LUNDI 5 JUIN 2017 EVELYNE SALAMERO
Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives
Economiques et auteur du livre Made in Germany, Le modèle allemand
au-delà des mythes, publié en 2013. Outre un aveu de faiblesse, vouloir copier
un modèle est déjà en soi une grossière erreur, explique-t-il en substance.
Quant aux grandes réformes du travail menées Outre-Rhin au début des années
2000, elles ont selon lui gravement affaibli les points forts du système
allemand et bien failli causer sa perte. Le gouvernement allemand cherche
d’ailleurs aujourd’hui à en atténuer certains effets en empruntant quelques
recettes au… modèle social français.
Le « modèle » allemand revient une nouvelle fois
mis sur le devant de la scène en France. Qu’en pensez-vous ?
Guillaume Duval : Penser que l’herbe est plus
verte ailleurs est sans doute caractéristique des sociétés qui ont un peu perdu
confiance en elles. On sert donc les modèles les uns après les autres, il y a
eu le modèle japonais, néerlandais, scandinave… Le modèle allemand est celui
qui revient le plus. En soi, cette manie des modèles ne peut pas fonctionner,
en raison de ce que les économistes et les théoriciens appellent la « path
dependency », en français la « dépendance au chemin emprunté ».
Si un pays va bien à un moment donné, ce n’est pas parce qu’il a pris des
dispositions particulières à ce moment, mais parce qu’il a suivi un chemin
particulier qui l’a amené à ce point-là tout au long de son histoire. Et il ne
suffit pas de copier quelques-unes de ces dispositions prises à ce moment donné
pour que ça puisse fonctionner chez nous, parce que nous n’avons pas la même
histoire, nous n’avons pas parcouru le même chemin. Cette manie des modèles pas
très bien maitrisés est assez générale, mais touche particulièrement le modèle allemand.
On assiste vraiment à une instrumentalisation de ce qui se passe en Allemagne,
pour les besoins du débat interne en France, en particulier en ce moment.
Qu’entendez-vous par
« instrumentalisation » ?
Guillaume Duval : Au début des années 1990, les
gens se revendiquaient du modèle allemand pour s’opposer au modèle
anglo-saxon qui reposait lui sur la confiance dans les marchés financiers,
la dérégulation du marché du travail et l’affaiblissement des syndicats.
Aujourd’hui la référence au modèle allemand sert exactement à faire l’inverse,
à essayer d’imposer ce que l’on imposait avant au nom du modèle anglo-saxon,
parce que ce dernier s’est déprécié entretemps au fil des crises financières.
De plus, au moment même où l’on nous rebat les oreilles avec les grandes
réformes du marché du travail allemandes du début des années 2 000, les
réformes Schröder [nom du chancelier allemand de 1998 à 2005, NDLR], les
Allemands eux même sont en train eux d’adopter des éléments essentiels du
modèle social français pour corriger les effets de ces réformes ! C’est le
cas en particulier de l’introduction d’un salaire minimum et d’un mécanisme
d’extension des conventions collectives. Mais au-delà de l’instrumentalisation,
c’est aussi une très mauvaise compréhension des raisons pour lesquelles le
modèle allemand est objectivement solide, comme la reconnaissance accordée au
travail manuel, industriel, dans toute la société allemande, et la place très
importante, beaucoup plus qu’en France, accordée aux syndicats, aux représentants
des salariés dans les entreprises. S’il y avait vraiment quelque chose à copier
dans le modèle allemand c’est plutôt de ce côté-là qu’il faudrait aller, plutôt
que du côté des réformes Schröder.
En quoi ont consisté les réformes allemandes du marché du
travail ?
Guillaume Duval : Elles ont pour l’essentiel
modifié les règles de l’assurance chômage et créé des formes d’emplois
précaires, comme les fameux mini jobs, pour lesquels en dessous de 450 euros de
salaires par mois, les salariés n’ont quasiment pas à payer de cotisations
sociales et en contrepartie ne sont pas couverts par la protection sociale
collective. C’est essentiellement des emplois de ce type qui ont été créés en
Allemagne, en tous les cas jusqu’en 2010, alors que la précarité de l’emploi
n’existait quasiment pas avant en Allemagne. Les femmes sont entrées
massivement sur le marché du travail, mais dans des conditions très
inégalitaires, à travers la multiplication des emplois à temps très partiel. La
durée d’indemnisation de l’assurance chômage a été réduite à un an au lieu de
deux et des contraintes très fortes ont été imposées à ceux qui touchaient le
minimum social au-delà de cette durée.
Ont-elles permis à l’économie allemande de se
redresser ?
