PAR LOUISE FESSARD ET JÉRÔME HOURDEAUX | 3 NOVEMBRE 2016
Un décret publié au Journal officiel dimanche 30
octobre autorise la création d’un fichier regroupant les informations
biométriques de l’ensemble des détenteurs de passeport ou de carte d’identité
âgés de plus de 12 ans. Soit, à terme, près de 60 millions de Français n’ayant
commis aucune infraction. Officiellement, il s’agit de lutter contre la fraude
et la falsification de documents.
C’est par un décret, qui aurait pu passer inaperçu, publié
sans annonce préalable au Journal officiel du 30 octobre, en plein pont
de la Toussaint, que le gouvernement a décidé de créer le plus important
fichier de l’histoire de France. Repéré dans un premier temps par le site Nextinpact, ce texte autorise la création du fichier des
« titres électroniques sécurisés » (TES) regroupant les données
biométriques de l’ensemble des détenteurs de passeport et de carte d’identité,
soit, à terme, près de 60 millions de personnes.
Ses détracteurs évoquent déjà un « fichier
monstre », un « fichier des gens honnêtes », dans lequel
serait inscrit chaque citoyen, à l’exception des mineurs de moins de 12 ans.
Qu’est-ce qui existait déjà ?
Depuis 1955, les données liées à la création des cartes
d’identité sont enregistrées dans le fichier national de gestion (FNG) pour la
carte nationale d'identité (CNI), prévu par le décret du 22 octobre 1955. À l’exception de la photographie
et de l’empreinte digitale, qui, elles, sont uniquement consignées dans les
fichiers papier de chaque préfecture. Pour les passeports, un fichier plus
récent, créé par décret en 2005 et déjà appelé Titres électroniques sécurisés
(TES), centralise toutes les données numérisées, y compris, depuis 2009, les
biométriques (photographie et empreintes digitales de deux doigts). Jusqu’à
présent, n’étaient fichés que les seuls détenteurs d’un passeport
« biométrique », c’est-à-dire délivré après le décret du 30 avril
2008 et équipé d’une puce électronique. Dans celle-ci, sont stockées toute une
série de données personnelles permettant d’identifier son possesseur :
nom, âge, sexe, couleur des yeux, taille, domicile, données relatives à la
filiation, données relatives au document en lui-même (date et lieu de
délivrance, date d’expiration, etc.), ainsi que des images numérisées de la
photo d’identité et de deux empreintes digitales. Ces données sont également
stockées dans le fichier TES.
Pourquoi ce nouveau fichier ?
Le nouveau fichier TES étend aux cartes d’identité cette
numérisation et cette centralisation des données biométriques, listant
notamment couleur des yeux, taille, image numérisée du visage, empreintes
digitales, adresse courriel et numéro de téléphone. Ces données seront
conservées pendant quinze ans pour les passeports et vingt ans pour les cartes
nationales d'identité (durées ramenées à dix ans et quinze ans pour les
mineurs) par l’Agence nationale des titres sécurisés, sous la responsabilité de
la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de
l’intérieur. « Il s’agit d’intégrer les données d’un fichier
obsolescent qui existe déjà, le FNG, destiné à l’instruction des demandes de
carte nationale d’identité, dans un fichier bien plus fiable, car récent,
comportant notamment les données biométriques relatives aux passeports,
biométrisés depuis 2009 », a expliqué Bernard Cazeneuve, le 2 novembre
2016, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée.
Désormais, ce ne sont donc plus seulement quelque 15 millions de Français détenteurs
d’un passeport biométrique qui seront inscrits sur ce fichier, mais l’ensemble
des Français disposant d’une carte d’identité.
Le gouvernement avance deux objectifs : accélérer le
traitement des demandes de carte d’identité en mutualisant les outils déjà
utilisés pour les passeports et mieux lutter contre les usurpations d’identité.
Au regard de ces objectifs, ce mégafichier est-il vraiment proportionné ?
