LE MONDE | 15.02.2017
Dominique Plihon, porte-parole d’Attac France et professeur
d’économie financière à l’université Paris-XIII a répondu à vos questions lors
d’un tchat du Monde.fr à propos de la lutte contre l’optimisation et l’évasion
fiscales.
Que peut entreprendre la France, et plus généralement l’Union européenne (UE) pour lutter contre
l’optimisation et l’évasion fiscale ? Alors que l’UE a déjà adopté,
en 2016, une série de mesures dans la foulée du scandale
« Panama papers », beaucoup s’interrogent sur la tolérance
qu’elle affiche à l’égard de « petits paradis fiscaux », tels que l’île
de Madère, à laquelle Le Monde s’intéresse, mercredi 15 février.
Dominique Plihon : Je précise que je parle à la
fois en tant qu’économiste et citoyen altermondialiste. L’évasion fiscale est
une question majeure pour la société et même pour la démocratie. Premièrement,
nous avons montré que l’évasion fiscale représente des sommes considérables, de
l’ordre de 60 à 80 milliards d’euros par an pour la France, et
1 000 milliards d’euros par an pour l’Union européenne.
Dans le cas de la France, l’évasion fiscale correspond à peu
près au montant du déficit public. C’est-à-dire que s’il n’y avait pas
d’évasion fiscale, il n’y aurait pas de problème d’équilibre des finances publiques.
Deuxièmement, l’évasion fiscale profite essentiellement aux
citoyens les plus fortunés et aux plus grandes entreprises transnationales,
ce qui renforce les inégalités et crée un sentiment d’injustice fiscale, ce qui
est contraire au droit fondamental qui place les citoyens à égalité devant
l’impôt. Ce sentiment d’injustice sape l’un des fondements de l’Etat de droit
qu’est l’impôt.
Maxime : Vu les chiffres que vous donnez
et donc les enjeux de la lutte contre l’évasion fiscale, il me vient une
question. Pourquoi est-ce si compliqué de lutter contre ? J’imagine que
tous les gouvernements intelligents (de droite comme de gauche) ont dû vouloir « mettre
le paquet » pour récupérer la
cagnotte ?
Dominique Plihon : Le principal obstacle à la
lutte contre l’évasion fiscale n’est pas la complexité, mais la volonté politique.
En France, par exemple, il existe ce qu’on appelle le « verrou de
Bercy » qui nécessite l’autorisation du ministre de l’économie pour poursuivre les
gros délinquants fiscaux, entreprises ou particuliers. Les hommes politiques
peuvent être sensibles aux
pressions des lobbies et ne pas avoir la sévérité
requise dans la lutte contre ces derniers. Pour éviter ce risque,
il faudrait supprimer ce
« verrou » et donner à la justice une
entière liberté pour poursuivre ces délinquants sans autorisation préalable.
Pour montrer l’insuffisante
volonté politique en France de lutter
contre l’évasion fiscale, il faut savoir que
35 000 fonctionnaires des services fiscaux ont été supprimés depuis près
de quinze ans, parmi lesquels des inspecteurs chargés de traquer l’évasion
fiscale. Un inspecteur des impôts rapporte pourtant plus à
l’Etat qu’il ne lui coûte, parce qu’il permet de recouvrer des recettes fiscales
souvent importantes.
Zamboanga : Quelles sont les propositions des candidats
pour réduire les
déficits publics de la France ?
Dominique Plihon : La plupart des candidats de
droite, y compris Emmanuel Macron, que je considère comme tel, veulent réduire
les dépenses publiques et augmenter certains
impôts comme la TVA. Ce qui se traduit par une dégradation des services
publics, de la protection sociale, au détriment des citoyens les plus fragiles.
Ces mesures sont exactement le contraire de ce que proposent
les candidats marqués à gauche (Hamon et Mélenchon, par exemple). Ces derniers
préconisent de s’attaquer d’abord à l’évasion fiscale, qui pèse lourdement sur
les finances publiques. Par ailleurs, certaines niches fiscales qui profitent
aux citoyens les plus aisés (déduction sur l’immobilier)
devraient être supprimées, car elles coûtent, elles aussi, d’après la Cour des
comptes, l’équivalent de 80 milliards d’euros par an.
Selon ces candidats de gauche, certains impôts doivent être
augmentés, en particulier les impôts sur le capital (succession, impôts sur les sociétés,
les plus-values, etc.). En revanche, ils ne proposent pas d’augmenter la TVA,
qui est un impôt dit régressif et qui pèse principalement sur les ménages dont
les revenus sont les plus bas.
Axel : Concrètement, quelles sont les actions que
l’Union européenne peut mettre œuvre en
pour lutter contre l’évasion fiscale ?
Dominique Plihon : Il est prioritaire de donner un
statut juridique aux lanceurs d’alertes pour les protéger. Ceux-ci
jouent un rôle important pour révéler au grand
jour les pratiques fiscales illégitimes qui conduisent à l’évasion fiscale. On
peut donner l’exemple de l’affaire « Luxleaks », au Luxembourg,
dans laquelle des lanceurs d’alertes, dont Antoine Deltour, ont diffusé des
fichiers de leur employeur, la société de conseil PricewaterhouseCoopers.
Ces fichiers montraient la pratique du Luxembourg consistant
à accorder dans la
plus grande opacité des avantages fiscaux (« rulings » en anglais)
qui sont destinés aux multinationales. Cette pratique correspond à de la
concurrence déloyale à l’égard des autres pays européens et nuit aux principes
de l’harmonisation fiscale qui devrait dominer en Europe.
