René Passet : « Il faut prendre du recul pour voir
qu’un autre monde est en train de naître »
René Passet |
Vivons-nous une simple crise passagère ou une profonde
mutation du système ? Pour l’économiste René Passet, face à un pouvoir
financier qui impose son tempo, les gouvernements font fausse route en
raisonnant à court terme. Il n’est pas plus tendre avec les économistes,
incapables d’analyser le monde autrement que par le prisme des marchés, un peu
comme l’homme des cavernes ne concevait l’univers autrement que magique. Sa
solution : une « bioéconomie », seul remède à la crise de
civilisation. Entretien.
Notre manière de penser
l’économie dépend de notre perception du monde. Et varie totalement en fonction
des époques et du progrès technique. Dans votre dernier ouvrage, vous proposez
de relire l’histoire économique à la lumière de ces mutations. Quelles sont les
grandes étapes de cette longue histoire ?
René Passet [1] :
Ceux qui voient le monde comme une mécanique, une horloge, ne considèrent pas
l’économie de la même façon que ceux qui le voient comme un système énergétique
qui se dégrade. Les mêmes astronomes, armés des mêmes instruments, ne
perçoivent pas les mêmes choses dans le ciel, avant et après Copernic. Quand
l’homme n’a que ses sens pour comprendre le monde, l’univers lui apparaît
mystérieux. C’est un univers qui chante, qui le nourrit, qui gronde aussi
parfois. Des forces jaillissent de partout. Il pense que des êtres mystérieux et
supérieurs le jugent, l’approuvent ou le punissent. Avant même le Néolithique,
l’homme s’aperçoit que la plante dont il se nourrit pousse mieux dans les
milieux humides. Ou que les déchets organiques favorisent la végétation. Il
découvre ainsi les forces productives de la nature et les régularités du monde
naturel. Cela va faire reculer les esprits, qui se réfugient sur les sommets
des montages, comme l’Olympe. Les dieux succèdent aux esprits, le monde
mythique au monde magique. La civilisation grecque marque le basculement de
l’esprit vers la conceptualisation. Un tournant décisif, le début d’une
réflexion sur la nature des choses, avec la philosophie, science première. On
passe ensuite des dieux au pluriel à un dieu au singulier. L’activité
économique est encore une activité pour le salut des âmes, dans la perspective
chrétienne. Si vous ne voulez pas finir vos jours dans les lieux infernaux, il
faut vivre selon les préceptes économiques des théologiens.
Peu à peu la rationalité l’emporte, et la science se
laïcise. Pour Descartes et Newton, le monde fonctionne comme une horloge. C’est
dans cette société « mécaniste », que naît l’école libérale
classique. Au 18e siècle, Adam Smith, qui était aussi astronome [2], propose une théorie
gravitationnelle de l’équilibre : le prix du marché gravite autour du
« prix naturel », qui est le coût de production de l’objet,
exactement comme les astres gravitent autour du soleil.
Avec la machine à vapeur apparaît une nouvelle représentation
du monde...
En 1824, le physicien Sadi Carnot découvre les lois de la
thermodynamique : le principe de conservation et le principe de
dégradation. Imaginez un morceau de charbon. Il brûle, mais ne disparaît
pas : tous ses éléments constitutifs se conservent, répandus dans
l’univers. Et s’il a produit du mouvement, jamais plus il n’en produira, car il
est désormais déstructuré, « dégradé ». A ce moment de l’histoire, on
passe d’une représentation mécanique du monde à la société énergétique. Alors
que chez Adam Smith, chez Newton, c’est l’équilibre – statique – qui compte,
les lois de l’énergie sont des lois de probabilité. Quand on répand un gaz dans
un volume, il va dans tous les sens, et le hasard fait qu’il se répand partout
de manière homogène. Au niveau de l’individu, il n’y a pas de déterminisme
apparent, mais au niveau des grands nombres, les mouvements se
compensent : ce sont les lois de probabilité. On change de causalité, et
d’univers : le monde est en mouvement, comme le montre aussi Darwin. Au
même moment dans l’histoire économique, Marx et les socialistes se mettent à
penser non pas en terme d’équilibre mais d’évolution.
