ENTRETIEN de Naoi Klein par Weronika Zarachowicz | 02/12/2015
Malgré son scepticisme, la journaliste militante canadienne Naomi Klein participe activement à la COP21. Pour porter la parole de la société civile insiste-t-elle. Et défendre l'idée d'une écologie “globale”.
Naomi Klein a vécu son baptême du feu des grandes conférences internationales sur le climat à Copenhague, en 2009. Ce fut une douche froide, autant qu'une révélation, dont elle a d'ailleurs tiré son dernier livre, Tout peut changer, exploration dense et radicale des liens mortifères entre notre système économique actuel, basé sur l'extraction intensive des énergies fossiles – pétrole, charbon, gaz… –, et le grand bouleversement du climat.
En cette 21e COP, l'essayiste-activiste est incontournable. Dimanche dernier, elle donnait la main à d'autres qui, comme elle, s'étaient déployés le long du boulevard Voltaire, à Paris, le temps d'une longue chaîne humaine, pour défier l'interdiction gouvernementale à manifester et la grisaille du jour. Et en ce début de semaine, elle se déploie, combattive et souriante, dans les différents lieux de la COP, un jour au Bourget, le lendemain à Place to B, l'un des lieux du « off » où se croisent scientifiques, artistes ou militants. Entretien.
En mars dernier, lors de la sortie de votre livre, vous disiez qu'il n'y avait rien à attendre de la COP 21…
Mon cynisme me rattrape ! (rires)
Mais vous avez, malgré tout, décidé de venir à Paris. La mobilisation autour de la 21e COP est donc utile ?
Cet accord sera insuffisant. Il ne sauvera pas la planète comme les dirigeants du monde nous le promettent depuis le lancement du sommet. Il suffit d'additionner les niveaux d'émissions qui figurent dans les promesses de réduction faites par les participants en vue de la COP, pour savoir que nous ne parviendrons pas à rester en dessous des deux degrés de réchauffement. Et quand bien même nous y arriverions, une hausse de deux degrés serait déjà trop dangereuse. Néanmoins, des décisions seront prises au Bourget et elles auront des conséquences, plus ou moins bonnes, ou plus ou moins mauvaises…
Quels seront les moyens réellement affectés à la lutte contre le réchauffement pour les pays en développement ? L'enjeu est crucial. Si ces financements sont à la hauteur, si des décisions sont vraiment prises pour permettre les transferts de technologie, cela permettrait aux pays du Sud de franchir à saute-mouton l'étape des énergies fossiles et de passer directement aux énergies renouvelables. Ce serait une manière bien plus équitable de créer de l'énergie, dans la mesure où il s'agit de systèmes décentralisés et citoyens, où les communautés peuvent garder la main sur la production d'énergie. Cela peut changer la donne. A partir du moment où nous avons des modèles qui sont meilleurs que le modèle actuel, ils peuvent se répandre très vite. Mais nous avons pour l'instant écouté de magnifiques discours. Et juste des discours…
Il y a quand même eu quelques annonces, comme le lancement par l'Inde d'une Alliance solaire internationale ?
Les montants sont insuffisants pour changer les choses. Quant aux annonces faites par Barack Obama, il n'y a rien de neuf. Tout le jeu consiste à faire passer de vieux engagements déjà entendus pour de nouvelles annonces. Si je suis ici, c'est parce que tout ne se joue pas dans les salles fermées du Bourget, mais aussi à l'extérieur. Et je veux créer des passerelles, comme je le fais dans mes livres, et dans le documentaire que nous venons de réaliser (This changes everything), entre des mouvements qui interagissent encore trop peu. Les luttes climatiques et les luttes sociales, le mouvement antiaustérité ou celui des droits des réfugiés, ne sont pas des processus distincts. Tous font le même constat de l'échec d'un système qui repose sur une croissance illimitée, et concentre le pouvoir dans les mains de moins de un pour cent de la population. Et pourtant, Aléxis Tsípras vient de parler du climat pour la première fois ! Pourquoi a-t-il mis tant de temps pour faire le rapprochement entre les crises financière et climatique… Le manque d'articulation entre ces thématiques est désastreux, particulièrement en Europe. C'est pourquoi ce qui m'importe à Paris, c'est de participer à l'espace de la société civile.