Antoine Deltour et ses collègues ont été attaqués en justice
avec un risque d’amende et d’emprisonnement. Leur rôle a été tout à fait
salutaire pour lutter contre l’évasion fiscale en Europe. Il faudrait que les
autorités européennes mettent leurs actes en accord avec leurs discours et
reconnaissent le rôle des lanceurs d’alertes. Or, celles-ci, ainsi que le
gouvernement français, viennent de soutenir une
directive européenne sur le secret des affaires qui donnent la priorité aux
intérêts des entreprises.
Robert : Quid d’une homogénéisation des pratiques
fiscales au sein de l’UE ?
Dominique Plihon : L’harmonisation des pratiques
et politiques fiscales est en effet une condition nécessaire pour stopper l’optimisation
fiscale fondée, justement, sur les différences entre les Etats. Actuellement,
une directive est en cours d’élaboration pour tenter d’harmoniser
l’impôt sur les sociétés dans l’Union européenne.
Mais, pour être efficace, il faudrait que cette politique
harmonise à la fois les taux d’imposition et l’assiette fiscale, ce qui ne
semble pas être le cas à ce stade d’élaboration. L’Union européenne ne pourra fonctionner correctement
que si elle se dote d’une fiscalité harmonisée. On en est encore très loin…
Youssef : Pensez-vous que la lutte contre l’évasion
fiscale est vaine étant donné que nous avons des paradis fiscaux au cœur de
l’Europe mais aussi au cœur de la zone euros ?
Dominique Plihon : Il est en effet anormal que les
autorités européennes tolèrent des paradis fiscaux au sein même de l’UE, ce qui
est une sorte de « cancer » qui mine de l’intérieur la
construction européenne. On observe des contradictions.
D’un côté, l’Irlande
est frappée d’une amende de 13 milliards d’euros pour ses largesses
fiscales à l’égard de la société Apple, ce que refuse le gouvernement
irlandais. Et, d’un autre côté, on vient d’apprendre que la Commission n’agit
pas à l’égard de paradis fiscaux tels que, selon moi, la zone franche de
Madère, au motif que le gouvernement portugais a une politique fiscale jugée
satisfaisante.
Il faudrait éradiquer tous
les paradis fiscaux à l’intérieur de l’Union européenne. L’argument souvent
opposé est que les sociétés iront alors s’installer à l’extérieur de l’UE. Une
solution est d’élaborer une loi fiscale comparable à celle des Etats-Unis, la
loi FATCA élaborée sous l’administration de Barack Obama et menacée par
celle de Donald Trump. Cette loi FATCA
consiste à obliger toutes
les banques dans le monde à déclarer les
revenus qu’elles reçoivent des ressortissants américains, ce qui permet à
l’administration fiscale américaine de lutter efficacement contre l’évasion
fiscale.
Catherine : Comment peut-on faire pression en
tant que citoyen pour aider les
politiques à prendre cette
question au sérieux ?
Dominique Plihon : La pression citoyenne a un rôle
majeur à jouer pour lutter
contre l’évasion fiscale. Les lanceurs d’alertes, qui sont des citoyens
courageux, en sont une première illustration. Les campagnes lancées par la
plate-forme des « paradis fiscaux et judiciaires » qui rassemble une
vingtaine d’ONG en France ont une certaine efficacité, c’est elle qui a obtenu
que l’obligation de « reporting » dans les paradis fiscaux soit
inscrite dans la loi bancaire française de 2013 et reconnue comme utile par les
autorités européennes.
Marion : Pensez-vous que le projet BEPS
(acronyme qui signifie en français « lutte contre l’érosion de la base
fiscale ») de l’OCDE soit possible à mettre en place et suffisant pour
réduire l’optimisation fiscale ?
Dominique Plihon : Le projet BEPS va dans le bon
sens dans la mesure où il cherche à accroître la
transparence des pratiques fiscales, ce qui est une première étape pour lutter
contre l’optimisation fiscale, qui est une forme d’évasion qui consiste à profiter des
différences entre les législations fiscales nationales pour réduire le paiement
des impôts. Par exemple en localisant ou en transférant les profits des
entreprises vers les « paradis fiscaux » où le taux d’imposition des
profits est faible, voire nul. C’est le cas par exemple à Madère
dont Le Monde parle aujourd’hui.
Le programme BEPS est toutefois insuffisant pour stopper
certaines formes d’évasion fiscale. Il faudrait aller plus loin que
les simples échanges d’informations qu’il prévoit et prendre, par exemple, les
mesures suivantes, qui seraient beaucoup plus efficaces, beaucoup plus
contraignantes :
- à l’échelle de la France ou de l’Europe, imposer un « reporting » (rapport) pays par pays aux banques et aux entreprises transnationales concernant leurs opérations dans leurs filiales à l’étranger, et en particulier dans les paradis fiscaux. Cette disposition est déjà prévue par la loi bancaire française de 2012, mais le gouvernement vient de reculer devant la demande des ONG de rendre publics ces « reportings », ce qui aurait été un moyen de pression considérable à l’égard des entreprises et des banques qui pratiquent l’évasion fiscale.
- à l’échelle mondiale, créer un registre mondial public afin de connaître les propriétaires effectifs des trusts et autres montages juridiques qui sont parmi les principaux canaux de l’évasion ou l’optimisation fiscales.
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