Difficile à dire puisque le choix du gouvernement socialiste de passer par un
décret et non par le Parlement – comme la loi de 1978 l’y autorise – lui a
permis de s'affranchir d'une étude d'impact et donc de tout chiffrage. À lire les derniers chiffres disponibles de l’Observatoire
national de la délinquance et des réponses pénales, le problème des usurpations
d’identité n’est cependant pas si alarmant. En 2014, la police et la
gendarmerie ont saisi 5 910 faux documents d’identité, un nombre en baisse
de 29 % depuis 2005 (8 361 cas constatés). De son côté, la police aux
frontières a saisi la même année 6 429 documents français frauduleux, dont
975 titres de séjour, 933 cartes d’identité, 544 actes d’état civil, 517
passeports, 248 permis de conduire, 141 visas et 47 composteurs et timbres.
Des chiffres à mettre en regard des 60 millions de personnes
qui vont ainsi se retrouver fichées. En octobre 2011, se montrant bien plus
sévère qu’aujourd’hui sur le « fichier des honnêtes gens » porté par
la droite, la Cnil avait critiqué le principe même d’une centralisation des
données biométriques des Français. « La proportionnalité de la
conservation sous forme centralisée de données biométriques, au regard de
l'objectif légitime de lutte contre la fraude documentaire, n'est pas à ce jour
démontrée », estimait-elle alors. Aujourd’hui, elle juge « déterminées,
explicites et légitimes » les finalités du nouveau fichier TES,
demandant cependant que le Parlement soit saisi et que soit étudiée l’alternative
d’une puce. En avril 2011, le sénateur LR François Pillet notait dans son
rapport sur la création du « fichier des honnêtes gens » que « presque
aucune démocratie occidentale n'a souhaité créer un fichier central biométrique
de la population ». « Si plus de douze pays [européens –
ndlr] ont adopté une carte nationale d'identité électronique, en revanche,
peu prévoient l'inclusion de données biométriques et presque aucun la mise en
place d'un fichier central [à l’exception de l’Espagne – ndlr] », précisait-il
à l’époque.
Quelle est la différence avec le fichier retoqué par le
Conseil constitutionnel en 2012 ?
Contrairement au fichier dit « des honnêtes gens » en partie retoqué par le Conseil constitutionnel en
mars 2012, le décret créant le nouveau fichier TES autorise uniquement
l’authentification des demandeurs, non leur identification. Il permettra de
vérifier l’identité avancée par le demandeur, en comparant automatiquement ses
empreintes digitales avec celles déjà enregistrées à son nom, et non de
rechercher l'identité d'une personne à partir de ses données biométriques.
Le décret prévoit que le fichier « ne comporte pas
de dispositif de recherche permettant l'identification à partir de l'image
numérisée du visage ou de l'image numérisée des empreintes digitales
enregistrées dans ce traitement ». Le gouvernement argue donc qu’il s’agit
d’un pur fichier administratif et non d’un fichier de police.
Comme tout fichier administratif, le nouveau TES peut
cependant faire l'objet de réquisitions judiciaires. « En principe,
le système est verrouillé, mais comme les réquisitions judiciaires permettront
de retrouver quelqu’un à partir de sa photo, on ne peut pas dire que
l’identification à partir des données biométriques sera techniquement
impossible », remarque le député socialiste Gaëtan Gorce, membre de la
Cnil. Le député regrette que le gouvernement ait créé ce « fichier
monstre » sans « débat parlementaire » qui aurait
permis « une procédure plus transparente sous contrôle du Conseil
constitutionnel ».
Et légalement, une modification des finalités de ce fichier,
en cas d’attentat ou de fait divers créant une grande émotion, semble assez
facile. La loi du 6 janvier 1978 prévoit que les fichiers étatiques « qui
portent sur des données biométriques nécessaires à l'authentification ou au
contrôle de l'identité des personnes » peuvent être créés par « décret
en Conseil d'État, pris après avis motivé et publié de la Commission nationale
de l'informatique et des libertés (Cnil) ». C’est ce que le gouvernement
socialiste a fait pour créer ce nouveau fichier, au grand dam de la Cnil. « Les
enjeux soulevés par la mise en œuvre d'un traitement comportant des données
particulièrement sensibles relatives à près de 60 millions de Français auraient
mérité une véritable étude d'impact et l'organisation d'un débat parlementaire »,
a regretté l’autorité administrative dans son avis.
