L’écologie n’a pas de sens s’il s’agit simplement de faire
accepter au capitalisme les contraintes écologiques. « (...) La lutte écologique n’est pas une fin en
soi, c’est une étape » vers « une révolution économique,
sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là
même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement
et à la nature (...) » Un classique d’André Gorz, à relire avant
ou pendant les vacances.
« Réforme ou révolution ? »
L’écologie, c’est comme le suffrage universel et le repos du
dimanche, dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de
l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de
l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la
pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous
refusait hier et, fondamentalement rien ne change.
La prise en compte des exigences écologiques conserve
beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans
patronaux et capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent
devienne une probabilité sérieuse.
Alors mieux vaut, dés à présent, ne pas jouer à
cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une
étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ;
mais quand, après avoir longtemp résisté par la force et la ruse, il cédera
finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il
intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question
franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des
contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui
abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau
rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ?
Réforme ou révolution ?
« Vaut-il la peine de
survivre dans « un monde transformé en hôpital planétaire, en école
planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de
l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition » ?
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et
que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne
inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la
peine de survivre dans « un
monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison
planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer
des hommes adaptés à cette condition » (Illich) ?
Si vous doutez encore que c’est bien ce monde que les
technocrates de l’ordre établi nous préparent, lisez le dossier sur les
nouvelles techniques de « lavage de cerveau » en Allemagne
et aux Etats-Unis [1] : à la suite de psychiatres et de psycho-chirurgiens
américains, des chercheurs attachés à la clinique psychiatrique de l’université
de Hambourg explorent, sous la direction des professeurs Gross et Svab, des
méthodes propres à amputer les individus de cette agressivité qui les empêche de
supporter tranquillement les frustrations les plus totales : celles que
leur imposent le régime pénitentiaire, mais aussi le travail à la chaîne,
l’entassement dans des cités surpeuplées, l’école, le bureau, l’armée.
Il vaut mieux tenter de définir, dés le départ, pour quoi on
lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment
le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de
croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.
« La prise en compte
des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques
que la crise pétrolière. »
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques, qu’une
contrainte écologique ? Prenez par exemple les gigantesques complexes
chimiques de la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou
Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants :
• des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui
passaient jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient pas à être
reproduites (remplacées) ;
• des moyens de production (machines, bâtiments) qui
sont du capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut donc assurer le
remplacement (la reproduction), de préférence par des moyens plus puissants et
plus efficaces, donnant à la firme un avantage sur ses concurrents ;
• de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à
être reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au
sein du processus de production, a pour but dominant le maximum de profit
possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie aussi :
le maximum de puissance, donc d’investissements, de présence sur le marché
mondial). La recherche de ce but retentit profondément sur la façon dont les
différents facteurs sont combinés et sur l’importance relative qui est donnée à
chacun d’eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire
pour que le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage au mieux les
équilibres naturels et l’espace de vie des gens, pour que ses produits servent
les fins que se donnent les communautés humaines.
Elle se demande seulement comment faire pour produire le maximum
de valeurs marchandes au moindre coût monétaire. Et à cette dernière question
elle répond :« Il me faut privilégier le fonctionnement parfait des
machines, qui sont rares et chères, par rapport à la santé physique et
psychique des travailleurs qui sont rapidement remplaçables pour pas cher. Il
me faut privilégier les bas coûts de revient par rapport aux équilibres
écologiques dont la destruction ne sera pas à ma charge. Il me faut produire ce
qui peut se vendre cher, même si des choses moins coûteuses pourraient être
plus utiles. »
Tout porte l’empreinte de ces exigences capitalistes :
la nature des produits, la technologie de production, les conditions de
travail, la structure et la dimension des entreprises...
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment,
l’entassement humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint un degré
tel que l’industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement de
fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses effluents,
c’est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources qui, jusqu’ici,
passaient pour « naturelles » et gratuites.
Cette nécessité de reproduire l’environnement va avoir des
incidences évidentes : il faut investir dans la dépollution, donc accroître
la masse des capitaux immobilisés : il faut ensuite assurer
l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration : et le
produit de celles-ci (la propreté relative de l’air et de l’eau) ne peut être
vendu avec profit.
En somme, il y a augmentation simultanée du poids du capital
investi (de la« composition organique »), du coût de reproduction de
celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante des
ventes. Par conséquent, de deux choses l’une : ou bien le taux de profit
baisse, ou bien le prix des produits augmente.
La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente.
Mais elle ne s’en tirera pas aussi facilement : toutes les autres firmes
polluantes (cimenteries, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront, elles
aussi, à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur final.
La prise en compte des exigences écologiques aura finalement
cette conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les
salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se
passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources
dont disposent les gens pour acheter des marchandises.
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à
baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront
aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre
système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air,
des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement
négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe,
inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés :
les inégalités se creuseront : les pauvres deviendront relativement plus
pauvres et les riches plus riches.
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les
mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme,
loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des
groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux
pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie.
« Aussi n’est-ce pas
tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle
entretient »
Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la
société : des technocrates calculeront des normes « optimales » de
dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les
domaines de « vie programmée » et le champ d’activité des
appareils de répression.
