Le Monde | 24.02.2017
Ancienne collaboratrice parlementaire et spécialiste des modèles économiques innovants, Laetitia Vasseur a cofondé en 2015 l’association HOP, Halte à l’obsolescence programmée. Elle milite contre ce symbole d’une société du tout jetable pour consacrer du temps à ce qui importe vraiment. Une position qu’elle développe dans Du jetable au durable. En finir avec l’obsolescence programmée publié en janvier chez Gallimard et coécrit avec Samuel Sauvage.
Avez-vous acheté un nouveau téléphone alors que l’ancien marchait toujours ?
Non, j’ai le même téléphone depuis quatre ans. Il a été réparé une fois et je peux encore passer des appels. C’est ce que je lui demande, je ne vois donc pas la nécessité d’en changer. Bien sûr, je ne peux plus télécharger toutes les applications, dont les nouvelles versions ne sont pas toujours compatibles avec les anciens modèles.
Qui ne sont en général pas si anciens que cela…
Les fabricants savent parfaitement jouer du design, de la publicité et du marketing pour raccourcir la durée de vie des produits. Ce sont les outils privilégiés de « l’obsolescence esthétique ». Le design est conçu de façon à rendre un appareil démodé à peine un an après sa sortie et les stratégies commerciales visent à mettre sur le marché des nouveautés, ou supposées telles, tous les six mois. Ce type d’obsolescence redouble l’obsolescence technique dont l’un des ressorts est de limiter les possibilités de réparation. Les industriels ferment de plus en plus leurs systèmes : les coques de certains appareils électroniques sont fixées avec des vis spéciales, qui empêchent les utilisateurs de remplacer eux-mêmes leur batterie. Des pièces essentielles des machines à laver sont moulées dans un bloc indémontable. Ces stratégies hérissent mais elles marchent : les Français changent en moyenne de téléphone tous les 18 mois, et même tous les neuf mois à Paris.
« LA SOCIÉTÉ DU TOUT JETABLE N’EST APPARUE QU’IL Y A UNE SOIXANTAINE D’ANNÉES. AUPARAVANT, LES VALEURS D’ÉPARGNE ET DE SOBRIÉTÉ PRÉVALAIENT, SOUVENT PORTÉES PAR LA RELIGION. »
Il n’est pourtant pas impossible de concevoir des produits robustes…
En effet. Les collants filent après seulement deux à cinq utilisations, selon un sondage réalisé par HOP. Or, en 1937, un chimiste de DuPont de Nemours avait déposé le brevet d’une fibre textile quasi inusable : le nylon. Mais l’entreprise a revu la formule chimique pour rendre son produit moins durable et pousser à l’achat. Autre exemple en 1924, quand les principaux fabricants d’ampoules se sont entendus pour limiter leur durée de vie à mille heures. Elles pourraient pourtant éclairer bien plus longtemps. La preuve, une ampoule à incandescence brille presque sans interruption dans une caserne de pompiers à Livermore (Californie) depuis 1901 ! L’obsolescence programmée a été théorisée dès les années 1920. Mais elle touche désormais presque tous les produits, jusqu’aux stylos, aux ustensiles de cuisine ou aux fermetures Éclair.
Comment en est-on arrivé là ?
La société du tout jetable n’est apparue qu’il y a une soixantaine d’années. Auparavant, les valeurs d’épargne et de sobriété prévalaient, souvent portées par la religion. Il y a eu glissement d’une production artisanale vers une production de masse à l’ère industrielle, qui repose sur une croissance exponentielle. Et a un corollaire : les déchets de masse.
Il n’est donc pas possible de vanter les mérites de l’obsolescence programmée pour relancer la consommation ?
On ne peut plus ignorer les conséquences environnementales. Chaque citoyen européen produit environ 14 kg de déchets d’équipements électriques et électroniques par an. C’est 32 % de plus qu’il y a cinq ans. Ce n’est pas soutenable.
Les consommateurs utiliseraient-ils un téléphone pendant dix ans si leur appareil ne les lâchait pas ?
