mercredi 16 juillet 2014

Le sinistre centenaire de l’impôt sur le revenu

PAR LAURENT MAUDUIT | 16 JUILLET 2014  

Commémorant le centenaire de l'impôt sur le revenu, l'Institut des politiques publiques livre une note ravageuse montrant comment, depuis trente ans, ce prélèvement a été progressivement démantelé. Cette radiographie constitue un réquisitoire contre la politique fiscale conduite par François Hollande, au mépris de « l’esprit de la République ».

C’est un anniversaire important mais que les dignitaires socialistes français, oublieux des combats de leurs glorieux prédécesseurs, se sont bien gardés de commémorer : instauré par la loi du 15 juillet 1914, l’impôt sur le revenu vient juste d’avoir cent ans. Aucun oubli pourtant dans cette absence de célébration : si ni François Hollande ni Manuel Valls n’ont jugé opportun de saluer cet événement historique, c’est qu’en vérité, la politique fiscale qu’ils conduisent aujourd’hui tourne radicalement le dos aux principes de justice fiscale et sociale qui ont été à l’origine de la création du plus célèbre des prélèvements français.

En douterait-on, il suffit de consulter la passionnante étude que vient de publier à cette occasion l’Institut des politiques publiques (IPP). Retraçant l’histoire fiscale du siècle écoulé, elle établit une radiographie consternante de ce qu’est devenu l’impôt sur le revenu : un impôt croupion, qui taxe bien davantage les classes moyennes que les très hauts revenus.

Même si les dirigeants socialistes français d’aujourd’hui ont la mémoire courte, c’est peu dire, en effet, que ce 15 juillet 1914 est une date importance dans l’histoire fiscale française. Plus que cela : dans l’histoire même de la République. Car, dès les premiers soubresauts de la Révolution française, la question de l’égalité des citoyens face à l’impôt est au cœur du soulèvement populaire pour mettre à bas l’Ancien régime féodal. Dans le prolongement de la nuit du 4-Août, qui procède à l’abolition des privilèges, l’Assemblée constituante adopte ainsi, le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, en son article 13, érige un principe majeur : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » En clair, la République considère qu’un impôt progressif fait partie de ses valeurs fondatrices.

Pourtant, cet impôt progressif, il va falloir attendre plus d’un siècle, après d’interminables controverses, pour qu’il finisse par voir le jour. Défendu dès 1907 par le radical Joseph Caillaux (1863-1944), le projet de création d’un impôt général sur les revenus alimente ainsi de violentes polémiques dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Résumant le point de vue virulent de la droite, Adolphe Thiers (1797-1877) y avait vu en son temps« l’immoralité écrite en loi ». Mais les socialistes de la SFIO se rallient à l’idée, et leur porte-voix, Jean Jaurès (1859-1914), met sa formidable éloquence au service de cette révolution fiscale.
Dans un discours remarquable, mais peu connu (dont on peut trouver de larges extraits sur le site de l’Office universitaire de recherche socialiste), prononcé le 24 octobre 1913 à Limoges, à l’occasion du congrès de la fédération socialiste de la Haute-Vienne, il a ces mots formidables : « Oui, nous voterons tous énergiquement, passionnément pour instituer l’impôt général et progressif sur le revenu, sur le capitalisme et sur la plus-value avec déclaration contrôlée. Nous le voterons parce que, quelle que soit la répercussion possible, et il en est toujours, les impôts ainsi établis sur le grand revenu et le grand capital sont moins fatalement répartis et pèsent moins brutalement sur la masse que les impôts directs qui atteignent directement le consommateur ou le paysan sur sa terre et sur son sillon. Nous le voterons donc et nous le voterons aussi parce qu’il serait scandaleux, je dirais, parce qu’il serait humiliant et flétrissant pour la France qu’à l’heure des crises nationales, quand on allègue le péril de la patrie, la bourgeoisie française refuse les sacrifices qu’a consentis la bourgeoisie d’Angleterre et la bourgeoisie d’Allemagne. »

Jean Jaurès
Mais dans le même temps, Jean Jaurès fait comprendre que, s’il soutient le projet radical, la SFIO a, pour sa part, une ambition beaucoup plus forte :« Eh ! bien, nous voterons l’impôt sur le revenu, mais il faut qu’il soit bien entendu que ce n’est pas ainsi que nous l’avions conçu, que ce n’est pas à cette fin que nous l’avions destiné. Nous voulions qu’avant tout, l’impôt progressif et global servît à dégrever les petits paysans, les petits patentés, de la charge trop lourde qui pèse sur leurs épaules. (…) Voilà à quoi nous destinions le produit de ces grands impôts sur la fortune, sur le revenu et sur le capital. Par là, nous ne servions pas seulement la masse des salariés, des travailleurs, mais aussi la production nationale elle-même, car à mesure que la masse gagnera en bien-être, la force de consommation s’accroîtra et, par suite, le débouché intérieur le plus vaste, le plus profond et le plus sûr sera ouvert à la production elle-même. »