Ce passage d’une représentation mécanique du monde à la
société énergétique a-t-il un impact sur la vie des idées ?
Le mouvement des idées part alors dans trois directions.
Avec Léon Walras, qui invente « l’équilibre général » des marchés,
c’est la loi de conservation qui prime. La deuxième loi, celle de la
dégradation entropique, amène à la théorie de l’autodestruction du système
capitaliste, par Karl Marx. Au fil du temps, le système entropique et le
système capitaliste suivent un même cheminement, ils se dégradent, se
désorganisent. La loi de probabilité, on la retrouve chez Keynes [3].
Sa théorie est celle de l’incertitude radicale : les acteurs économiques
agissent dans un monde incertain, dont ils ont une connaissance imparfaite. Une
vision à l’opposé des analyses classiques sur la rationalité des marchés.
Vient ensuite le temps de l’immatériel et de
l’information...
La société énergétique, celle de la grande industrie,
fonctionne par l’accumulation de capitaux et le développement du secteur
financier et bancaire. La vraie rupture entre les classes sociales apparaît. La
société s’organise hiérarchiquement. Au début des années 1970 deux événements
vont marquer un tournant important : la première crise du pétrole et la sortie
du microprocesseur Intel. L’informatique pour tous, et nous voici dans la
société informationnelle (dans le sens de « donner une forme »). Dans
cet univers, la force productive est l’esprit humain. Les modes d’organisation
changent complètement. De l’entreprise au monde entier, l’économie est
organisée en réseaux. Le monde se vit comme unité, en temps réel. On gomme le
temps et l’espace.
Est-ce l’avènement de la financiarisation de
l’économie ?
L’ordinateur nous a donné le moyen du contact immédiat et la
logique financière nous pousse vers une économie de rendement immédiat. Avec la
politique de libération des mouvements de capitaux dans le monde, on assiste à
une concentration de capital, et à la naissance d’une puissance financière
supérieure à celle des États. Avec des effets désastreux pour l’économie
réelle. Un exemple ? L’entreprise pharmaceutique Sanofi gagne des sommes
colossales, licencie pourtant ses chercheurs et n’invente plus rien, depuis que
son PDG est issu du secteur de la finance. La finalité ? Produire du
dividende et non plus du médicament. On relève la barre de rentabilité, on
externalise la recherche et pour le reste, on dégraisse. Les chercheurs sont
désespérés, ils ne font plus leur métier.
« L’humanité est en train de résoudre son problème
économique », disait Keynes, envisageant un avenir prochain où l’homme
pourrait travailler trois heures par jour, grâce à l’augmentation de la
productivité. Nous en sommes très loin... Avons-nous raté quelque chose ?
A toute époque, le progrès technique a pour effet
d’augmenter la productivité du travail humain. La productivité accroît la
quantité de valeur ajoutée. Mais la façon dont celle-ci est partagée dépend du
rapport de force dans la société. Dans la vision fordiste, les intérêts des
salariés et des entrepreneurs sont convergents. Henry Ford le dit très
bien : « Si vous voulez vendre vos bagnoles, payez vos
ouvriers ». Progrès économique et progrès social vont alors de pair.
Lorsque c’est le pouvoir de la finance qui domine, le dividende se nourrit de
la ponction qu’il effectue sur les autres revenus. La logique ? Réduire
l’Etat, les salaires, le nombre de salariés, les protections sociales.
L’augmentation de la productivité a été compensée par cette logique de la
rémunération des actionnaires. Keynes a raison ! Et la semaine de 32
heures est aujourd’hui un des moyens pour rétablir le plein emploi. Keynes
évoque aussi les risques psychologiques de cette évolution. Pour la première
fois depuis sa création, l’homme devra faire face à son problème
véritable : comment employer sa liberté arrachée aux contraintes
économiques ?
Vous expliquez comment nous avons successivement fait tomber
les barrières, entre espace terrestre et céleste avec Galilée, entre l’homme et
l’animal avec Darwin, entre conscience et rationalité avec Freud. Que
pensez-vous de cette nouvelle convergence qui s’opère, entre le vivant et la
machine, avec les biotechnologies, dont vous décrivez l’importance dans votre
ouvrage ?
