par Clément Fontan,
le 24 février
Selon Clément Fontan, la Banque centrale européenne a
outrepassé ses prérogatives et a, sans contrôle démocratique, traité de manière
trop différenciée l’aide qu’elle apporte aux États et celle qu’elle alloue au
système financier.
En l’espace de quatre jours, l’Union Européenne a traversé
un nouvel épisode marquant d’une crise longue maintenant de cinq ans. Peu après
l’annonce d’un programme dit de Quantitative Easing (QE) (assouplissement
quantitatif) le 22 janvier 2015 par Mario Draghi, le président de la Banque
Centrale Européenne (BCE) [1],
le parti de gauche radicale Syriza remportait le 25 janvier les élections
législatives grecques avec une avance très confortable sur ses principaux
opposants. Étant donné que les traités européens confinent la responsabilité de
la BCE à la politique monétaire et l’isolent des pressions politiques en lui
conférant un très haut niveau d’indépendance, on pourrait s’attendre à ce que
rien n’unisse l’annonce du QE à Francfort et les résultats électoraux à
Athènes. Pourtant, les liens sont étroits : le nouveau gouvernement grec
d’Alexis Tsipras doit prendre en compte sa dépendance financière envers la BCE
et cette dernière doit se préoccuper des risques que la crise grecque peut
faire peser sur la stabilité financière de la zone euro. Cette porosité des
enjeux explique les rencontres répétées et les multiples signaux envoyés par
voie de presse interposée entre les nouveaux dirigeants grecs et Mario Draghi
sous forme de « partie de poker » ou de « chicken game »
selon les expressions journalistiques consacrées [2].
De manière plus précise, l’analyse de la BCE en tant
qu’acteur politique repose ici sur l’étude d’un écart fondamental :
l’existence conjointe d’une pression coercitive, que certains ont pu qualifier
de dogmatique, sur les réformes économiques dans les pays de la zone euro (en
particulier la Grèce) d’une part, et des instruments monétaires improvisés
offrant des sommes importantes de liquidités aux institutions financières
presque sans contreparties, d’autre part. Ce traitement différencié peut être
relié à l’analyse des crises du capitalisme démocratique menée par le
sociologue allemand Wolfgang Streeck, notamment dans son dernier ouvrage
récemment traduit en français (Du Temps Acheté. La crise sans cesse ajournée du
capitalisme démocratique) dans lequel il formule lui-même une critique directe
de la politique monétaire de la zone euro. Selon lui, depuis 1945, le
« capitalisme démocratique » implique une contradiction entre les
intérêts des marchés et ceux des électeurs dans le fonctionnement de nos
sociétés. Cette tension a été continuellement reportée au lendemain par un
processus d’emprunt insoutenable qui a pris la forme de l’inflation dans les
années 1970, puis de l’endettement public dans les années 1980, de
l’endettement privé dans les années 1990 et 2000 pour s’achever par la crise
financière de 2008. Depuis, cette dialectique entre la démocratie et le
capitalisme a pris un tour clair : les États répondent de moins en moins
aux préférences de leurs électeurs (le peuple) afin de contenter les demandes
des investisseurs internationaux (les marchés) [4].
L’analyse du contraste entre le traitement de la crise grecque par la BCE et
ses offres de liquidités aux acteurs financiers permet alors de comprendre
comment elle renforce l’asymétrie de pouvoir entre ces deux groupes dans les
démocraties européennes.
La BCE au sein de la tourmente grecque
Afin de comprendre les enjeux provoqués par la récente
victoire électorale de Syriza, il faut revenir rapidement sur le rôle joué par
la BCE au sein du jeu politique européen dans la formulation des problèmes et
la définition des solutions à la crise grecque. Ainsi, malgré les différentes
interprétations possibles de la crise grecque, c’est bien celle d’une dépense
publique excessive qui a été retenue [5].
En d’autres mots, bien que les causes des difficultés grecques soient
nombreuses, les autorités publiques ont accordé une priorité au problème de la
dette sur les autres racines du problème (comme les erreurs de jugement des
grandes banques françaises et allemandes par exemple). Afin de limiter les
effets de contagion systémique des problèmes grecs aux autres pays de la zone
euro, les dispositifs institutionnels improvisés par les États ont pris la
forme de prêts financiers à l’État grec.