On détournera la colère populaire, par des mythes
compensateurs, contre des boucs émissaires commodes (les minorités ethniques ou
raciales, par exemple, les « chevelus », les jeunes...) et
l’Etat n’assoira plus son pouvoir que sur la puissance de ses appareils :
bureaucratie, police, armée, milices rempliront le vide laissé par le discrédit
de la politique de parti et la disparition des partis politiques. Il suffit de
regarder autour de soi pour percevoir, en France et ailleurs, les signes d’une
semblable dégénérescence.
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ?
Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le
capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans
qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise
des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de
civilisation.
Car les partisans de la croissance ont raison sur un point
au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de
consommation, fondés sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit,
la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier
stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres.
Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter
ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens
disponibles.
En effet, c’est la nature même de ces biens qui interdit le
plus souvent leur répartition équitable : comment voulez-vous répartir « équitablement » les
voyages en Concorde, les Citroën DS ou SM, les appartements au
sommet des immeubles-tours avec piscine, les mille produits nouveaux, rares par
définition, que l’industrie lance chaque année pour dévaloriser les modèles
anciens et reproduire l’inégalité et la hiérarchie sociales ? Et comment
répartir« équitablement » les titres universitaires, les postes
de contremaître, d’ingénieur en chef ou de titulaire de chaire.
Comment ne pas voir que le ressort principal de la croissance
réside dans cette fuite en avant généralisée que stimule une inégalité
délibérément entretenue : dans ce que Ivan Illich appelle « la modernisation de la pauvreté » ?
« Dès que la
masse peut espérer accéder à ce qui était jusque-là un privilège de l’élite, ce
privilège (le bac, la voiture, le téléviseur) est dévalorisé par là même, le
seuil de la pauvreté est haussé d’un cran, de nouveaux privilèges sont créés
dont la masse est exclue. Recréant sans cesse la rareté pour recréer
l’inégalité et la hiérarchie, la société engendre plus de besoins insatisfaits
qu’elle n’en comble, le taux de croissance de la frustration excède largement
celui de la production » (lllich).
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation
inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse -
pourtant entièrement illusoire - qu’ils cesseront un jour d’être « sous-privilégiés »,
et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir.
Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut
s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins
croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition
qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus » des
autres. La devise de cette société pourrait être : Ce qui est bon pour
tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as « mieux » que
les autres.
« Seul est digne de toi
ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni
n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car
dans une société sans privilège, il n ’y a pas de pauvres. »
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec
l’idéologie de la croissance : Seul est digne de toi ce qui est bon pour
tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne.
Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans
privilège, il n ’y a pas de pauvres.
Essayer d’imaginer une société fondée sur ces critères. La
production de tissus pratiquement inusables, de chaussures durant des années,
de machines faciles à réparer et capables de fonctionner un siècle, tout cela
est, dès à présent, à la portée de la technique et de la science de même que la
multiplication d’installations et de services collectifs (de transport, de
blanchissage, etc.) dispensant chacun de l’achat de machines coûteuses,
fragiles et dévoreuses d’énergie.
Supposez dans chaque immeuble collectif deux ou trois salles
de télévision (une par programme) ; une salle de jeux pour les enfants ;
un atelier bien équipé de bricolage ; une buanderie avec aire de séchage
et de repassage : aurez-vous encore besoin de tous vos équipements
individuels, et irez-vous encore vous embouteiller sur les routes s’il y a des
transports collectifs commodes vers les lieux de détente, des parcs de
bicyclettes et de cyclomoteurs sur place, un réseau dense de transports en commun
pour les banlieues et les villes ?
Imaginez encore que la grande industrie, planifiée
centralement, se borne à ne produire que le nécessaire : quatre ou cinq
modèles de chaussures et de vêtements qui durent, trois modèles de voitures
robustes et transformables, plus tout ce qu’il faut pour les équipements et
services collectifs.
C’est impossible en économie de marché ? Oui. Ce serait
le chômage massif ? Non : la semaine de vingt heures, à condition de
changer le système. Ce serait l’uniformité et la grisaille ? Non, car
imaginez encore ceci : Chaque quartier, chaque commune dispose d’ateliers,
ouverts jour et nuit, équipés de gammes aussi complètes que possible d’outils
et de machines, où les habitants, individuellement, collectivement ou en
groupes, produiront pour eux-mêmes, hors marché, le superflu, selon leurs goûts
et désirs.
Comme ils ne travailleront que vingt heures par semaine (et
peut-être moins) à produire le nécessaire, les adultes auront tout le temps
d’apprendre ce que les enfants apprendront de leur côté dès l’école
primaire : travail des tissus, du cuir, du bois, de la pierre, des métaux ;
électricité, mécanique, céramique, agriculture...
C’est une utopie ? Ce peut être un programme. Car cette « utopie » correspond
à la forme la plus avancée, et non la plus fruste, du socialisme : à une
société sans bureaucratie, où le marché dépérit, où il y en a assez pour tous
et où les gens sont individuellement et collectivement libres de façonner leur
vie, de choisir ce qu’ils veulent faire et avoir en plus du nécessaire :
une société où « le libre
développement de tous serait à la fois le but et la condition du libre
développement de chacun ». Marx dixit.
Note
[1] Les Temps
modernes, mars 1974. Le Sauvage, avril 1974
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