Je ne crois pas à la fin de l’histoire, mais à la fin de
l’homme. Avec les nanotechnologies et le concept « d’homme
augmenté », on prévoit d’introduire dans notre sang des robots qui vont
nous réparer. Et nous ne saurons bientôt plus quelle est la part humaine et
quelle est la part robotique en l’homme. Nous aurons dans le cerveau des puces
avec de la mémoire. Est-ce que la puce va appartenir à l’homme, ou bien le
modifier ? Lorsque je m’interrogerai, la réponse arrivera un peu plus
vite. Mais est-ce vraiment moi qui répondrai, ou bien est-ce l’encyclopédie
Universalis, à ma disposition dans mon cerveau ? Quelles seront les
conséquences de tout cela ? L’homme se crée lui-même par les efforts qu’il
fournit, en travaillant pour acquérir des connaissances, en transformant le
monde, comme disaient Hegel ou Marx. S’il dispose de prothèses pour faire le
travail à sa place, je crains que l’homme ne se diminue lui-même. Toute
prothèse est atrophiante.
Vous n’êtes pas très optimiste…
Je suis très inquiet pour l’avenir de l’humain. J’ai peur qu’arrive,
dans une humanité mécanisée, robotisée, un autre homme dont on ne saura plus
très bien ce qu’il est. Le grand cybernéticien Alan Turing (1912-1954) a parié
qu’aux environs de l’an 2000 on ne serait plus capable, dans une conversation
téléphonique, de faire la différence entre un homme et un robot. C’est une
autre limite, une autre frontière. Est-ce le sens de l’évolution ? Cela
a-t-il une signification ? Je n’en sais rien.
Pouvons-nous maîtriser ces bifurcations de
civilisation ?
Avons-nous maîtrisé les bifurcations précédentes ?
Elles sont venues au fil de l’évolution, et nous les avons suivies. Nous ne les
comprenons qu’après coup, et nous nous adaptons à une nouvelle normalité qui
s’établit. Les gens les ont vécues comme la fin d’un monde, sans comprendre où
allait le monde nouveau. Il faut prendre du recul pour voir qu’un autre monde
est en train de naître. Nous vivons aujourd’hui une confusion entre crise et
mutation. Nous mélangeons deux types de crises. L’évolution est faite de
ruptures et de normalité. La crise dans la normalité, c’est lorsque dans le
système établi apparaissent des dysfonctionnements qui nous éloignent de la
norme. C’est la crise au sens propre du terme, conjoncturelle. Le problème est
alors de revenir à la norme. Si le sous-emploi est conjoncturel, on va essayer
de rétablir le plein-emploi dans les normes traditionnelles, avec les moyens
traditionnels.
Les crises de mutation, c’est passer d’un système à un
autre. Et c’est ce que nous vivons aujourd’hui. Ce n’est pas une crise
économique, mais une crise du système néolibéral. C’est la logique même du
système qui a provoqué la crise des subprimes en 2008. Notre vrai problème est
aujourd’hui de réussir la mutation. Or nous avons chaussé les lunettes de la
crise du court terme. Un exemple : rigueur ou relance ? Tous les
gouvernements raisonnent dans une logique de court terme ! Le pouvoir
financier impose sa vision du temps court. Cela fausse tout, nous raisonnons à
partir d’une économie complètement tronquée.
Quelles en sont les conséquences ?
Dans le temps court, le salaire n’est qu’une charge pour les
entreprises, et la protection sociale, une charge pour la société. L’impôt,
c’est un prélèvement et rien d’autre. Si vous abordez le problème avec cette
vision, cela vous amène forcément à la rigueur : il faut restreindre la
dépense publique. Même si la crise ne vient pas de la dépense publique mais du
secteur privé, en premier lieu des banques avec la crise des subprimes. Il faut
comprimer les salaires, travailler plus pour gagner moins ! Le
résultat ? Un cercle vicieux. Le second effet apparaît dans un temps plus
long : le salaire, c’est le support d’un revenu qui alimente la dépense de
consommation. L’impôt, c’est le support de la dépense publique. Il ne se perd
pas dans les sables du désert ! Toute cette dimension nous manque. Les
gouvernements sont piégés dans cette logique de court terme, alors que le vrai
problème est celui de la réussite de la mutation.
