Par Amaelle Guiton | 9 février 2016
En 1996, l'essayiste américain John Perry Barlow publiait sa «Déclaration d’indépendance du cyberespace», devenue emblématique des cyberutopies libertaires. Vingt ans après, Etats et entreprises ont repris la main, mais l'imaginaire de réinvention sociale n'a pas disparu.
Le 8 février 1996, John Perry Barlow est à Davos, en Suisse, à l’invitation du Forum économique mondial. Drôle d’oiseau que l’Américain, à la fois poète, essayiste, ranchero et parolier du Grateful Dead. Libertarien revendiqué, il penche, dans les faits, du côté des Républicains – en 1978, il a dirigé la campagne pour le Congrès de Dick Cheney dans le Wyoming –, dont il ne se distanciera qu’au début des années 2000, échaudé par George W. Bush. Surtout, il est une figure d’une des premières communautés en ligne, fondée en 1985 : The Well, qui sera la matrice du magazine Wired. Avec deux autres membres de The Well, l’informaticien John Gilmore et l’entrepreneur Mitch Kapor, il a créé, en 1990, l’Electronic Frontier Foundation, une association de défense des libertés civiles sur Internet.
Ce soir-là, Barlow est de mauvaise humeur. Les organisateurs du Forum de Davos l’ont invité, racontera-t-il en avril 2015 au magazine Paper, «pour jouer les attractions, parce qu’ils venaient juste de découvrir l’Internet et qu’ils voulaient montrer à quel point ils étaient "tendance"». Aux Etats-Unis, Clinton vient de promulguer le Communications Decency Act, qui entend réguler le contenu «indécent» et la pornographie en ligne : un texte qui, pour ce fervent défenseur de la liberté d’expression, «cherche à imposer des contraintes sur la conversation dans le cyberespace plus fortes que celles qui existent à la cafétéria du Sénat», où, dit-il, il en a entendu de salées (la loi sera d’ailleurs jugée partiellement anticonstitutionnelle par la Cour suprême, l’année d’après). Barlow est aussi en retard. Il doit rendre un texte pour un événement collaboratif en ligne, «24 heures dans le cyberespace», dont il ne respectera jamais la deadline.
«Vous n’êtes pas les bienvenus»
Mais sa «Déclaration d’indépendance du cyberespace», envoyée par e-mail à quelque 400 contacts, va se répandre dans la nuit telle une traînée de poudre. «Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, la nouvelle demeure de l’esprit, écrit l’Américain, lyrique à souhait. Au nom du futur, je vous demande à vous, du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté là où nous nous rassemblons.» En 2013, le microlabel Department of Records en enregistrera la lecture par son auteur :
Barlow emprunte aussi bien à la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis qu’à la «noosphère» de Pierre Teilhard de Chardin, l’idée d’une «conscience collective globale» : «Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas là où vivent les corps.» L’essayiste-activiste s’attaque à la censure, à la propriété intellectuelle, à la surveillance des communications. Il dénie aux Etats toute légitimité – et toute capacité – à établir leurs lois dans cet espace déterritorialisé, vu comme une nouvelle frontière, et plaide pour une «civilisation de l’esprit», «plus juste et plus humaine». «L’idée principale est que les échanges en réseau échappent "naturellement" à tout contrôle étatique, explique Benjamin Loveluck, chercheur au Centre d’études et de recherches en sciences administratives et politiques (Cersa, CNRS et université Paris-II) et auteur de Réseaux, Libertés et Contrôle (Armand Colin). En ce sens, ce document a été présenté comme exemplaire de "l’idéologie californienne" et de la rhétorique libertarienne qui animait une part de la cyberculture à cette époque.»
«L’Internet civilisé»
De fait, la «Déclaration d’indépendance du cyberespace» va devenir un bréviaire des cyberutopies libertaires. A la relire aujourd’hui, alors qu’elle vient de fêter son vingtième anniversaire, elle semble terriblement datée. «On a l’impression d’avoir changé de monde, et d’Internet», résume Benoît Thieulin, le président sortant du Conseil national du numérique (CNNum). Sont passées par là, à mesure que croissait le nombre d’utilisateurs du réseau, les luttes des industries culturelles contre le piratage, les débats sur les limites à la liberté d’expression, entre régulation et censure, et l’extension de la surveillance de masse. Barlow lui-même n’a pas oublié les déclarations de Nicolas Sarkozy sur «l’Internet civilisé» au G8 de 2011, comme il le raconte à Wired.
