Par Elodie Boissard | 25 octobre 2016
De la crise migratoire au changement climatique en passant par la lutte contre les inégalités et les discriminations, nombreux sont les fronts sur lesquels l’enlisement nous guette. Pour avancer, le sociologue allemand renouvelle l’idée du progrès : agir collectivement, sur la base d’une véritable démocratie.
En ces temps pessimistes et de remise en cause des idéologies passées, il est presque devenu un gros mot. Parler de progrès, c’est passer au pire pour un vieux stal, au mieux pour un imbécile heureux. Dans son dernier ouvrage, paru le 6 octobre aux éditions La Découverte, le sociologue Peter Wagner, théoricien social et politique, professeur à l’université de Barcelone, propose de Sauver le progrès. Défini depuis les Lumières comme sens de l’histoire, il semble s’être arrêté, d’où une désorientation de la vie publique dans les sociétés occidentales. Malgré son abandon par la tradition marxiste comme par la tradition libérale, le progrès peut encore être pensé, estime le chercheur : via le développement d’actions collectives, la lutte contre les dominations sociales informelles et un combat de l’exploitation démesurée de l’être humain et de la nature.
Comment l’idée historique de progrès a-t-elle montré ses limites au point que nous cessions d’y croire ?
Cette notion a à peu près disparu en Europe après les catastrophes de la première moitié du XXe siècle. A ce moment-là, l’Amérique y croyait encore. Dans les années 60, elle a été ravivée dans le monde entier par les mouvements progressistes : féminisme, anticolonialisme, écologie. Les Etats-Unis, société post-coloniale et plus égalitaire, pouvaient alors incarner le progrès et, pour certains en Europe, l’avenir. Or cette grande espérance, malgré l’abolition de la domination formelle avec la décolonisation ou l’évolution des lois en faveur de l’égalité hommes-femmes, ne s’est pas réalisée. D’où la perte de notre foi dans le progrès.
Comment réanimer ce principe dans des sociétés tentées par le repli ?
Le progrès passe par un travail d’interprétation critique du monde. La crise migratoire est un des phénomènes qui appellent à produire du concept pour pouvoir penser ce qui arrive et y donner une réponse appropriée. Or ce travail d’interprétation ne doit pas être le monopole d’une élite, il doit impliquer les citoyens. Au contraire, cette crise est un appel au progrès. Nos théories politiques et sociales n’ont jamais défini les frontières : nous ne les avons jamais justifiées tout simplement parce que dans la vision libérale, il n’y en a pas. Les migrations sont des flux par delà les frontières, qui soulèvent donc la question des fondements de la citoyenneté, à laquelle nous n’avons pas de réponse.
Au-delà des problèmes immédiats comme la crise des migrants, la réflexion collective doit porter sur les formes persistantes de domination sociale, comme les inégalités hommes-femmes, les discriminations ou les fortes inégalités recréées par notre économie de marché. Et aussi sur la démesure de nos projets économiques dans l’exploitation de la nature et des êtres humains, qui ne cesse de s’intensifier dangereusement.
Certains pays sont-ils en avance sur la voie du progrès ?
L’Europe s’est toujours crue à la pointe du progrès, mais le travail d’interprétation critique des phénomènes complexes de notre monde, condition du progrès, se fait partout. A l’occasion d’un projet de recherche sur le Brésil et l’Afrique du Sud, j’ai assisté à d’importants débats, d’une grande intensité, car l’urgence à agir était plus forte. Dans nos sociétés occidentales, nous avons surtout du mal à comprendre que le débat doit impliquer tout le monde pour conduire au progrès alors que cela est censé être au fondement de nos démocraties.
Nos institutions n’ont pas su s’adapter ?
En partie, mais aucun modèle institutionnel préfabriqué ne pourrait relancer le progrès dans une société. C’est plutôt l’esprit de nos institutions qui doit être repensé. Démocratiques sur le papier, elles excluent de facto toute une partie de la population de la participation politique. Ce ne sont pas les institutions qui pèchent, mais bien l’optique dans laquelle elles ont été conçues. La montée du populisme en Europe et aux Etats-Unis, c’est la rébellion d’une partie de la population contre les dirigeants à cause de difficultés économiques, sociales, sécuritaires qu’ils semblent incapables de résoudre. Pourquoi ? Parce qu’après la Seconde Guerre mondiale, on n’a pas vraiment mis en place la démocratie. On a créé des institutions démocratiques sans volonté réelle qu’elles servent à faire exister la démocratie. Les Etats ont fait une politique du bien-être des populations sans éduquer celles-ci à une vraie démocratie, participative. Changer l’esprit de nos institutions pour aller vers une démocratie réelle devrait être la réponse à la montée du populisme, c’est-à-dire la voie du progrès.
