’impôt de solidarité sur la fortune et les droits de succession, devient de
plus en plus microscopique, tandis que les autres impôts, de nature
proportionnelle et donc beaucoup plus injustes, prennent progressivement une
part croissante, comme le résume ce graphique :
Commentaire de la note : « En 2013, avec 68,5
milliards d’euros, les recettes de l’impôt sur le revenu ne représentent que
7 % de l’ensemble des prélèvements obligatoires. À titre de comparaison,
la contribution sociale généralisée (CSG) représente 91,7 milliards d’euros
(soit 4,3 % du PIB), 144,4 milliards d’euros pour la taxe sur la valeur ajoutée
(TVA) (soit 6,8 % du PIB) et 44,3 milliards d’euros pour l’impôt sur les
sociétés (IS) (soit 2,1 % du PIB). Le graphique 2 présente la part des
recettes de l’impôt sur le revenu dans le total des prélèvements obligatoires
depuis 1914 : dans l’après-guerre, la part de l’impôt sur le revenu dans
les prélèvements obligatoires a suivi une phase d’expansion jusqu’en 1981,
dépassant 12 % des PO pour ensuite décroître jusqu’au début des années 2000 à
environ 6 % des PO. »
Au mépris de « l’esprit de la République »
Et ce qu’il y a de très spectaculaire, c’est que dans cette
vague libérale qui a submergé la planète, la France a fait du zèle.
Contrairement à une idée reçue, propagée par la droite, les milieux patronaux –
mais tout autant aujourd’hui, par les hiérarques socialistes –, la France
a démantelé son impôt sur le revenu bien au-delà de ce qui a été pratiqué dans
les pays les plus libéraux, les États-Unis et la Grande-Bretagne en tête. La
preuve, c’est cet autre graphique qui l’apporte :
Et au profit de qui l’impôt sur le revenu est-il été
progressivement démantelé ? C’est le constat le plus ravageur de cette
note, qui établit précisément que depuis un siècle, les ultrariches (les
1 % les plus favorisés) ont été de plus en plus avantagés par des
exonérations ou abattements successifs, cumulés avec la diminution de la
progressivité de l’impôt. Dans le même temps, pour les 90 % des moins
riches, le poids de l’impôt a fortement progressé, comme le résume le graphique
ci-dessous :
Du coup, on comprend pourquoi les socialistes ont eu la très
pertinente idée, dans le milieu des années 2000, de faire leur autocritique et,
tournant le dos à cette politique de démantèlement de l’impôt sur le revenu, de
proposer de refonder en France un grand impôt citoyen et progressif sur tous
les revenus, sur le modèle de la « révolution
fiscale »préconisée par l’économiste Thomas Piketty.
Mais on comprend aussi la gravité du reniement dont s’est
ensuite rendu coupable François Hollande en oubliant cette promesse de la
campagne présidentielle et en annonçant qu’il en revenait à la politique de
baisse de l’impôt sur le revenu, initiée par la droite française en 1986 et
amplifiée par les socialistes en 2000. Versant de nouveau dans le clientélisme
et le poujadisme antifiscal, François Hollande vient en effet de confirmer,
lors de son allocution du 14 juillet, que de nouvelles baisses de l’impôt sur
le revenu pourraient intervenir en 2015, après celles annoncées pour cet
automne 2014 par Manuel Valls. En clair, la doxa néolibérale a repris le
dessus, et le cap fiscal est de nouveau fixé sur des baisses d’impôts. Un cap
très gravement inégalitaire, comme cette note l’établit.
Dans des formules gentiment diplomatiques, la note conclut
de la manière suivante :« Proposer une nouvelle jeunesse à ce
centenaire est un enjeu démocratique. » Mais pour l’instant, on n’en
prend pas du tout le chemin. Au lieu de la « révolution
fiscale »promise, c’est une contre-révolution qui est en marche. La grande
réforme fiscale est tombée aux oubliettes, et selon la belle formule dont se
sert Jean Jaurès dans ce même discours, c’est un peu « l’esprit de la
République » qui est de la sorte piétiné.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos réactions nous intéressent…