C’est le cœur du problème : tout le monde a intérêt à l’obsolescence programmée. Les industriels, qui cherchent à écouler des produits dont la durée de vie n’est ni trop longue pour ne pas obérer leurs profits ni trop courte afin de fidéliser les clients. Les distributeurs et l’État, dont la moitié des recettes vient de la TVA, donc de la surconsommation. Les consommateurs ont renforcé ce système en se jetant sur des produits low cost. L’obsolescence programmée touche en priorité les moins aisés : ils se tournent vers des produits peu chers et de moins bonne qualité, qui risquent de tomber en panne plus rapidement.
La publicité nous fait miroiter des objets et des services qui nous feraient gagner du temps. Cette promesse est-elle une illusion ?
L’accélération des cycles de vie des objets reflète celle du temps en général. La technologie, censée nous faire gagner du temps, nous entraîne en fait dans une boucle infernale de temps perdu. Déjà, parce que nous passons entre 30 minutes et deux heures trente, chaque mois, à chercher nos objets du quotidien. Surtout, le temps gagné n’est pas du temps libre, c’est du temps productif. Nous sommes entrés dans un cercle aberrant : nous passons beaucoup de temps à travailler pour pouvoir consommer davantage de produits. Comme ces derniers sont rapidement obsolètes, il faut alors travailler encore plus, et vite, pour réinvestir le temps gagné dans d’autres activités. Ça devient frénétique. Il y a urgence à ralentir. Cette perte de présence à soi et aux autres conduit à une société du stress et de l’angoisse permanente : faute de temps pour soi, les gens cherchent des « solutions » dans les antidépresseurs ou la sophrologie. Manifester son opposition au capitalisme, aujourd’hui, c’est prendre le temps de dormir.
Réparer les objets peut-il nous aider à recouvrer cette autonomie perdue ?
La conjugaison de l’obsolescence technique et de l’obsolescence culturelle débouche sur une forme d’aliénation aux objets. Il devient très difficile de comprendre ou même d’imaginer ce qu’il y a derrière une machine. Les savoirs populaires comme la couture, la réparation maison de la voiture ou des produits électroniques, qui étaient importants pour les générations précédentes, deviennent difficiles à valoriser : les gens oublient après s’être jetés sur des produits low cost qui ne valent pas la peine d’être réparés. Se réapproprier ces savoir-faire est pourtant source de fierté. Faire par soi-même offre une forme de résilience qui renforce l’autonomie – et accessoirement coûte moins cher.
Aller dans des Repair cafés, se tourner vers des produits de seconde main ou reconditionnés est certes plus vertueux. Mais cela ne risque-t-il pas de favoriser la consommation ?
Il est impossible de faire l’économie d’une réflexion sur la sobriété. Chacun doit revoir son propre rapport aux choses et prendre conscience de l’influence de la publicité pour s’en extraire. Il n’est toutefois pas audible de dire maintenant aux gens d’arrêter de consommer. Nous vivons dans une société que le sociologue Zygmunt Bauman qualifiait de « liquide », une société dans laquelle les gens veulent être libres à chaque instant, sans attachement. Ce désir de flexibilité et d’indépendance entre en contradiction avec un désir croissant de durabilité. Il va donc falloir trouver un équilibre entre l’innovation – qui peut se révéler utile si elle ne se réduit pas à des modifications à la marge dans le seul but de pousser à acheter –, et une simplicité volontaire et heureuse, qui peut faire du bien en offrant plus de présence à soi et aux choses.
Ce n’est pas vraiment la direction vers laquelle poussent les géants de la technologie…
L’essor à la fois des objets connectés et du mouvement transhumaniste, porté par les entreprises de la Silicon Valley, qui postule que la technologie va augmenter les capacités humaines (et envisage même de transférer notre cerveau sur un disque dur), ne peut qu’inquiéter. Si la technologie, déjà envahissante, se retrouve à l’avenir partout, dans tous nos objets, nos maisons mais aussi intégrée directement au corps humain, l’aliénation s’en trouvera renforcée. En « augmentant » nos capacités, nous ne faisons qu’amplifier notre risque d’obsolescence puisque nous deviendrions de fait assujettis à des mises à jour technologiques constantes. Il y a un risque d’obsolescence des êtres humains. Des garanties d’indépendance et de liberté individuelle doivent être imposées pour ne pas tomber sous la coupe des grandes firmes.
« Du jetable au durable. En finir avec l’obsolescence programmée », de Laetitia Vasseur et Samuel Sauvage. Editions Gallimard, collection Alternatives. 160 pages, 15 euros.
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