Passée par là, aussi, la domination des géants de la Silicon Valley et l’hyperconcentration des données personnelles. Dans sa «Déclaration», Barlow ne s’attaquait qu’aux gouvernements, sans voir (ou sans vouloir voir) que d’autres forces étaient déjà à l’œuvre – trois ans plus tard, le juriste américain Larry Lessig, créateur des licences Creative Commons, le rappellerait utilement dans le lumineux Code et autres lois du cyberespace. Et loin de s’autonomiser, le «cyberespace» est tout au contraire devenu une dimension, à l’échelle planétaire, du monde sensible, où se renouent et se rejouent les rapports de forces et les conflits, y compris les plus violents.
«Repenser les promesses initiales»
Alors, bonne à ranger au rayon des antiquités, la «Déclaration d’indépendance du cyberespace» ? Pas totalement. Barlow, lui, n’en démord pas : «La chose principale que je déclarais, c’était que le cyberespace était naturellement immunisé contre la souveraineté, et qu’il le serait toujours, explique-t-il à Wired. Je peux parler totalement librement avec Ed Snowden quand je le souhaite (1), même si je suis certain que les gars de la NSA adoreraient savoir ce qu’on se raconte.» «Certaines dimensions pointées par Barlow sont toujours valables aujourd’hui, estime Benjamin Loveluck. Le réseau continue de poser des problèmes aux gouvernements, qu’il s’agisse de WikiLeaks ou même de BitTorrent», le protocole de partage de fichiers en «pair à pair».
Surtout, la vision d’Internet comme espace d’autonomie individuelle et collective, d’émancipation et de réinvention sociale, portée entre autres par Barlow, n’a pas disparu. «La puissance d’Internet a toujours été de s’appuyer sur un imaginaire fort, souligne Benoît Thieulin. Cet imaginaire de transformation sociale est toujours là». Pour lui, il y a surtout, aujourd’hui, une «invitation à repenser les promesses initiales des pères fondateurs» du réseau, à l’heure d’un Internet massifié où «les combats se sont déplacés». L’avenir du «cyberespace» ne se joue certes plus dans une logique de sécession radicale qui, même à l’époque, semblait illusoire à bien des égards, mais dans le débat démocratique et dans la construction d’alternatives. De ce point de vue, les discussions autour de la neutralité du Net, de la reconnaissance des «biens communs numériques», de l’usage de la cryptographie ou de la protection des données personnelles portent toujours la marque des utopies premières. Même corrigées des variations saisonnières.
(1) En 2012, Barlow a participé à la création de la Freedom of the Press Foundation. Edward Snowden est, depuis février 2014, membre de son conseil de direction.
En 1996, l'essayiste américain John Perry Barlow publiait sa «Déclaration d’indépendance du cyberespace», devenue emblématique des cyberutopies libertaires. Vingt ans après, Etats et entreprises ont repris la main, mais l'imaginaire de réinvention sociale n'a pas disparu.
Le 8 février 1996, John Perry Barlow est à Davos, en Suisse, à l’invitation du Forum économique mondial. Drôle d’oiseau que l’Américain, à la fois poète, essayiste, ranchero et parolier du Grateful Dead. Libertarien revendiqué, il penche, dans les faits, du côté des Républicains – en 1978, il a dirigé la campagne pour le Congrès de Dick Cheney dans le Wyoming –, dont il ne se distanciera qu’au début des années 2000, échaudé par George W. Bush. Surtout, il est une figure d’une des premières communautés en ligne, fondée en 1985 : The Well, qui sera la matrice du magazine Wired. Avec deux autres membres de The Well, l’informaticien John Gilmore et l’entrepreneur Mitch Kapor, il a créé, en 1990, l’Electronic Frontier Foundation, une association de défense des libertés civiles sur Internet.
Ce soir-là, Barlow est de mauvaise humeur. Les organisateurs du Forum de Davos l’ont invité, racontera-t-il en avril 2015 au magazine Paper, «pour jouer les attractions, parce qu’ils venaient juste de découvrir l’Internet et qu’ils voulaient montrer à quel point ils étaient "tendance"». Aux Etats-Unis, Clinton vient de promulguer le Communications Decency Act, qui entend réguler le contenu «indécent» et la pornographie en ligne : un texte qui, pour ce fervent défenseur de la liberté d’expression, «cherche à imposer des contraintes sur la conversation dans le cyberespace plus fortes que celles qui existent à la cafétéria du Sénat», où, dit-il, il en a entendu de salées (la loi sera d’ailleurs jugée partiellement anticonstitutionnelle par la Cour suprême, l’année d’après). Barlow est aussi en retard. Il doit rendre un texte pour un événement collaboratif en ligne, «24 heures dans le cyberespace», dont il ne respectera jamais la deadline.