Mais sommes-nous prêts à de nouvelles actions collectives ? La démocratie participative est restée une intention…
Nos démocraties sont restées trop passives, nous avons laissé faire les élites. Désormais nous faisons face à un double défi : à l’intérieur et au-delà de nos frontières. Parler de démocratie participative est insuffisant. Cela fonctionne bien au niveau local, comme le montre l’exemple du gouvernement de Barcelone, impliquant les citoyens. Mais ce gouvernement local sait qu’il doit tenir compte de dynamiques régionales, nationales, européennes. Il faut donc avant tout articuler toutes les échelles. La participation doit être plus inclusive et les citoyens doivent agir avec les institutions existantes.
L’Union européenne aurait pu être un bon échelon… pourquoi un tel rejet ?
L’euroscepticisme naît d’une déconnexion entre institutions et citoyens. Mais l’Union apportait bien une réponse à la nécessité de certaines actions collectives par delà nos frontières nationales. Il faut un jeu d’échelles : penser l’Europe non pas comme un Etat centralisé, mais comme une fédération avec plusieurs niveaux, allant de la ville aux institutions de l’Union en passant par la région ou le pays. Il faut penser la démocratie autrement que dans le contexte des Etats : aujourd’hui, c’est davantage dans une fédération à plusieurs échelles qu’une participation citoyenne effective et interconnectée est possible.
Mais l’Etat ou la nation restent des références majeures, le débat politique le prouve…
Bien sûr, l’Etat a une place importante dans une constellation fédérale, mais non plus une place absolument supérieure, comme dans les théories de la souveraineté de l’Etat. La nation reste importante comme point de référence pour la démocratie, mais de plus en plus il est devenu difficile de traiter de façon synonyme «nation» et «peuple», étant donné qu’il y a des Etats qui se considèrent comme «plurinationaux».
De la crise migratoire au changement climatique en passant par la lutte contre les inégalités et les discriminations, nombreux sont les fronts sur lesquels l’enlisement nous guette. Pour avancer, le sociologue allemand renouvelle l’idée du progrès : agir collectivement, sur la base d’une véritable démocratie.
En ces temps pessimistes et de remise en cause des idéologies passées, il est presque devenu un gros mot. Parler de progrès, c’est passer au pire pour un vieux stal, au mieux pour un imbécile heureux. Dans son dernier ouvrage, paru le 6 octobre aux éditions La Découverte, le sociologue Peter Wagner, théoricien social et politique, professeur à l’université de Barcelone, propose de Sauver le progrès. Défini depuis les Lumières comme sens de l’histoire, il semble s’être arrêté, d’où une désorientation de la vie publique dans les sociétés occidentales. Malgré son abandon par la tradition marxiste comme par la tradition libérale, le progrès peut encore être pensé, estime le chercheur : via le développement d’actions collectives, la lutte contre les dominations sociales informelles et un combat de l’exploitation démesurée de l’être humain et de la nature.
Comment l’idée historique de progrès a-t-elle montré ses limites au point que nous cessions d’y croire ?
Cette notion a à peu près disparu en Europe après les catastrophes de la première moitié du XXe siècle. A ce moment-là, l’Amérique y croyait encore. Dans les années 60, elle a été ravivée dans le monde entier par les mouvements progressistes : féminisme, anticolonialisme, écologie. Les Etats-Unis, société post-coloniale et plus égalitaire, pouvaient alors incarner le progrès et, pour certains en Europe, l’avenir. Or cette grande espérance, malgré l’abolition de la domination formelle avec la décolonisation ou l’évolution des lois en faveur de l’égalité hommes-femmes, ne s’est pas réalisée. D’où la perte de notre foi dans le progrès.
Comment réanimer ce principe dans des sociétés tentées par le repli ?