La première forme des aides financières a consisté en des
prêts bilatéraux directs des États de la zone euro à la Grèce. Puis des
dispositifs de mutualisation ont été mis en place, initialement de manière
temporaire avec le Fonds Européen de Stabilisation Financière (FESF) puis de
manière permanente avec le Mécanisme Européen de Solidarité (MES). Ces
institutions ont pour but d’assurer une assistance financière aux États de la
zone euro n’arrivant plus à se refinancer sur leurs marchés ainsi qu’à leurs
secteurs bancaires. Étant donné que la capitalisation du MES et du FESF est
assurée par les États de la zone euro au prorata de leur PIB, ces derniers
partagent les risques liés à ce soutien. Cette base de capital constitue aussi
un levier permettant à ces institutions de lever des fonds additionnels sur les
marchés. Le point commun à ces dispositifs est la conditionnalité des prêts
financiers qui sont versés uniquement en échange de profondes réformes
économiques marquées par le sceau de l’austérité telles que la diminution des
salaires versés aux fonctionnaires et la privatisation d’infrastructures
publiques.
Plus précisément, un jeu politique multi-niveaux complexe et
incertain s’est développé entre les différentes autorités européennes sur la
forme des prêts à verser à la Grèce, sur la définition des réformes exigées en
contrepartie des versements financiers et sur la nécessité d’une
restructuration de la dette. Tandis que les chefs d’État et leurs ministres des
finances, en liaison avec les présidents de la BCE et de la Commission
Européenne, dessinaient le cadre de la négociation et les grandes lignes de
l’aide financière, le contrôle de la conditionnalité des prêts était délégué à
la Troïka. Pour rappel, la Troïka est composée de la BCE, la Commission et le
FMI ; elle envoie de manière régulière des groupes d’experts dans les pays
en difficulté financière pour être en contact avec les administrateurs
nationaux.
Chronologie simplifiée du jeu politique sur la dette grecque
> Octobre 2009 : le déficit annoncé par Papandréou (12% du PIB) est le double du déficit officiellement annoncé par le précédent gouvernement.
> Décembre 2009 - avril 2010 : baisses successives de la notation de la dette grecque et mise en œuvre des premières mesures d’austérité.
> 2 mai 2010 : mise en place de prêts bilatéraux des pays de la zone euro d’une somme de 110 milliards d’euros en échange de davantage de mesures d’austérité.
> 10 mai 2010 : début du rachat des titres grecs sur les marchés secondaires par la BCE (SMP). Mise en place du fonds européen de stabilisation financière (FESF) capitalisé à hauteur de 440 milliards d’euros.
> Juillet-octobre 2011 : accord intergouvernemental sur un nouveau plan d’aide pour la Grèce et d’une restructuration de 50% de sa dette. L’accord est ratifié en février 2012 et le FESF prête 130 milliards d’euros à la Grèce à maturité moyenne de 32 ans.
> Novembre 2011 : G. Papandréou tente de mettre en place un référendum sur les mesures d’austérité accompagnant le nouveau plan d’aide, puis l’annule et démissionne sous la pression des autorités européennes. Il est remplacé de manière intérimaire par Lukas Papademos, le vice-président de la BCE.
> Août 2012 : la BCE annonce un nouveau programme de rachat des titres (OMT), conditionné au respect du programme d’assistance financière, pour l’instant jamais activé.
> Décembre 2012 : la Troïka autorise l’extension du calendrier de mise en œuvre des mesures d’austérité (jusqu’en mars 2016).
> Janvier 2015 : victoire électorale de Syriza qui refuse de suivre le plan d’assistance financière tel que défini. Annonce du programme de QE par la BCE.
De manière simplifiée, la présence de la BCE au sein de ce
jeu politique multi-niveaux s’explique à la fois par son autorité épistémique
(c’est-à-dire par sa compétence technique valorisée au sein des enceintes de négociations)
et par son pouvoir de création des liquidités qui lui accorde une place
centrale au sein du système financier ; cette position lui permet alors de
définir et modifier constamment les règles des échanges financiers, surtout en
temps de crise [6].
Afin d’étudier l’influence de la BCE, il faut alors revenir sur sa présence au
sein de la Troïka, puis sur l’utilisation de ses instruments monétaires dans le
jeu politique européen.