Avec les attentats du 13 novembre, le contexte de la COP est totalement modifié… Comment la société civile peut-elle faire entendre ses voix ?
J'ai participé dimanche dernier à la chaîne humaine. Malgré le climat de peur, les gens sont venus et ont défié l'interdiction de manifester. Ils ont pris le risque de se faire arrêter, ils sont arrivés avec leurs pancartes, c'était une vraie manifestation, dont le message était très clair : nous exerçons en pratique la démocratie, notre liberté à nous rassembler et nous exprimer. Il ne s'agit pas simplement de discuter du climat dans des cafés ou des salles de conférence, comme le gouvernement Hollande semble le souhaiter…
Vous n'avez pas voulu demander à d'autres de marcher pour vous, comme plusieurs ONG en ont lancé l'idée (l’objectif du site web march4me étant de connecter des marcheurs du monde entier avec ceux qui, en France, n'ont pu aller manifester ce weekend) ?
Je comprends tout à fait que certains aient eu peur de manifester. La semaine dernière j'étais à Copenhague et Amsterdam et j'ai d'ailleurs invité les gens à marcher pour le climat : vous devez le faire, leur ai-je dit, parce que d'autres à Paris ne sont pas libres de manifester, et que vous l'êtes, vous. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'on doive accepter cette interdiction en France. Nicolas Hulot et d'autres m'ont demandé d'approuver l'initiative « march4me », ce que j'ai refusé. Demander à d'autres de marcher pour vous, c'est accepter l'idée que votre activisme et votre droit à la démocratie puisse être sous-traité, voire « compensé » par d'autres. Comme on compense nos émissions de carbone, on devrait ainsi compenser notre impossibilité de manifester ! Mais c'est faux : nous avons tous des raisons pour nous exprimer sur ces questions, et personne ne peut le faire à notre place. C'est pourquoi il était si important de voir ces gens marcher en leur nom propre. Certaines ONG ont baissé les bras trop vite.
Voyez-vous dans les interdictions de manifester (la préfecture de police de Paris a prolongé jusqu’au 13 décembre l'interdiction pour tout rassemblement autour du Bourget, et sur les Champs-Elysées), l'application française de la « doctrine du choc », que vous avez décryptée dans l'un de vos livres ?
Les Français vivent exactement ce qui s'est passé aux Etats-Unis après le 11 septembre, quand le contexte a brutalement changé. D'où cette même tendance à faire le dos rond, devenir passif et s'en remettre à nos dirigeants, contre notre propre jugement. C'est compréhensible mais dangereux. Et beaucoup, parmi les Américains qui se sont dit « ok, je vais faire confiance à George Bush et Dick Cheney », ont fini par le regretter.
Mais je voudrais insister sur un autre point qui tient à l'identité même du mouvement pour le climat : c'est un mouvement relativement privilégié, majoritairement constitué par la classe moyenne, blanche, et qui dispose d'un accès aux hommes politiques et aux sphères dirigeantes. Je suis convaincue que ce mouvement a aussi une responsabilité morale à défendre les droits à protester et manifester, pas seulement de ses propres militants, mais aussi de tous ceux qui sont plus vulnérables et sont confrontés à des degrés de répression autrement plus élevés que le mouvement pour le climat : les réfugiés, les immigrés, qui sont sous surveillance et ne peuvent pas s'exprimer eux mêmes. Quand nous marchons dans les rues de Paris, nous marchons aussi en solidarité avec eux.
Vous regrettez que les luttes sociales et environnementales s'articulent peu en Europe. Est-ce également le cas aux Etats-unis et au Canada ?