Pour changer la finalité de ce mégafichier et rendre
possibles des recherches à partir d’une empreinte digitale ou d’une photo, il
suffira donc à un gouvernement de procéder de la même manière, par décret,
après avis de la Cnil et examen du Conseil d’État. « Il y aurait un
réel risque de censure du Conseil d’État, se basant sur la position du Conseil
constitutionnel », nuance toutefois Gaëtan Gorce. En mars 2012, le Conseil
constitutionnel avait en effet en partie retoqué la loi sur la protection de
l’identité portée par la droite, au nom du « respect de la vie
privée ».
Les socialistes changent-ils d’avis comme de chemise ?
La fronde contre cette réforme avait, ironie du sort, été
menée par un député socialiste qui se trouve être aujourd’hui l’un des plus
ardents défenseurs du TES, le ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas. Le
garde des Sceaux s’est d’ailleurs justifié, sur Facebook, de ce revirement qui, selon lui, n’en est pas
un. « Au nom de tout le groupe socialiste, je m’étais opposé au
projet qui était contenu dans la loi relative à la protection de l’identité en
mars 2012 », reconnaît l’ex-député socialiste. Mais, selon lui, cette
opposition ne concernait que les modalités d’application, trop larges, du fichier
TES, et non son principe. « Le Conseil constitutionnel que j’avais
saisi avec plusieurs collègues socialistes avait censuré ces dispositions en
raison de la pluralité des finalités et des modalités de consultation,
considérant qu’elles portaient une atteinte disproportionnée au droit au
respect de la vie privée. Il n’avait pas, en revanche, remis en cause le
principe d’un fichier commun aux CNI et aux passeports. »
Jean-Jacques Urvoas conservant, sur son blog, un carnet
précis de ses prises de position, il est pourtant facile de constater que le
ministre de la justice a une mémoire très sélective. Le 6 mars 2012, le
futur ministre de la justice semblait en tout cas bien conscient des dangers
liés à la création d’un gigantesque fichier de la population française, quelles
qu’en soient les modalités d’exploitation, que ce soit au niveau déontologique
ou technique. « Ce texte contient la création d’un fichier à la
puissance jamais atteinte dans notre pays puisqu’il va concerner la totalité de
la population ! Aucune autre démocratie n’a osé franchir ce pas,
s’indignait-il. Or, qui peut croire que les garanties juridiques que la
majorité prétend donner seront infaillibles ? […] Aucun système
informatique n’est impénétrable. Toutes les bases de données peuvent être piratées.
Ce n’est toujours qu’une question de temps. »
Existe-t-il une alternative à ce fichier pour
sécuriser les titres d’identité ?
Comme le souligne sur son blog François Pellegrini,
informaticien, chercheur et commissaire à la Cnil, s’il s’agit seulement
d’authentifier des personnes, la centralisation de leurs données biométriques
dans un fichier est inutile. « L’authentification biométrique ne
nécessite aucunement le recours à une base centrale », écrit-il. Si les
données sont stockées de manière sécurisée sur la puce du document d’identité, « pour
s’authentifier, la personne présente simultanément au dispositif de contrôle le
titre sécurisé et la partie de son corps dont le ou les gabarits ont été
extraits (pulpe des doigts, iris de l’œil, réseau veineux ou forme de la main,
etc.). Le dispositif, sans avoir besoin d’aucune connexion avec une base
centrale, peut alors lire (et éventuellement déchiffrer) le gabarit depuis le
support, capter l’empreinte biométrique de la personne sur le lecteur adapté,
et effectuer la comparaison entre les deux ». C’est d’ailleurs, souligne
l’informaticien, exactement le dispositif actuellement en place dans
le cadre du système de Passage automatisé rapide aux frontières extérieures
(PARAFE), actuellement en place au sein de l’Union européenne.