D’abord, les groupes d’experts de la Troïka ont eu un rôle
considérable à jouer car les mesures de conditionnalité n’étaient pas définies
de manière précise par les gouvernements européens, ce qui permet une grande
marge de manœuvre et d’interprétation. Ensuite, un rapport négatif de ces
experts génère de lourdes conséquences car il interrompt à la fois le versement
des tranches d’aide financière et le rachat des bons du trésor par la BCE. En
effet, cette dernière a toujours lié ses programmes d’achat au respect de la
conditionnalité de l’assistance financière, de manière informelle dans le cas
du SMP, et de manière formelle pour l’OMT et le QE. Depuis 2008, toutes les
grandes banques centrales rachètent la dette de leurs gouvernements respectifs
mais il est en revanche beaucoup plus rare que les banquiers centraux soient
impliqués dans le contrôle de la conditionnalité de prêts entre États. Cette
présence a été fortement critiquée par une commission d’enquête du Parlement
Européen qui a noté que la BCE dépassait de loin ses compétences monétaires en
participant à la définition d’un vaste éventail de réformes s’étendant de la
libéralisation de secteurs professionnels aux politiques de santé [7].
Par ailleurs, un avocat général de la Cour de justice de l’Union Européenne
(CJUE) s’est aussi exprimé sur la participation de la BCE aux groupes d’experts
de la Troïka à l’occasion d’un jugement sur la légalité de son deuxième
programme d’achat de titres, l’OMT, en 2014 [8].
Ainsi, dans son rapport préliminaire, l’avocat général
estime que l’OMT est bien une mesure monétaire exceptionnelle compatible avec
l’objectif de stabilité des prix de la BCE et non une mesure économique, ce qui
l’aurait rendu illégale. Il précise cependant que « le rôle
significatif » joué par la BCE dans la conception, l’adoption et la
surveillance des programmes d’assistance financière (c’est à dire dans la
Troïka) brouille cette distinction ; par conséquent, il serait
« fondamental » qu’elle s’abstienne d’y participer directement. Rappelons
que la CJUE et le Parlement sont les deux seules institutions formelles de
contrôle de la BCE : la première se prononce la légalité des actes de la
BCE et, par là, a le pouvoir de les annuler, tandis que la deuxième est la
seule enceinte où les dirigeants de la BCE rendent des comptes aux citoyens [9].
Le Parlement Européen condamne principalement la BCE sous l’angle du
« déficit démocratique » alors que la CJUE fait valoir le respect de
l’esprit des Traités ; dans les deux cas la similarité de leurs
conclusions est sans équivoque et montre en creux que la participation de la BCE
à la Troïka outrepasse ses prérogatives.
Au-delà de la définition des programmes d’assistance
financière, la BCE a aussi joué un rôle majeur dans le débat sur la
restructuration de la dette grecque, c’est-à-dire la diminution de sa valeur de
manière négociée avec ses créanciers. Voulue dès mars 2010 par le FMI, puis
reprise par l’ensemble des États européens en juin 2011, la BCE est parvenue à
limiter sérieusement cette option par son pouvoir de définir les titres en
contrepartie dans ses opérations de refinancement. En effet, la BCE, comme
toute banque centrale, ne prête des liquidités aux banques commerciales que
contre une garantie, qui est placée « en pension » à la banque
centrale le temps du prêt ; la BCE décide de manière unilatérale quels
titres peuvent être acceptés en pension (appelé également
« collatéral »). Afin d’exercer une pression sur le débat de la
restructuration de la dette, elle a menacé de ne plus accepter les bons du
trésor grec comme contreparties, ce qui aurait pu entraîner un écroulement
complet du secteur bancaire grec et, par extension, ceux des autres pays
européens. Cette menace lui a permis de limiter l’option de la restructuration
au seul cas grec et pour cette fois seulement alors que les dirigeants
étatiques considéraient une utilisation plus systématique.Par ailleurs, elle
s’est aussi assurée que les bons du trésor qu’elle détenait suite à ses achats
sur les marchés secondaires [10] soient
exclus de la restructuration de la dette grecque. En contrepartie de cette
dernière mesure, elle s’engageait à reverser les intérêts générés par la
détention de la dette au gouvernement grec ; ceux-ci atteignaient un
montant de 1,9 milliards en février 2015.