En 1986 commence le déclin

C’est donc avec ce formidable appui que le ministre des finances, Joseph Caillaux, finit par faire voter cette loi du 15 juillet 1914, qui instaure pour la première fois en France un impôt général sur les revenus. Ou plus précisément, la réforme instaure un impôt à deux étages, avec un premier étage qui instaure des taux d’imposition proportionnels pour différentes catégories de revenus, et un deuxième étage, constitué d’un impôt général adossé à un barème progressif.

C’est ce jour-là que voit enfin le jour, dans les circonstances tumultueuses de cet été 1914, la grande promesse portée par la Déclaration des droits de l’homme. La grande promesse de l’égalité des citoyens devant l’impôt et de la justice sociale, résumée par ce principe : plus on est riches, plus on paie !

Las ! Un siècle plus tard, le bilan est proprement consternant. Car après être monté en puissance jusqu’au début des années 1980, l’impôt sur le revenu a ensuite été progressivement démantelé. Et François Hollande et Manuel Valls veulent continuer cette œuvre de destruction. Voilà en résumé ce qu’établit cette note très documentée de l’Institut des politiques publiques, que nous évoquions tout à l’heure.

Produit d’un partenariat entre la prestigieuse École d’économie de Paris et le Centre de recherche en économie statistique (CREST – un organisme adossé à l’Insee), l’IPP produit périodiquement des notes visant à évaluer les politiques publiques. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que la dernière note (n°12, juillet 2014), consacrée aux cent ans de l’impôt sur le revenu, est la bienvenue.


Cette note commence par des rappels historiques précieux. Elle pointe en particulier que l’impôt sur le revenu ne prend sa forme définitive qu’en 1949, avec la suppression du premier étage d’imposition (les impôts dits cédulaires, en fonction de l’origine des revenus) et l’instauration d’un nouvel impôt, dit impôt sur le revenu sur les personnes physiques (IRPP), qui restera en vigueur jusqu’en 1971. Puis, en 1971, une nouvelle réforme dessine les contours d’un impôt sur le revenu moderne.

Mais quelles que soient ces mutations au fil des ans, la note relève qu’il faut distinguer deux périodes : pour l’impôt sur le revenu, il y a un âge de stabilité qui va de 1950 à 1986 ; on entre ensuite dans une période de déclin.

Pour la première période, celle de la stabilité, la note dresse ces constats : « Après une montée en charge du barème entre 1946 (5 tranches) et 1949 (9 tranches), le taux marginal supérieur va rester inchangé à 60 % de 1946 à 1982 (exception faite des deux années 1964 et 1967 et sans tenir compte des majorations exceptionnelles). Le nombre de tranches et les taux sont restés quasiment identiques pendant 25 ans, entre 1949 et 1974 : le barème typique de cette période possède 8 à 9 tranches avec une progression simple et quasi-arithmétique des taux : 0 %, 10 %, 15 %, 20 %, 30 %, 40 %, 50 % et 60 %. Le barème de l’impôt sur le revenu a connu ensuite une période faste entre 1975 et 1986, prolongeant la logique des décennies 1950 à 1970 : la progressivité a été plus étalée sur 13 à 14 tranches avec des taux échelonnés par pas de 5 points entre 0 % et 65 %. »

La note ajoute : « Les années de 1975 à 1986 constituent la période où le barème de l’imposition des revenus est le plus progressif de l’après-guerre. En 1986, la 14e et dernière tranche présentait un taux marginal de 65 % pour les revenus supérieurs à 241 740 francs (soit environ 48 000 € en euros 2014). »

Un impôt de plus en plus microscopique

Puis, après 1986, tout bascule. Sous les effets de la vague libérale, la droite française se convertit à une politique de baisse des impôts à marche forcée. Et les socialistes lui emboîtent le pas. Par coup de boutoirs successifs, l’impôt sur le revenu va alors commencer à être démantelé et sa progressivité remise en cause, pour le plus grands profits des plus hauts revenus.

Ce démantèlement progressif de l’impôt sur le revenu, qui est pourtant au cœur des valeurs fondatrices de la République, la note la présente de façon saisissante en quelques graphiques ou tableaux qui, le plus souvent, parlent d’eux-mêmes.