Mais, au lieu de sécuriser les documents, le décret pris par
le gouvernement étend le fichier TES aux cartes d’identité, sans prévoir de
dispositif de protection électronique. Au lieu d’être stockées dans le document
lui-même, celles-ci le seront uniquement dans la base centralisée. Ce point
fait d’ailleurs partie des quelques « critiques » formulées par la
Cnil. Dans son avis, la commission souligne en effet que la loi de mars 2012
prévoyait bien, dans son article 2, d’introduire un « composant
électronique » dans les cartes d’identité, et que ce point n’avait
pas été censuré par le Conseil constitutionnel. Cette partie du texte est donc
toujours valable. « L’application de cette mesure législative serait
de nature à faciliter la lutte contre la fraude documentaire, tout en
présentant moins de risques de détournement et d'atteintes au droit au respect
de la vie privée. Elle permettrait de conserver les données biométriques sur un
support individuel exclusivement détenu par la personne concernée, qui
conserverait donc la maîtrise de ses données, réduisant les risques d'une
utilisation à son insu », pointe la Cnil.
Notons également que Jean-Jacques Urvoas partageait cette
analyse en 2012. Dans leur saisine du Conseil constitutionnel, les députés
socialistes soulignaient en effet, « quant à la nécessité du
fichier », que « la simple comparaison entre les empreintes
enregistrées dans la puce de la carte d’identité et les empreintes prises par
le demandeur suffit à se prémunir contre toute falsification d’identité et à
authentifier le titre présenté ».
Quels sont les autres risques d’un fichier aussi
important ?
Mais, même dans ces conditions, les failles seraient encore
nombreuses. Tout d’abord parce que ce dispositif n’écarte pas totalement les
risques d’usurpation d’identité. En 2008, alors que l’Allemagne débattait également
de l’introduction de son passeport électronique, le « E-Pass », les hackers du
Chaos Computer Club avaient fait sensation en publiant les empreintes
digitales de personnalités politiques, dont le ministre de l’intérieur Wolfgang
Schäuble. De plus, la création d’un fichier recensant la quasi-totalité de la
population française implique d’énormes risques, inhérents à tout fichier
centralisé de cette taille.
Ces derniers, plusieurs fichiers, pourtant protégés par des
États, se sont déjà retrouvés entre les mains de pirates, voire directement sur
la Toile. En 2009, on apprenait ainsi qu’un sous-traitant du gouvernement
israélien avait permis la fuite de données personnelles concernant environ 9 millions de ses citoyens. Au mois d’avril
dernier, des hackers ont profité d’une faille informatique révélée
par la société de sécurité Trend Micro pour accéder aux données de 55 millions d’électeurs philippins. Le même mois, c’est
une base de données, sans doute tirée du recensement de la population,
concernant la
moitié de la population turque, soit 49 millions de personnes, qui a été
mise en ligne avec noms et adresses.
« Quand un outil existe, il est très dur d’en limiter
l’usage à des fins de surveillance délimitées », rappelle Félix Tréguer,
membre de l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net
ainsi que des Exégètes amateurs, un collectif menant une guérilla juridique
contre les textes sécuritaires. « C’est quelque chose que l’on a bien
vu ces dernières années, notamment avec la loi renseignement qui “légalisait”
des pratiques déjà existantes. Ce décret s’inscrit dans la même fuite en avant
technicienne. On autorise une nouvelle technique, un nouveau fichier, tout
d’abord dans un cadre technique précis. Et ensuite, on l’élargit peu à
peu », estime-t-il. « En matière de surveillance, on sait bien
que la fin justifie les moyens. Aujourd’hui, on nous présente ce nouveau
fichier comme un moyen de sécuriser les documents d’identité, de lutter contre
la fraude. Mais la vraie question que l’on devrait se poser est : faut-il
réellement accepter une société où les documents sont réellement infalsifiables ?
Certains de nos grands-parents sont aujourd’hui encore en vie parce qu’ils ont
pu falsifier leurs documents d’identité durant la Seconde Guerre
mondiale. »
Une allusion au régime de Vichy qui devrait rappeler des
souvenirs à Jean-Jacques Urvoas. En mars 2012, les députés socialistes avaient
en effet eu l’idée d’introduire leur saisine du Conseil constitutionnel par la
citation du célèbre poème du pasteur allemand Martin Niemöller dénonçant la
lâcheté face à la montée du nazisme : « Quand ils sont venus chercher… »
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