Dans une moindre mesure, sans doute parce que nous avons été confrontés à des événements comme l'ouragan Katrina qui a démontré de façon évidente combien le racisme institutionnalisé et les négligences des pouvoirs publics en matière climatique étaient liés. Le dérèglement climatique discrimine, tout le monde n'est pas affecté de la même façon ! Certains sont plus fragiles que d'autres. C'est précisément pour articuler les luttes que nous avons lancé un événement au Canada, pendant les dernières élections. Nous l'avons appelé The Leap Manifesto (le manifeste « Un grand bond en avant » ), le « manifeste pour un Canada fondé sur le souci de la planète et la sollicitude des uns envers les autres ». L'idée était de créer un espace neutre, ouvert, où différents groupes puissent se retrouver et discuter honnêtement du pays que nous souhaitons vraiment avoir, un Canada entièrement alimenté par les énergies renouvelables, traversé de réseaux de transports publics accessibles, où les emplois offerts par une telle transition sont aussi conçus pour éliminer les inégalités raciales ou entre les genres. Nous l'avons conçu comme un « pop up » politique, une forme de rassemblement politique éphémère, sur le mode des magasins ou restaurants éphémères qui fleurissent un peu partout ces derniers temps ! Parce que nous ne sommes pas un parti ni une ONG… Pendant deux jours, nous avons donc organisé un rassemblement avec les représentants des droits autochtones, de justice sociale et alimentaire, de mouvements religieux et ouvriers. Nous avons énormément parlé, débattu, amendé maintes fois notre texte et nous avons créé une plateforme commune, pendant la campagne, au printemps dernier.
Quel a été son effet sur les élections ?
Nous avons lancé un vrai débat, d'autant plus que beaucoup de « stars » canadiennes y ont participé, comme Leonard Cohen, Ellen Page, Arcade Fire ou Donald Sutherland… Nous n'avons pas beaucoup d'artistes canadiens très connus mais tous ont signé ! C'était autant un événement culturel que politique. Le manifeste continue à avoir un impact dans la mesure où les gens maintiennent la pression sur le nouveau gouvernement pour qu'il mette en place ces politiques en faveur des investissements publics dans l'éducation, la santé, le climat… Ce n'est pas une liste de demandes mais c'est un récit que nous construisons ensemble, pour une autre société. Une vision qui raconte comment le Canada peut s'attaquer aux changements climatiques de façon à changer notre pays pour le mieux, et améliorer la justice sociale. J'espère que cette manière de croiser les mobilisations, qui fonctionne au Canada, pourra inspirer d'autres initiatives, pourquoi pas en France.
Pourquoi est-ce si important d'impliquer des artistes ?
J'ai été étonnée de voir combien le monde artistique et culturel était prêt pour cette démarche. Nous n'avons essuyé qu'un refus, tout le monde a immédiatement signé et s'est reconnu dans le manifeste comme l'écrivain Yann Martel (l'auteur du bestsellerL'histoire de Pi, NDRL). Personne n'a jamais pensé à lui comme un auteur politique ou engagé, quant à Leonard Cohen, il déteste signer des pétitions... Tous ont été enthousiastes et se sont rassemblés autour d'un message commun sur l'insuffisance des solutions offertes par les principaux partis politiques. Le Leap Manifesto a mis le doigt sur un appétit qui existe au plus profond de la société canadienne pour un projet de société plus audacieux, créé en dehors des politiques électorales. Comme si ces citoyens ordinaires, en voyant leurs « héros » culturels exprimer cette envie d'une autre vision, pouvaient s'autoriser à leur tour à dire : mais oui, moi aussi, c'est ce que je veux ! Et puis, l'écologie, ce n'est pas que des investissements dans le solaire ou l'éolien. La culture aussi est « bas carbone » ! L'écologie, c'est l'art, l'éducation, la santé, la prise en compte du devoir de soigner, de se préoccuper de sa communauté, de son environnement… Nous avons lancé ce manifeste pendant le Festival du film de Toronto, et je crois que nous n'avons fait qu'effleurer l'envie de s'impliquer sur ces questions chez un nombre incroyable d'artistes, de musiciens, comme Neil Young, et beaucoup d'autres…
Naomi Klein a vécu son baptême du feu des grandes conférences internationales sur le climat à Copenhague, en 2009. Ce fut une douche froide, autant qu'une révélation, dont elle a d'ailleurs tiré son dernier livre, Tout peut changer, exploration dense et radicale des liens mortifères entre notre système économique actuel, basé sur l'extraction intensive des énergies fossiles – pétrole, charbon, gaz… –, et le grand bouleversement du climat.
En cette 21e COP, l'essayiste-activiste est incontournable. Dimanche dernier, elle donnait la main à d'autres qui, comme elle, s'étaient déployés le long du boulevard Voltaire, à Paris, le temps d'une longue chaîne humaine, pour défier l'interdiction gouvernementale à manifester et la grisaille du jour. Et en ce début de semaine, elle se déploie, combattive et souriante, dans les différents lieux de la COP, un jour au Bourget, le lendemain à Place to B, l'un des lieux du « off » où se croisent scientifiques, artistes ou militants. Entretien.