Le nombre de tranche d’imposition qui culmine à 14 en 1983, garantissant la véritable progressivité du prélèvement, est d’abord spectaculairement réduit, comme le rappelle le tableau ci-dessous :


En trente ans, la progressivité de l’impôt sur le revenu est donc gravement mise en cause, avec une réduction de 14 à 6 du nombre des taux d’imposition.

Mais il n’y a pas que la progressivité de l’impôt sur le revenu qui est remise en cause au cours de ces trois dernières décennies. C’est le poids même de cet impôt sur le revenu dans le système global des prélèvements obligatoires français qui est aussi radicalement allégé. En clair, l’impôt sur le revenu, seul impôt progressif dans le système français avec l’impôt de solidarité sur la fortune et les droits de succession, devient de plus en plus microscopique, tandis que les autres impôts, de nature proportionnelle et donc beaucoup plus injustes, prennent progressivement une part croissante, comme le résume ce graphique :


Commentaire de la note : « En 2013, avec 68,5 milliards d’euros, les recettes de l’impôt sur le revenu ne représentent que 7 % de l’ensemble des prélèvements obligatoires. À titre de comparaison, la contribution sociale généralisée (CSG) représente 91,7 milliards d’euros (soit 4,3 % du PIB), 144,4 milliards d’euros pour la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) (soit 6,8 % du PIB) et 44,3 milliards d’euros pour l’impôt sur les sociétés (IS) (soit 2,1 % du PIB). Le graphique 2 présente la part des recettes de l’impôt sur le revenu dans le total des prélèvements obligatoires depuis 1914 : dans l’après-guerre, la part de l’impôt sur le revenu dans les prélèvements obligatoires a suivi une phase d’expansion jusqu’en 1981, dépassant 12 % des PO pour ensuite décroître jusqu’au début des années 2000 à environ 6 % des PO. »

Au mépris de « l’esprit de la République »

Et ce qu’il y a de très spectaculaire, c’est que dans cette vague libérale qui a submergé la planète, la France a fait du zèle. Contrairement à une idée reçue, propagée par la droite, les milieux patronaux – mais tout autant aujourd’hui, par les hiérarques socialistes –, la France a démantelé son impôt sur le revenu bien au-delà de ce qui a été pratiqué dans les pays les plus libéraux, les États-Unis et la Grande-Bretagne en tête. La preuve, c’est cet autre graphique qui l’apporte :


Et au profit de qui l’impôt sur le revenu est-il été progressivement démantelé ? C’est le constat le plus ravageur de cette note, qui établit précisément que depuis un siècle, les ultrariches (les 1 % les plus favorisés) ont été de plus en plus avantagés par des exonérations ou abattements successifs, cumulés avec la diminution de la progressivité de l’impôt. Dans le même temps, pour les 90 % des moins riches, le poids de l’impôt a fortement progressé, comme le résume le graphique ci-dessous :

Du coup, on comprend pourquoi les socialistes ont eu la très pertinente idée, dans le milieu des années 2000, de faire leur autocritique et, tournant le dos à cette politique de démantèlement de l’impôt sur le revenu, de proposer de refonder en France un grand impôt citoyen et progressif sur tous les revenus, sur le modèle de la « révolution fiscale »préconisée par l’économiste Thomas Piketty.


Mais on comprend aussi la gravité du reniement dont s’est ensuite rendu coupable François Hollande en oubliant cette promesse de la campagne présidentielle et en annonçant qu’il en revenait à la politique de baisse de l’impôt sur le revenu, initiée par la droite française en 1986 et amplifiée par les socialistes en 2000. Versant de nouveau dans le clientélisme et le poujadisme antifiscal, François Hollande vient en effet de confirmer, lors de son allocution du 14 juillet, que de nouvelles baisses de l’impôt sur le revenu pourraient intervenir en 2015, après celles annoncées pour cet automne 2014 par Manuel Valls. En clair, la doxa néolibérale a repris le dessus, et le cap fiscal est de nouveau fixé sur des baisses d’impôts. Un cap très gravement inégalitaire, comme cette note l’établit.

Dans des formules gentiment diplomatiques, la note conclut de la manière suivante :« Proposer une nouvelle jeunesse à ce centenaire est un enjeu démocratique. » Mais pour l’instant, on n’en prend pas du tout le chemin. Au lieu de la « révolution fiscale »promise, c’est une contre-révolution qui est en marche. La grande réforme fiscale est tombée aux oubliettes, et selon la belle formule dont se sert Jean Jaurès dans ce même discours, c’est un peu « l’esprit de la République » qui est de la sorte piétiné.


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