Guillaume Duval : Non, au contraire. L’économie
allemande s’est redressée -malgré- les réformes Schröder. Elles ont eu un effet
récessif très fort sur l’économie allemande. Ce n’est qu’en 2010 que
l’Allemagne a retrouvé son niveau d’emploi de 2001 et elle est aujourd’hui le
deuxième pays en Europe à avoir la plus forte proportion de travailleurs
pauvres dans sa main d’œuvre. Il ne reste plus qu’une grosse moitié des
salariés allemands couverts par une convention collective parce que la plupart
des emplois créés y échappent. Ces réformes ont beaucoup affaibli ce que je
considère être les points forts du système allemand. Elles n’ont pas
complètement tué l’économie du pays parce que pendant que les Allemands se
serraient très fort la ceinture, les Grecs, les Italiens, les Espagnols
s’endettaient pour continuer à acheter des produits allemands. Et parce que
parallèlement, il y a eu des évènements très positifs pour l’économie allemande
qui n’ont rien à voir avec les réformes Schröder. Le problème est que les
Allemands eux-mêmes demandent à tous les autres, en particulier à la France, de
mener des réformes du même type. Mais ce serait mortel pour l’Europe si on le
faisait. Cela ne l’a pas été pour eux, parce qu’ils étaient seuls à le faire.
Mais si tous les pays le faisaient en même temps, l’Europe en mourrait parce
qu’il n’y aurait plus de demande intérieure nulle part en Europe.
Quelles sont alors les vraies raisons de la
« résistance » de l’économie allemande ces dernières
années ?
Guillaume Duval : Les effets négatifs des réformes
Schröder sur la demande intérieure ont pu être atténués par deux éléments
spécifiques à l’Allemagne. Le pays compte beaucoup moins de jeunes, d’enfants
que la France. Le budget consacré à l’Éducation, que ce soit par l’État ou les
familles, est donc beaucoup moins important. Le prix du logement est resté
stable pendant longtemps, il n’a commencé à monter que ces trois dernières
années, alors qu’il a été multiplié par 2,5 en France depuis vingt ans. Quand
on n’a pas d’enfant à nourrir et que le prix du logement ne bouge pas, il est
plus facile de faire face à une austérité salariale prolongée. La deuxième
raison est une explosion de la demande des pays émergents et de la Chine en
particulier au cours des années 2000 de produits sur lesquels l’Allemagne est
spécialisée : les machines industrielles et les biens d’équipement et les
grosses voitures. La troisième raison est la chute du mur de Berlin qui a été
une très bonne affaire pour l’industrie allemande. La réunification a coûté
cher au pays mais, la chute du mur lui a permis au bout du compte de mettre la
main sur l’industrie d’Europe centrale et orientale et d’y délocaliser beaucoup
de sous-traitance. Avant la chute du mur, le pays à bas coût qui fournissait
l’Allemagne en sous-traitance c’était la France, après, cela a été la Pologne,
la Hongrie, la Tchécoslovaquie… Même si les salaires ont beaucoup augmenté à
l’est, le coût du travail reste quand même dix fois plus faible en Pologne
qu’en France. C’est ce qui a permis à l’Allemagne de résister à ce qui a tué
l’industrie du reste de l’Europe : la hausse de l’euro par rapport au
dollar qui avait commencé à 0,9 dollar en 1999-2000 pour quasiment doubler à
1,6 dollar en 2008.
Peut-on comparer la réforme Schröder de l’assurance chômage
à ce que prévoit de faire le nouveau gouvernement français en la
matière ?
Guillaume Duval : Il est pour l’instant difficile
d’y voir clair sur ce que prévoit le Président Macron sur l’Assurance chômage.
C’est assez contradictoire. Il prévoit à la fois une extension des droits pour
les indépendants, un renforcement du contrôle des chômeurs, deux choses qui
vont induire une augmentation des coûts, et une baisse très forte des dépenses
d’assurance chômage. Je ne sais pas comment il va réussir à faire tout ça à la
fois. Ma crainte est qu’il veuille modifier les règles d’indemnisation pour se
rapprocher du système à l’anglo-saxonne, sans proportionnalité des indemnités
par rapport au salaire reçu. Mais pour l’instant cela reste très hypothétique.
On a aussi assisté en Allemagne à une décentralisation de la
négociation collective. Est-ce comparable avec ce qui se passe en France ?
Guillaume Duval : En Allemagne beaucoup de choses
se négocient dans les entreprises depuis longtemps. Mais le pouvoir des
salariés allemands dans l’entreprise est sans commune mesure avec celui des
salariés français. Dans le cadre de la codétermination, les Comités
d’entreprise ne sont pas consultés simplement pour avis mais ont droit de veto
sur la plupart des décisions managériales importantes et depuis 40 ans, il y a
un représentant des salariés dans les conseils d’administration des grandes
entreprises. Par ailleurs, les conventions collectives de branche sont
extrêmement puissantes et elles le restent. A la fin des années 90, les
syndicats de branche patronaux et salariés ont effectivement accepté des
clauses d’ouverture, c’est-à-dire la possibilité de discuter au niveau de
l’entreprise de dérogations à la convention de branche. Mais cela reste un
dispositif extrêmement encadré, contrôlé, par des syndicats de branche qui
restent très puissants tant du côté salarial que du côté patronal. Par
ailleurs, aujourd’hui, tant les syndicats patronaux que de salariés, trouvent
que c’est tout de même allé un peu loin dans certains cas et cherchent au
contraire à revenir en arrière pour égaliser de nouveau les conditions et
éviter trop de distorsions entre les entreprises.
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