En mars dernier, lors de la sortie de votre livre, vous disiez qu'il n'y avait rien à attendre de la COP 21…
Mon cynisme me rattrape ! (rires)
Mais vous avez, malgré tout, décidé de venir à Paris. La mobilisation autour de la 21e COP est donc utile ?
Cet accord sera insuffisant. Il ne sauvera pas la planète comme les dirigeants du monde nous le promettent depuis le lancement du sommet. Il suffit d'additionner les niveaux d'émissions qui figurent dans les promesses de réduction faites par les participants en vue de la COP, pour savoir que nous ne parviendrons pas à rester en dessous des deux degrés de réchauffement. Et quand bien même nous y arriverions, une hausse de deux degrés serait déjà trop dangereuse. Néanmoins, des décisions seront prises au Bourget et elles auront des conséquences, plus ou moins bonnes, ou plus ou moins mauvaises…
Quels seront les moyens réellement affectés à la lutte contre le réchauffement pour les pays en développement ? L'enjeu est crucial. Si ces financements sont à la hauteur, si des décisions sont vraiment prises pour permettre les transferts de technologie, cela permettrait aux pays du Sud de franchir à saute-mouton l'étape des énergies fossiles et de passer directement aux énergies renouvelables. Ce serait une manière bien plus équitable de créer de l'énergie, dans la mesure où il s'agit de systèmes décentralisés et citoyens, où les communautés peuvent garder la main sur la production d'énergie. Cela peut changer la donne. A partir du moment où nous avons des modèles qui sont meilleurs que le modèle actuel, ils peuvent se répandre très vite. Mais nous avons pour l'instant écouté de magnifiques discours. Et juste des discours…
“Si je suis ici, c'est parce que tout ne se joue pas dans les salles fermées du Bourget, mais aussi à l'extérieur.”
Il y a quand même eu quelques annonces, comme le lancement par l'Inde d'une Alliance solaire internationale ?
Les montants sont insuffisants pour changer les choses. Quant aux annonces faites par Barack Obama, il n'y a rien de neuf. Tout le jeu consiste à faire passer de vieux engagements déjà entendus pour de nouvelles annonces. Si je suis ici, c'est parce que tout ne se joue pas dans les salles fermées du Bourget, mais aussi à l'extérieur. Et je veux créer des passerelles, comme je le fais dans mes livres, et dans le documentaire que nous venons de réaliser (This changes everything), entre des mouvements qui interagissent encore trop peu. Les luttes climatiques et les luttes sociales, le mouvement antiaustérité ou celui des droits des réfugiés, ne sont pas des processus distincts. Tous font le même constat de l'échec d'un système qui repose sur une croissance illimitée, et concentre le pouvoir dans les mains de moins de un pour cent de la population. Et pourtant, Aléxis Tsípras vient de parler du climat pour la première fois ! Pourquoi a-t-il mis tant de temps pour faire le rapprochement entre les crises financière et climatique… Le manque d'articulation entre ces thématiques est désastreux, particulièrement en Europe. C'est pourquoi ce qui m'importe à Paris, c'est de participer à l'espace de la société civile.
Avec les attentats du 13 novembre, le contexte de la COP est totalement modifié… Comment la société civile peut-elle faire entendre ses voix ?
J'ai participé dimanche dernier à la chaîne humaine. Malgré le climat de peur, les gens sont venus et ont défié l'interdiction de manifester. Ils ont pris le risque de se faire arrêter, ils sont arrivés avec leurs pancartes, c'était une vraie manifestation, dont le message était très clair : nous exerçons en pratique la démocratie, notre liberté à nous rassembler et nous exprimer. Il ne s'agit pas simplement de discuter du climat dans des cafés ou des salles de conférence, comme le gouvernement Hollande semble le souhaiter…
Vous n'avez pas voulu demander à d'autres de marcher pour vous, comme plusieurs ONG en ont lancé l'idée (l’objectif du site web march4me étant de connecter des marcheurs du monde entier avec ceux qui, en France, n'ont pu aller manifester ce weekend) ?
