ENTRETIEN de Jacques Rancière par Éric Aeschimann | Le philosophe a été l'élève de Louis Althusser. Spécialiste de la démocratie, il est l'auteur d'essais mondialement connus: «le Philosophe et ses pauvres» (Champs-Flammarion, 1983), «la Haine de la démocratie» (La Fabrique, 2005) et «le Spectateur émancipé» (2008). Pour lui, c'est la professionnalisation de la politique qui nourrit le sentiment d'exclusion. Afin d'en sortir, il faudrait instaurer de nouvelles règles de représentation, notamment le mandat limité et le tirage au sort.
Avez-vous été surpris par l'ampleur
de la progression du Front national ?
Jacques Rancière | Je n'aime pas bien jouer les prophètes, mais il se trouve que j'avais écrit en 1997 un texte satirique intitulé : « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France ». J'y mettais à nu le double jeu des politiciens, journalistes et intellectuels qui stigmatisaient le FN et ses électeurs tout en diffusant ses idées, et notamment en relayant l'obsession du «problème» des immigrés.
Depuis lors, on a fait encore mieux. Des intellectuels dits «de gauche» ont aidé à rénover l'idéologie du FN en enrôlant la République, la laïcité, l'universalisme et l'égalité des sexes au service de la stigmatisation des «barbares». Et les partis de gouvernement qui ont permis la destruction du tissu industriel et des solidarités sociales ont pris le relais avec leurs campagnes «républicaines».
Quand tous ces gens viennent dire : «Nous sommes le seul rempart contre le FN», je ne m'étonne pas du nombre de ceux qui pensent que, somme toute, les assaillants sont peut-être préférables à ces remparts.
Vous ne croyez pas à la possibilité de reconstruire la gauche dans le cadre actuel ?
Je ne vois pas comment ce cadre pourrait annuler les effets qu'il a produits. Le FN est un pur produit du système de la Ve République, qui permet à un parti minoritaire de gouverner sans entraves, quitte à laisser périodiquement la place au parti concurrent. Le Front a su occuper la place que le système dit «majoritaire» et la professionnalisation de la politique dessinent en creux : celle de l'exclu du système.
La règle du jeu, conçue pour permettre à la classe politique de gouverner tranquillement, n'a pas seulement produit l'effet électoral inverse de celui recherché. Elle a aussi tué la vie politique démocratique et les énergies militantes susceptibles de résister.
Est-ce que la gauche de gouvernement, les médias et la classe intellectuelle sont prêts à se dire : quel monde sommes-nous en train de construire? Seule une vie politique où le tirage au sort aurait sa part et où les gouvernants seraient là pour un temps limité interdirait des situations comme celle que nous connaissons.
Mais n'y a-t-il pas urgence à agir ? Le FN n'est-il pas une menace pour la démocratie ?
N'inversons pas les causes et les effets. Le succès du Front national est un effet de la destruction effective de la vie démocratique par la logique consensuelle. On voudrait identifier le FN aux bandes paramilitaires d'hier recrutées dans les bas-fonds pour mettre à bas le système parlementaire, au nom d'un idéal de révolution nationale. Mais c'est un parti parlementaire qui doit son succès au contre-effet du système électoral en vigueur et à la gestion médiatique de l'opinion par la méthode du sondage et du commentaire permanents.
Je ne vois pas ce qu'il gagnerait dans des aventures antiparlementaires et paramilitaires imitées des mouvements fascistes des années 1930. Ses concurrents électoraux espèrent tirer profit de cette assimilation. Mais ceux qui veulent «constitutionnaliser» l'état d'urgence sont-ils les protecteurs de la démocratie menacée? La lutte contre le FN est la lutte contre le système qui l'a produit.
Avez-vous été surpris par l'ampleur
de la progression du Front national ?
Jacques Rancière | Je n'aime pas bien jouer les prophètes, mais il se trouve que j'avais écrit en 1997 un texte satirique intitulé : « Sept règles pour aider à la diffusion des idées racistes en France ». J'y mettais à nu le double jeu des politiciens, journalistes et intellectuels qui stigmatisaient le FN et ses électeurs tout en diffusant ses idées, et notamment en relayant l'obsession du «problème» des immigrés.