«Vous n’êtes pas les bienvenus»
Mais sa «Déclaration d’indépendance du cyberespace», envoyée par e-mail à quelque 400 contacts, va se répandre dans la nuit telle une traînée de poudre. «Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, la nouvelle demeure de l’esprit, écrit l’Américain, lyrique à souhait. Au nom du futur, je vous demande à vous, du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté là où nous nous rassemblons.» En 2013, le microlabel Department of Records en enregistrera la lecture par son auteur :
Barlow emprunte aussi bien à la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis qu’à la «noosphère» de Pierre Teilhard de Chardin, l’idée d’une «conscience collective globale» : «Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas là où vivent les corps.» L’essayiste-activiste s’attaque à la censure, à la propriété intellectuelle, à la surveillance des communications. Il dénie aux Etats toute légitimité – et toute capacité – à établir leurs lois dans cet espace déterritorialisé, vu comme une nouvelle frontière, et plaide pour une «civilisation de l’esprit», «plus juste et plus humaine». «L’idée principale est que les échanges en réseau échappent "naturellement" à tout contrôle étatique, explique Benjamin Loveluck, chercheur au Centre d’études et de recherches en sciences administratives et politiques (Cersa, CNRS et université Paris-II) et auteur de Réseaux, Libertés et Contrôle (Armand Colin). En ce sens, ce document a été présenté comme exemplaire de "l’idéologie californienne" et de la rhétorique libertarienne qui animait une part de la cyberculture à cette époque.»
«L’Internet civilisé»
De fait, la «Déclaration d’indépendance du cyberespace» va devenir un bréviaire des cyberutopies libertaires. A la relire aujourd’hui, alors qu’elle vient de fêter son vingtième anniversaire, elle semble terriblement datée. «On a l’impression d’avoir changé de monde, et d’Internet», résume Benoît Thieulin, le président sortant du Conseil national du numérique (CNNum). Sont passées par là, à mesure que croissait le nombre d’utilisateurs du réseau, les luttes des industries culturelles contre le piratage, les débats sur les limites à la liberté d’expression, entre régulation et censure, et l’extension de la surveillance de masse. Barlow lui-même n’a pas oublié les déclarations de Nicolas Sarkozy sur «l’Internet civilisé» au G8 de 2011, comme il le raconte à Wired.
Passée par là, aussi, la domination des géants de la Silicon Valley et l’hyperconcentration des données personnelles. Dans sa «Déclaration», Barlow ne s’attaquait qu’aux gouvernements, sans voir (ou sans vouloir voir) que d’autres forces étaient déjà à l’œuvre – trois ans plus tard, le juriste américain Larry Lessig, créateur des licences Creative Commons, le rappellerait utilement dans le lumineux Code et autres lois du cyberespace. Et loin de s’autonomiser, le «cyberespace» est tout au contraire devenu une dimension, à l’échelle planétaire, du monde sensible, où se renouent et se rejouent les rapports de forces et les conflits, y compris les plus violents.
«Repenser les promesses initiales»
Alors, bonne à ranger au rayon des antiquités, la «Déclaration d’indépendance du cyberespace» ? Pas totalement. Barlow, lui, n’en démord pas : «La chose principale que je déclarais, c’était que le cyberespace était naturellement immunisé contre la souveraineté, et qu’il le serait toujours, explique-t-il à Wired. Je peux parler totalement librement avec Ed Snowden quand je le souhaite (1), même si je suis certain que les gars de la NSA adoreraient savoir ce qu’on se raconte.» «Certaines dimensions pointées par Barlow sont toujours valables aujourd’hui, estime Benjamin Loveluck. Le réseau continue de poser des problèmes aux gouvernements, qu’il s’agisse de WikiLeaks ou même de BitTorrent», le protocole de partage de fichiers en «pair à pair».
Surtout, la vision d’Internet comme espace d’autonomie individuelle et collective, d’émancipation et de réinvention sociale, portée entre autres par Barlow, n’a pas disparu. «La puissance d’Internet a toujours été de s’appuyer sur un imaginaire fort, souligne Benoît Thieulin. Cet imaginaire de transformation sociale est toujours là». Pour lui, il y a surtout, aujourd’hui, une «invitation à repenser les promesses initiales des pères fondateurs» du réseau, à l’heure d’un Internet massifié où «les combats se sont déplacés». L’avenir du «cyberespace» ne se joue certes plus dans une logique de sécession radicale qui, même à l’époque, semblait illusoire à bien des égards, mais dans le débat démocratique et dans la construction d’alternatives. De ce point de vue, les discussions autour de la neutralité du Net, de la reconnaissance des «biens communs numériques», de l’usage de la cryptographie ou de la protection des données personnelles portent toujours la marque des utopies premières. Même corrigées des variations saisonnières.
(1) En 2012, Barlow a participé à la création de la Freedom of the Press Foundation. Edward Snowden est, depuis février 2014, membre de son conseil de direction.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos réactions nous intéressent…