Le progrès passe par un travail d’interprétation critique du monde. La crise migratoire est un des phénomènes qui appellent à produire du concept pour pouvoir penser ce qui arrive et y donner une réponse appropriée. Or ce travail d’interprétation ne doit pas être le monopole d’une élite, il doit impliquer les citoyens. Au contraire, cette crise est un appel au progrès. Nos théories politiques et sociales n’ont jamais défini les frontières : nous ne les avons jamais justifiées tout simplement parce que dans la vision libérale, il n’y en a pas. Les migrations sont des flux par delà les frontières, qui soulèvent donc la question des fondements de la citoyenneté, à laquelle nous n’avons pas de réponse.
Au-delà des problèmes immédiats comme la crise des migrants, la réflexion collective doit porter sur les formes persistantes de domination sociale, comme les inégalités hommes-femmes, les discriminations ou les fortes inégalités recréées par notre économie de marché. Et aussi sur la démesure de nos projets économiques dans l’exploitation de la nature et des êtres humains, qui ne cesse de s’intensifier dangereusement.
Certains pays sont-ils en avance sur la voie du progrès ?
L’Europe s’est toujours crue à la pointe du progrès, mais le travail d’interprétation critique des phénomènes complexes de notre monde, condition du progrès, se fait partout. A l’occasion d’un projet de recherche sur le Brésil et l’Afrique du Sud, j’ai assisté à d’importants débats, d’une grande intensité, car l’urgence à agir était plus forte. Dans nos sociétés occidentales, nous avons surtout du mal à comprendre que le débat doit impliquer tout le monde pour conduire au progrès alors que cela est censé être au fondement de nos démocraties.
Nos institutions n’ont pas su s’adapter ?
En partie, mais aucun modèle institutionnel préfabriqué ne pourrait relancer le progrès dans une société. C’est plutôt l’esprit de nos institutions qui doit être repensé. Démocratiques sur le papier, elles excluent de facto toute une partie de la population de la participation politique. Ce ne sont pas les institutions qui pèchent, mais bien l’optique dans laquelle elles ont été conçues. La montée du populisme en Europe et aux Etats-Unis, c’est la rébellion d’une partie de la population contre les dirigeants à cause de difficultés économiques, sociales, sécuritaires qu’ils semblent incapables de résoudre. Pourquoi ? Parce qu’après la Seconde Guerre mondiale, on n’a pas vraiment mis en place la démocratie. On a créé des institutions démocratiques sans volonté réelle qu’elles servent à faire exister la démocratie. Les Etats ont fait une politique du bien-être des populations sans éduquer celles-ci à une vraie démocratie, participative. Changer l’esprit de nos institutions pour aller vers une démocratie réelle devrait être la réponse à la montée du populisme, c’est-à-dire la voie du progrès.
Mais sommes-nous prêts à de nouvelles actions collectives ? La démocratie participative est restée une intention…
Nos démocraties sont restées trop passives, nous avons laissé faire les élites. Désormais nous faisons face à un double défi : à l’intérieur et au-delà de nos frontières. Parler de démocratie participative est insuffisant. Cela fonctionne bien au niveau local, comme le montre l’exemple du gouvernement de Barcelone, impliquant les citoyens. Mais ce gouvernement local sait qu’il doit tenir compte de dynamiques régionales, nationales, européennes. Il faut donc avant tout articuler toutes les échelles. La participation doit être plus inclusive et les citoyens doivent agir avec les institutions existantes.
L’Union européenne aurait pu être un bon échelon… pourquoi un tel rejet ?
L’euroscepticisme naît d’une déconnexion entre institutions et citoyens. Mais l’Union apportait bien une réponse à la nécessité de certaines actions collectives par delà nos frontières nationales. Il faut un jeu d’échelles : penser l’Europe non pas comme un Etat centralisé, mais comme une fédération avec plusieurs niveaux, allant de la ville aux institutions de l’Union en passant par la région ou le pays. Il faut penser la démocratie autrement que dans le contexte des Etats : aujourd’hui, c’est davantage dans une fédération à plusieurs échelles qu’une participation citoyenne effective et interconnectée est possible.
Mais l’Etat ou la nation restent des références majeures, le débat politique le prouve…
Bien sûr, l’Etat a une place importante dans une constellation fédérale, mais non plus une place absolument supérieure, comme dans les théories de la souveraineté de l’Etat. La nation reste importante comme point de référence pour la démocratie, mais de plus en plus il est devenu difficile de traiter de façon synonyme «nation» et «peuple», étant donné qu’il y a des Etats qui se considèrent comme «plurinationaux».
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