Je comprends tout à fait que certains aient eu peur de manifester. La semaine dernière j'étais à Copenhague et Amsterdam et j'ai d'ailleurs invité les gens à marcher pour le climat : vous devez le faire, leur ai-je dit, parce que d'autres à Paris ne sont pas libres de manifester, et que vous l'êtes, vous. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'on doive accepter cette interdiction en France. Nicolas Hulot et d'autres m'ont demandé d'approuver l'initiative « march4me », ce que j'ai refusé. Demander à d'autres de marcher pour vous, c'est accepter l'idée que votre activisme et votre droit à la démocratie puisse être sous-traité, voire « compensé » par d'autres. Comme on compense nos émissions de carbone, on devrait ainsi compenser notre impossibilité de manifester ! Mais c'est faux : nous avons tous des raisons pour nous exprimer sur ces questions, et personne ne peut le faire à notre place. C'est pourquoi il était si important de voir ces gens marcher en leur nom propre. Certaines ONG ont baissé les bras trop vite.
“Le dérèglement climatique discrimine, tout le monde n'est pas affecté de la même façon ! Certains sont plus fragiles que d'autres.”
Voyez-vous dans les interdictions de manifester (la préfecture de police de Paris a prolongé jusqu’au 13 décembre l'interdiction pour tout rassemblement autour du Bourget, et sur les Champs-Elysées), l'application française de la « doctrine du choc », que vous avez décryptée dans l'un de vos livres ?
Les Français vivent exactement ce qui s'est passé aux Etats-Unis après le 11 septembre, quand le contexte a brutalement changé. D'où cette même tendance à faire le dos rond, devenir passif et s'en remettre à nos dirigeants, contre notre propre jugement. C'est compréhensible mais dangereux. Et beaucoup, parmi les Américains qui se sont dit « ok, je vais faire confiance à George Bush et Dick Cheney », ont fini par le regretter.
Mais je voudrais insister sur un autre point qui tient à l'identité même du mouvement pour le climat : c'est un mouvement relativement privilégié, majoritairement constitué par la classe moyenne, blanche, et qui dispose d'un accès aux hommes politiques et aux sphères dirigeantes. Je suis convaincue que ce mouvement a aussi une responsabilité morale à défendre les droits à protester et manifester, pas seulement de ses propres militants, mais aussi de tous ceux qui sont plus vulnérables et sont confrontés à des degrés de répression autrement plus élevés que le mouvement pour le climat : les réfugiés, les immigrés, qui sont sous surveillance et ne peuvent pas s'exprimer eux mêmes. Quand nous marchons dans les rues de Paris, nous marchons aussi en solidarité avec eux.
Vous regrettez que les luttes sociales et environnementales s'articulent peu en Europe. Est-ce également le cas aux Etats-unis et au Canada ?
Dans une moindre mesure, sans doute parce que nous avons été confrontés à des événements comme l'ouragan Katrina qui a démontré de façon évidente combien le racisme institutionnalisé et les négligences des pouvoirs publics en matière climatique étaient liés. Le dérèglement climatique discrimine, tout le monde n'est pas affecté de la même façon ! Certains sont plus fragiles que d'autres. C'est précisément pour articuler les luttes que nous avons lancé un événement au Canada, pendant les dernières élections. Nous l'avons appelé The Leap Manifesto (le manifeste « Un grand bond en avant » ), le « manifeste pour un Canada fondé sur le souci de la planète et la sollicitude des uns envers les autres ». L'idée était de créer un espace neutre, ouvert, où différents groupes puissent se retrouver et discuter honnêtement du pays que nous souhaitons vraiment avoir, un Canada entièrement alimenté par les énergies renouvelables, traversé de réseaux de transports publics accessibles, où les emplois offerts par une telle transition sont aussi conçus pour éliminer les inégalités raciales ou entre les genres. Nous l'avons conçu comme un « pop up » politique, une forme de rassemblement politique éphémère, sur le mode des magasins ou restaurants éphémères qui fleurissent un peu partout ces derniers temps ! Parce que nous ne sommes pas un parti ni une ONG… Pendant deux jours, nous avons donc organisé un rassemblement avec les représentants des droits autochtones, de justice sociale et alimentaire, de mouvements religieux et ouvriers. Nous avons énormément parlé, débattu, amendé maintes fois notre texte et nous avons créé une plateforme commune, pendant la campagne, au printemps dernier.
“L'écologie, ce n'est pas que des investissements dans le solaire ou l'éolien. La culture aussi est "bas carbone".”