Malgré les coûts économiques et sociaux extrêmement élevés
provoqués par les programmes d’assistance financière [11],
les autorités européennes ont maintenu une pression importante sur les
différentes coalitions gouvernementales grecques. L’arrivée au pouvoir de
Syriza en janvier 2015 se comprend largement par un rejet électoral de la
gestion de la crise par les élites politiques nationales et européennes élues
et non-élues. Dans les jours suivant son élection, le nouveau gouvernement grec
a alors cherché à renégocier les termes de la conditionnalité de son aide
financière directement avec les gouvernements, en refusant l’intermédiaire de
la Troïka tout en voulant altérer les modalités de remboursement de la dette
due à ses partenaires européennes. À l’instar de la Commission et des capitales
européennes, les différents dirigeants de la BCE ont rapidement exprimé leur
désaccord avec cette volonté de changement radical, bien que certains signes
d’ouverture aient été envoyés (par exemple sur un intermédiaire autre que la
Troïka). Si les moyens de pression dont disposent les dirigeants européens pour
forcer le nouveau gouvernement grec à respecter les termes de son assistance
financière sont nombreux ; il faut noter que c’est la BCE qui en dispose
du plus grand nombre et qui les a mis en œuvre le plus rapidement.
En effet, le 5 février 2015, le Conseil des gouverneurs
annonce que les bons du trésor grec ne sont plus acceptés dans les opérations
de refinancement de la BCE, car il estime que la Grèce s’éloigne trop de son
programme de réformes négocié avec la Troïka. Elle dispose par ailleurs du
pouvoir de couper l’accès des banques grecques à ses lignes de crédit direct
(ELA), et donc de menacer très clairement la survie du système bancaire [12].
Enfin, les titres souverains détenus par la BCE arrivent à expiration, et
doivent être remboursés par le gouvernement grec, en juillet et août 2015. Les
banquiers centraux ont fait savoir au lendemain de l’élection de Syriza qu’ils
n’accepteraient aucune réduction du montant de la dette détenue et qu’ils ne
comptaient pas reverser au gouvernement les intérêts générés par sa détention.
Pour rappel, la BCE détient 27 milliards de bons du trésor grec en février
2015, soit 40% de la dette négociable grecque sur les marchés ou 8% du total de
la dette grecque [13].
Quelles conclusions doit-on retenir de l’implication de la
BCE dans le jeu politique européen sur le traitement de la crise grec ?
D’abord, elle n’a pas hésité à s’engager dans le contrôle de programmes
d’assistance financière négociés entre les États. Ensuite, elle a aussi défendu
ses propres intérêts en limitant très sérieusement l’option de restructuration
de la dette. Dans les deux cas, sa présence dans le jeu politique européen a eu
pour effet de renforcer les politiques d’austérité en Grèce, soit, selon les
termes de W. Streeck, de renforcer les intérêts des investisseurs financiers au
détriment de ceux des citoyens/électeurs. Ce constat est d’autant plus visible
depuis l’élection de Syriza. Alors que le nouveau gouvernement grec dispose
d’un mandat populaire clair de renégociation des termes de l’assistance
financière, la BCE, à l’instar des autres gouvernements européens, refuse de
remettre en cause les réformes mises en œuvre depuis 2010. Notons toutefois
qu’à l’exception de la restructuration de la dette grecque en 2012, les actions
de la BCE viennent en support des orientations générales du Conseil
Européen ; ce qui implique une responsabilité partagée entre les autorités
européennes sur la gestion de la crise grecque. Que ce soit par conviction idéologique
ou pour protéger la stabilité financière de la zone euro, cet arcboutement
reste problématique d’un point de vue démocratique car il ne permet plus aux
élections d’avoir un impact sur les politiques publiques effectivement mises en
œuvre. Le poids des préférences des investisseurs financiers dans la réponse à
la crise de la zone euro au détriment de ceux des citoyens/électeurs est encore
plus visible quand on se penche sur les mesures monétaires mise en place par
les banquiers centraux pour stabiliser les marchés, sur lesquelles nous
revenons à présent.
L’exercice improvisé des mille milliards d’euros
La décision de mettre en place un programme de Quantitative
Easing (QE) doit être appréhendée comme une suite logique des instruments
déployés par la BCE depuis l’apparition des premiers troubles de liquidité des
marchés monétaires en 2007 (voir le glossaire). De manière générale, les
différentes opérations ont permis aux banques commerciales de la zone euro
d’emprunter des liquidités de manière quasiment illimitée à des taux de plus en
plus bas en échange de titres financiers de moins en moins sûrs. Face aux
risques de déflation accrus dans la zone euro, que la BCE a pleinement reconnu
en août 2014, et à la diminution progressive des emprunts des banques
commerciales, le Conseil des gouverneurs a alors décidé de lancer un programme
de QE en janvier 2015, s’inspirant des mesures prises depuis le début de la
crise par les banques centrales américaines et anglaises, puis par celle du
Japon. Ainsi, le programme a pour but de racheter à partir de mars 2015 un
montant au minimum de mille milliards (soit environ 10% du PIB européen)
d’actifs sur les marchés secondaires avec une échéance en septembre 2016 qui
pourra être prolongée si les risques déflationnistes persistent [14].