« L’homme des cavernes pouvait difficilement – à la
lumière de son expérience – se faire une conception de l’univers autre que
magique », écrivez-vous. Alors que les marchés sont aujourd’hui présentés
comme des oracles, ne serions-nous pas capables de faire mieux que l’homme des
cavernes ?
Dans une vision à court terme, la tendance est de défendre
les structures existantes. Avec de très bonnes intentions, on s’enferme dans
des contradictions totales. Les gouvernements mènent une politique de réduction
des dépenses énergétiques, et de l’autre côté, n’acceptent pas la diminution du
nombre de raffineries, qui découle de cette politique. Le problème n’est pas
que les salariés des raffineries restent raffineurs, mais de les employer dans
de nouvelles structures, et de voir quelles sont les structures nécessaires à
la poursuite de la mutation. En essayant de régler un problème de long terme
avec des instruments de court terme, nous nous enfonçons de plus en plus dans
la crise, à force de prendre des décisions à contre-sens. Au contraire,
anticiper ces transitions, cette mutation, devrait pourtant inspirer non pas le
discours des politiques, mais leur action. On se trompera forcément, mais par
tâtonnement nous finirons par trouver la voie pour nous engager dans un cercle
vertueux.
Vous définissez la science économique comme un « système
de pensée nombriliste, clos sur lui-même, replié sur la contemplation
inlassable des mêmes équilibres et des mêmes procédures d’optimisation ».
De quelle science économique avons-nous besoin aujourd’hui ?
Lorsque j’ai publié mon livre L’économique et le vivant en
1979, les économistes m’ont dit : « Qu’est-ce que c’est que ce
truc ? Ce n’est pas de l’économie. »Depuis, beaucoup ont compris
l’importance de la transdisciplinarité. Confrontés aux mêmes réalités, chaque
discipline interroge le monde sous un angle différent. La nature de mes
questions me définit comme économiste. C’est le lieu d’où je questionne le
monde, mais ce n’est pas une prison ! Si les chercheurs refusent de se
hasarder dans les zones d’interférences, certains problèmes ne seront jamais
abordés. C’est pourtant dans ces zones que se joue aujourd’hui la survie de
l’humanité.
Comment recréer des espaces de réflexion
interdisciplinaires ?
Il y a aujourd’hui des courants intéressants, comme celui
des Économistes atterrés. On parle en ce moment de la reconstitution d’une
structure qui ressemblerait à celle du Plan, avec une ambition de prospective.
J’étais très favorable à la planification française, souple. Les objectifs des
secteurs stratégiques – sidérurgie, transports, énergie,...– étaient définis au
sein des Commissions du Plan, qui réunissaient des grands fonctionnaires, des
intellectuels, mais aussi des syndicats ouvriers et patronaux. Une concertation
sociale permanente. C’est ce qui nous manque le plus aujourd’hui. De cette rencontre
sortaient des objectifs, ensuite arbitrés par l’État. On n’avait pas besoin de
faire des grands discours sur la concertation, on la faisait !
Vous défendez le principe de bioéconomie. En quoi cela
consiste-t-il ?
Ce n’est pas une nouvelle branche de l’économie : c’est
l’économie qui doit se faire bio. La destruction de la biosphère menace
actuellement l’humanité. Et si on détruit la biosphère, cela ne sert à rien de
disserter sur le Plan et l’avenir de l’humanité : il n’y aura pas
d’avenir, pas d’économie. Le monde est arrivé à ce moment où il atteint et
dépasse la capacité de charge de la biosphère. Toutes les conventions sur
lesquelles était fondée l’économie sont remises en cause. La nature était
considérée comme inépuisable ? Elle devient un facteur rare que l’on
épuise. Et c’est une des conventions fondatrices de l’économie qui disparaît.
Quand on cherche la combinaison optimale de facteurs de production, ou de biens
de consommation qui vont vous donner le maximum de satisfaction, on procède par
substitution de biens. C’est la deuxième convention de base de
l’économie : on optimise en substituant. Cela n’est plus vrai
aujourd’hui : quand vous atteignez les limites de la biosphère, certaines
ressources ne peuvent plus être augmentés. La substituabilité disparaît.