Depuis lors, on a fait encore mieux. Des intellectuels dits «de gauche» ont aidé à rénover l'idéologie du FN en enrôlant la République, la laïcité, l'universalisme et l'égalité des sexes au service de la stigmatisation des «barbares». Et les partis de gouvernement qui ont permis la destruction du tissu industriel et des solidarités sociales ont pris le relais avec leurs campagnes «républicaines».
Quand tous ces gens viennent dire : «Nous sommes le seul rempart contre le FN», je ne m'étonne pas du nombre de ceux qui pensent que, somme toute, les assaillants sont peut-être préférables à ces remparts.
Face à ce désastre, peut-on reconstruire la gauche ?
Si on appelle «gauche» ce qui gravite autour du PS et ses parasites institutionnels et culturels, je ne vois pas comment elle remédierait, plus que la droite qui lui fait pendant, à la situation qu'elle a créée. On n'a jamais vu une classe gouvernante se suicider. L'espoir ne peut venir, à long terme, que de forces populaires neuves qui se développent de façon autonome, avec des propositions, des formes de discussion et d'action à l'écart des agendas politiques fixés par les partis étatiques et relayés par les médias.
Les expériences de mobilisation à l'étranger - Syriza, Podemos, Occupy Wall Street - ne vous apparaissent pas comme des sources d'espoir ?
Le «mouvement des places» a posé l'exigence de cette radicale autonomie par rapport aux agendas étatiques et médiatiques. Il n'a pas trouvé les moyens de s'inscrire dans le temps ou alors il a été récupéré par la logique parasitaire de la «gauche de la gauche».
Si on appelle «gauche» ce qui gravite autour du PS et ses parasites institutionnels et culturels, je ne vois pas comment elle remédierait, plus que la droite qui lui fait pendant, à la situation qu'elle a créée. On n'a jamais vu une classe gouvernante se suicider. L'espoir ne peut venir, à long terme, que de forces populaires neuves qui se développent de façon autonome, avec des propositions, des formes de discussion et d'action à l'écart des agendas politiques fixés par les partis étatiques et relayés par les médias.
Le «mouvement des places» a posé l'exigence de cette radicale autonomie par rapport aux agendas étatiques et médiatiques. Il n'a pas trouvé les moyens de s'inscrire dans le temps ou alors il a été récupéré par la logique parasitaire de la «gauche de la gauche».
Vous ne croyez pas à la possibilité de reconstruire la gauche dans le cadre actuel ?
Je ne vois pas comment ce cadre pourrait annuler les effets qu'il a produits. Le FN est un pur produit du système de la Ve République, qui permet à un parti minoritaire de gouverner sans entraves, quitte à laisser périodiquement la place au parti concurrent. Le Front a su occuper la place que le système dit «majoritaire» et la professionnalisation de la politique dessinent en creux : celle de l'exclu du système.
La règle du jeu, conçue pour permettre à la classe politique de gouverner tranquillement, n'a pas seulement produit l'effet électoral inverse de celui recherché. Elle a aussi tué la vie politique démocratique et les énergies militantes susceptibles de résister.
Est-ce que la gauche de gouvernement, les médias et la classe intellectuelle sont prêts à se dire : quel monde sommes-nous en train de construire? Seule une vie politique où le tirage au sort aurait sa part et où les gouvernants seraient là pour un temps limité interdirait des situations comme celle que nous connaissons.
Mais n'y a-t-il pas urgence à agir ? Le FN n'est-il pas une menace pour la démocratie ?
N'inversons pas les causes et les effets. Le succès du Front national est un effet de la destruction effective de la vie démocratique par la logique consensuelle. On voudrait identifier le FN aux bandes paramilitaires d'hier recrutées dans les bas-fonds pour mettre à bas le système parlementaire, au nom d'un idéal de révolution nationale. Mais c'est un parti parlementaire qui doit son succès au contre-effet du système électoral en vigueur et à la gestion médiatique de l'opinion par la méthode du sondage et du commentaire permanents.
Je ne vois pas ce qu'il gagnerait dans des aventures antiparlementaires et paramilitaires imitées des mouvements fascistes des années 1930. Ses concurrents électoraux espèrent tirer profit de cette assimilation. Mais ceux qui veulent «constitutionnaliser» l'état d'urgence sont-ils les protecteurs de la démocratie menacée? La lutte contre le FN est la lutte contre le système qui l'a produit.
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