Source : conférence de presse mensuelle de
M. Draghi, 22 janvier 2015, Francfort
Remarquons que la majorité des achats des dettes souveraines
se font par leurs Banques centrales nationales (BCN) respectives de chaque pays
de l’eurosystème, sous contrôle de la BCE (au même titre que la plupart des
autres opérations de politique monétaire). Le Conseil des gouverneurs a aussi
fixé une limite à son programme en décidant que les titres achetés (au prorata
du PIB de chaque État de la zone euro) ne pourront pas dépasser 25% de chaque
émission de dette et 33% de la dette négociable totale. Si les BCN décident de
reverser les intérêts générés par les bons du Trésor à leurs États respectifs,
ceux-ci auraient plus de marge fiscale pour réduire leur niveau de dette et/ou
soutenir la relance de leurs économies. Cependant, le QE dispose aussi d’un
critère précisant que les titres achetés devront être considérés comme
éligibles par la BCE dans ses opérations de refinancement et qu’aucun achat ne
sera effectué pour les pays sous assistance financière qui ne mettent pas en
œuvre les réformes demandées. En d’autres termes, si le QE devait être actif en
février 2015, il n’offrirait aucun support pour le gouvernement grec et
pourrait donc être utilisé comme un instrument coercitif pour mettre en œuvre
les réformes voulues par les autorités européennes.
Au-delà des caractéristiques, et des possibilités
coercitives, de cet instrument monétaire, quels peuvent en être les effets sur
les différentes économies européennes ? Un premier élément de réponse
concerne le haut niveau d’incertitude entourant les effets des QE, qui sont,
aux yeux de nombreux commentateurs, un saut dans l’inconnu de la part des
banques centrales. En effet, ces programmes ne consistent plus à modifier les
taux d’intérêt directeurs de la banque centrale (qui étaient l’instrument
principal de la politique des banques centrales avant la crise), mais ils
jouent sur la composition et la taille de leur bilan financier (c’est-à-dire
les actifs détenus en contrepartie des offres de liquidités). Or, selon de
nombreux économistes, dont Claudio Borio, de la Banque des Règlements
Internationaux (BRI) [15] ,
les banques centrales ne disposent pas de modèle permettant de délimiter et
évaluer les effets des QE qui génèrent pourtant des sommes de liquidité
représentant une part importante du PIB. De manière générale, il est cependant
convenu que le premier effet d’un programme de QE est de provoquer une hausse
générale du prix des actifs financiers et ainsi d’aider à la recapitalisation
du système bancaire. Toutefois, la suite de la chaîne de causalité des effets
du QE présentée par ses partisans reste spéculative. Les rachats des bons du
trésor, considérés comme des actifs sûrs, par les banques centrales devraient
pousser les participants aux marchés financiers à investir davantage dans des
classes d’actifs plus risqués, et donc à prêter davantage aux acteurs de
l’économie réelle. Par ailleurs, l’augmentation du bilan de la banque centrale,
et donc du montant de liquidités en circulation, devrait permettre la
dépréciation du taux de change de la devise concernée et ainsi de favoriser les
exportations. La combinaison de ces deux facteurs devrait renforcer la
croissance du PIB.
Cependant, la Banque Centrale d’Angleterre note les effets
potentiellement négatifs qui pourraient être causés par les programmes de QE [16] . D’abord, l’accès accru à
la liquidité pourrait provoquer l’apparition de bulles spéculatives sur
certaines classes d’actifs financiers ou dans l’immobilier. Ensuite,
l’augmentation du prix des actifs bénéficie d’abord à ceux qui les détiennent,
c’est-à-dire les tranches les plus favorisées de la population. À titre
d’illustration, au Royaume-Uni, la tranche des 5% des ménages les plus
favorisés détient 40% des actifs financiers. Dans la même veine, des travaux
récents montrent que 95% des gains de revenu ont été captés par les 1% des
ménages les plus favorisés aux États-Unis entre 2009 et 2012 ; soit
davantage que leur captation de 65% des revenus dans la période expansionniste
de 2002 à 2007 [17].