Quel a été son effet sur les élections ?
Nous avons lancé un vrai débat, d'autant plus que beaucoup de « stars » canadiennes y ont participé, comme Leonard Cohen, Ellen Page, Arcade Fire ou Donald Sutherland… Nous n'avons pas beaucoup d'artistes canadiens très connus mais tous ont signé ! C'était autant un événement culturel que politique. Le manifeste continue à avoir un impact dans la mesure où les gens maintiennent la pression sur le nouveau gouvernement pour qu'il mette en place ces politiques en faveur des investissements publics dans l'éducation, la santé, le climat… Ce n'est pas une liste de demandes mais c'est un récit que nous construisons ensemble, pour une autre société. Une vision qui raconte comment le Canada peut s'attaquer aux changements climatiques de façon à changer notre pays pour le mieux, et améliorer la justice sociale. J'espère que cette manière de croiser les mobilisations, qui fonctionne au Canada, pourra inspirer d'autres initiatives, pourquoi pas en France.
Pourquoi est-ce si important d'impliquer des artistes ?
J'ai été étonnée de voir combien le monde artistique et culturel était prêt pour cette démarche. Nous n'avons essuyé qu'un refus, tout le monde a immédiatement signé et s'est reconnu dans le manifeste comme l'écrivain Yann Martel (l'auteur du bestsellerL'histoire de Pi, NDRL). Personne n'a jamais pensé à lui comme un auteur politique ou engagé, quant à Leonard Cohen, il déteste signer des pétitions... Tous ont été enthousiastes et se sont rassemblés autour d'un message commun sur l'insuffisance des solutions offertes par les principaux partis politiques. Le Leap Manifesto a mis le doigt sur un appétit qui existe au plus profond de la société canadienne pour un projet de société plus audacieux, créé en dehors des politiques électorales. Comme si ces citoyens ordinaires, en voyant leurs « héros » culturels exprimer cette envie d'une autre vision, pouvaient s'autoriser à leur tour à dire : mais oui, moi aussi, c'est ce que je veux ! Et puis, l'écologie, ce n'est pas que des investissements dans le solaire ou l'éolien. La culture aussi est « bas carbone » ! L'écologie, c'est l'art, l'éducation, la santé, la prise en compte du devoir de soigner, de se préoccuper de sa communauté, de son environnement… Nous avons lancé ce manifeste pendant le Festival du film de Toronto, et je crois que nous n'avons fait qu'effleurer l'envie de s'impliquer sur ces questions chez un nombre incroyable d'artistes, de musiciens, comme Neil Young, et beaucoup d'autres…
Grand entretien Naomi Klein : “ExxonMobil, BP, Shell... ont déclaré la guerre à la planète”
Pour en revenir à la COP, elle comprend cette année un espace réservé aux entreprises, l'Agenda des solutions, ce qui est une première. Impliquer les entreprises vous semble positif ?
Une partie du monde des entreprises commence à comprendre qu'il faut s'engager dans une transition. Reste à savoir comment cette transition va s'effectuer, si elle sera équitable et si elle va s'effectuer à temps pour changer la donne. Je pense que les gros acteurs, comme les multinationales des énergies fossiles, vont tout faire pour temporiser et retarder le plus possible ce passage à un autre système énergétique, pour aspirer jusqu'au dernier profit ce qu'ils pourront tirer du système actuel. Et quand ce ne sera plus possible, ils essaieront de poursuivre leur logique avec la transition.
Voilà pourquoi la restriction de la société civile est si tragique. Car nous assistons à une bataille entre les propositions des multinationales et celles qui émanent de la société. Que se passe-t-il aujourd'hui ? Les multinationales, celles qui gèrent notre eau, produisent des semences génétiquement modifiées, développent leurs fermes solaires ou leurs giga parcs éoliens, sans le consentement des communautés, disposent d'un vaste espace pour exposer leurs solutions au sein de la COP et d'un accès privilégié aux politiques. Mais les citoyens, eux, ont besoin de la rue pour se faire entendre et pouvoir peser dans le débat et c'est précisément ce que le gouvernement de François Hollande a dramatiquement réduit…
Nous en avons eu la démonstration éclatante dès le premier jour de la COP, qui a été prise en otage par Bill Gates et d'autres milliardaires venus exposer leur foi dans le « miracle énergétique ». Mais nous n'avons pas besoin d'un miracle, nous avons besoin de démocratie. Nous avons besoin d'investissements publics dans des infrastructures d'énergies renouvelables, à l'instar du modèle allemand. Ce sont des modèles qui marchent et qui sont capables d'apporter plus d'équité et de justice.