Troisième convention : « Le plus est le mieux » – c’est en
consommant davantage que l’on accroît le bien-être. Nous atteignons aussi la
limite où ce n’est plus vrai. Le paradoxe
d’Easterlin montre que dans les nations les plus riches le
bien-être et le revenu ne vont plus de pair. Il arrive un moment où la relation
s’inverse carrément.
Comment l’économie peut-elle intégrer la question de la
reproduction des ressources et du vivant ?
L’économie est faite pour optimiser – ce n’est pas un vilain
mot !. Cela veut dire tirer le maximum de résultats, de choses positives,
de satisfaction, à partir des moyens limités dont nous disposons. Mais elle
doit intégrer ces stratégies d’optimisation (de production et de consommation)
dans les limites des mécanismes de reproduction du système. Par exemple les
rythmes de reproduction des matières premières, des ressources
renouvelables : « Voilà, on peut piocher dans les réserves jusque
ce niveau, mais pas plus ». Ou des rythmes de prélèvement des ressources
non renouvelables compatibles avec des perspectives de relève, de remplacement
de ces ressources. L’économie retrouve alors sa vraie vocation : une
science d’optimisation sous contrainte. Sans limites, il n’y a pas d’économie,
car cela veut dire que l’on peut faire n’importe quoi !
Le système économique actuel peut-il s’adapter à cette
contrainte ?
Certains économistes voudraient que l’économie soit une
science qui prenne en compte toutes les contraintes, sauf celles de
l’environnement ! Dans un système vivant, vous avez une finalité qui
domine, c’est la finalité du système tout entier : maintenir et reproduire
sa structure dans le temps, alors que les lois physiques, les lois d’entropie
voudraient qu’il se désagrège. Cette finalité est supérieure à toutes les
autres. Dans une horloge, vous avez une seule loi, du ressort à la mécanique
entière. C’est très différent dans le vivant : on fait un saut dans le
vivant, en passant de la molécule à la cellule, c’est une autre logique qui
s’applique. Et la logique de l’organe est différente de la somme des logiques
des cellules. La pensée n’est pas la somme des atomes du cerveau. En économie,
c’est pareil. C’est le paradoxe de Condorcet : il faut un choix à un
moment donné, la logique du tout n’est pas la somme des logiques particulières.
On est loin de la « main invisible du marché » d’Adam Smith, qui
transforme mécaniquement les intérêts individuels en intérêt général.
Vous parlez de « point critique », ce moment qui
nous fait basculer dans un autre univers. Sommes-nous en train d’atteindre un
tel point critique ?
Nous vivons une crise de civilisation, mais le dépérissement
du système sera long, car trop d’intérêts sont en jeu. Pour l’univers de la
finance, ce système n’est pas mauvais : quand tout va bien, il engrange
les bénéfices, et quand tout va mal, la charge retombe sur la collectivité. La
faillite d’un paradigme n’implique pas qu’il disparaisse immédiatement. Il faut
qu’une théorie concurrente soit prête à prendre la place, comme le dit
l’historien Thomas Kuhn. Le point critique, c’est lorsqu’un écart évolutif, au
lieu d’être ramené vers la moyenne, bifurque de manière totalement imprévisible
vers une nouvelle voie d’évolution.
Tout progrès est ambigu, à la fois chance et péril. C’est
nous qui choisissons. Le progrès technique nous donne actuellement la
possibilité de gagner plus, de vivre mieux, de travailler moins. Et comme nous
avons libéré la cupidité des hommes, avec la libéralisation du secteur
financier, ce sont les effets pervers qui l’emportent. Ce qui devrait être un
instrument de libération des hommes devient un moyen d’asservissement. L’homme
devient la variable d’ajustement de l’augmentation des dividendes. Tant qu’on
n’aura pas tranché le nœud gordien du pouvoir de la finance, rien ne sera
possible. Parce que le rapport de force agira toujours dans cette direction, et
le côté pervers du progrès technique l’emportera toujours. Sous la pression des
événements et des drames qui se multiplieront, serons-nous amenés à le faire à
temps ? Sans cela, nous courrons à la catastrophe. Il faut continuer à
alerter et à travailler dans ce sens.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
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