Bill Gates a un bilan désastreux en matière de défense des services publics. Il suffit de regarder ce qu'il fait dans le domaine de la santé en Afrique : il cherche toujours la « solution miracle », ce qui l'amène à dépenser des millions dans des vaccins et à totalement négliger le développement de systèmes de santé publique.
C'est ce qui est en jeu aujourd'hui avec le passage à une économie postcarbone. Les gouvernements se disent prêts à dépenser des centaines de milliards de dollars ou d'euros dans la transition ? Ils pourraient le faire en investissant dans les transports en commun, ou dans tous ces projets non sexy et non miraculeux, qui ont fait leurs preuves… mais qui ne rapporteront pas de milliards de dollars de bénéfices à une poignée de multinationales. Ce n'est clairement pas le message qui est envoyé ces jours-ci par le gouvernement Hollande. On a entendu Bill Gates. Mais où sont les paysans de Via Campesina, où est l'agroécologie, où sont les structures d'énergie citoyenne et partagée ? Qui leur donne la parole ?
Pour en revenir à la COP, elle comprend cette année un espace réservé aux entreprises, l'Agenda des solutions, ce qui est une première. Impliquer les entreprises vous semble positif ?
Une partie du monde des entreprises commence à comprendre qu'il faut s'engager dans une transition. Reste à savoir comment cette transition va s'effectuer, si elle sera équitable et si elle va s'effectuer à temps pour changer la donne. Je pense que les gros acteurs, comme les multinationales des énergies fossiles, vont tout faire pour temporiser et retarder le plus possible ce passage à un autre système énergétique, pour aspirer jusqu'au dernier profit ce qu'ils pourront tirer du système actuel. Et quand ce ne sera plus possible, ils essaieront de poursuivre leur logique avec la transition.
Voilà pourquoi la restriction de la société civile est si tragique. Car nous assistons à une bataille entre les propositions des multinationales et celles qui émanent de la société. Que se passe-t-il aujourd'hui ? Les multinationales, celles qui gèrent notre eau, produisent des semences génétiquement modifiées, développent leurs fermes solaires ou leurs giga parcs éoliens, sans le consentement des communautés, disposent d'un vaste espace pour exposer leurs solutions au sein de la COP et d'un accès privilégié aux politiques. Mais les citoyens, eux, ont besoin de la rue pour se faire entendre et pouvoir peser dans le débat et c'est précisément ce que le gouvernement de François Hollande a dramatiquement réduit…
Nous en avons eu la démonstration éclatante dès le premier jour de la COP, qui a été prise en otage par Bill Gates et d'autres milliardaires venus exposer leur foi dans le « miracle énergétique ». Mais nous n'avons pas besoin d'un miracle, nous avons besoin de démocratie. Nous avons besoin d'investissements publics dans des infrastructures d'énergies renouvelables, à l'instar du modèle allemand. Ce sont des modèles qui marchent et qui sont capables d'apporter plus d'équité et de justice.
Bill Gates a un bilan désastreux en matière de défense des services publics. Il suffit de regarder ce qu'il fait dans le domaine de la santé en Afrique : il cherche toujours la « solution miracle », ce qui l'amène à dépenser des millions dans des vaccins et à totalement négliger le développement de systèmes de santé publique.
C'est ce qui est en jeu aujourd'hui avec le passage à une économie postcarbone. Les gouvernements se disent prêts à dépenser des centaines de milliards de dollars ou d'euros dans la transition ? Ils pourraient le faire en investissant dans les transports en commun, ou dans tous ces projets non sexy et non miraculeux, qui ont fait leurs preuves… mais qui ne rapporteront pas de milliards de dollars de bénéfices à une poignée de multinationales. Ce n'est clairement pas le message qui est envoyé ces jours-ci par le gouvernement Hollande. On a entendu Bill Gates. Mais où sont les paysans de Via Campesina, où est l'agroécologie, où sont les structures d'énergie citoyenne et partagée ? Qui leur donne la parole ?
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