S’il n’est pas possible d’isoler précisément les effets des opérations de QE
menées par la banque centrale américaine, celles-ci ont bien eu un impact sur
le prix des actions détenus par les ménages les plus riches, et donc sur leurs
revenus. Puis, le renforcement des bilans financiers des banques ne les force
pas nécessairement à réinvestir leurs capitaux ; par exemple, elles
peuvent décider de reverser leurs profits nets sous forme d’augmentations
salariales à leurs employés ou de ne pas les réinvestir afin de se conformer
aux nouvelles réglementations bancaires telles que Bâle III [18].
Enfin et surtout, la conjonction d’instruments expansionnistes de politique
monétaire avec des programmes de réformes économiques qui engendrent, au moins
à court terme, un affaiblissement de la croissance du PIB risque d’en atténuer
très fortement l’impact sur l’économie réelle. En effet, si une banque
commerciale perçoit que l’environnement économique induit des prêts trop
risqués aux acteurs de l’économie réelle, elle aura plus d’incitations à
utiliser autrement l’offre abondante de liquidités générée par la banque
centrale.
En fin de compte, les effets des programmes QE restent
incertains et engendrent un nombre important de controverses au sein même de la
communauté des banquiers centraux. Si l’augmentation du prix des actifs
financiers est avérée, la transmission de cette mesure monétaire à l’économie
réelle est loin de l’être, surtout si des mesures d’austérité économique sont
appliquées en parallèle. De plus, les expériences anglaise et américaine
démontrent qu’elles renforcent les inégalités économiques dans l’économie
réelle. Un tel constat débouche sur un écart surprenant : alors que
l’incertitude plane sur les effets des instruments monétaires qu’elle met en
œuvre avec une audace affichée, la BCE demeure intransigeante vis-à-vis de la
Grèce et des réformes qu’elle doit adopter, en dépit de leur coût
socio-économique, de la désapprobation populaire et surtout du dépassement de
champ de compétences qu’une telle surveillance implique.
Déconstruire la tour d’ivoire des banquiers centraux
européens
Historiquement, les banques centrales sont des organisations
situées à l’interface des États et des marchés financiers ; leur degré
d’autonomie envers ces deux entités a varié dans le temps en fonction des
rapports de force et des croyances économiques dominantes. Depuis les années
1990, le paradigme organisationnel des banques centrales est marqué par une
forte indépendance par rapport au pouvoir politique couplée à une focalisation
sur l’objectif de stabilité des prix ; la BCE en est un des meilleurs exemples.
Par conséquent, les banquiers centraux européens justifient in finela
plupart de leurs actions par leur objectif de stabilité des prix qui devrait
être un bien commun aussi bien pour les participants aux marchés financiers que
pour les citoyens européens [19].
Toutefois, il y a bien eu « deux poids, deux mesures » dans la
réponse de la BCE à la crise entre ces deux groupes.
En effet, il est difficile de comprendre que des mesures de
sauvetage financier puissent être accordées presque sans conditions aux banques
commerciales alors que les États doivent respecter des mesures d’austérité qui
renforcent les inégalités sociales et économiques. Étant donné que les
programmes de QE risquent également d’accroître fortement les inégalités entre
les groupes sociaux les plus favorisés (dont font partie les professions
financières) et les moins favorisés (qui n’ont pas d’accès aux marchés et ne
détiennent pas d’actifs), la BCE devrait prêter une attention particulière aux
effets redistributifs de ses politiques monétaires et des programmes
économiques qu’elle préconise. Par exemple, la BCE pourrait conditionner son
assistance financière aux banques, non seulement en fonction de la qualité des
actifs utilisés en contreparties, mais aussi de leur utilisation de la
liquidité, voire de leur politique salariale et de bonus internes [20].
Cet écart de traitement a contribué à renforcer les asymétries de pouvoir entre
les investisseurs financiers et les citoyens/électeurs, et par là à alimenter
la crise du capitalisme démocratique européen.
À la lumière de ce constat, la BCE ne peut plus se réfugier
derrière son objectif de stabilité des prix pour justifier à la fois ses
actions et son indépendance à l’heure où elle dépasse son champ de compétence
en jouant un rôle politique majeur pouvant conditionner la survie de
gouvernements démocratiquement élus. Les banques centrales évoluent aujourd’hui
dans un univers marqué par l’improvisation et l’incertitude où les frontières
entre politiques monétaires, économiques et sociales sont certainement
poreuses. Dans ce contexte, la BCE doit sortir de la tour d’ivoire dans
laquelle elle évolue depuis sa création en se soumettant par exemple à un
contrôle accru du Parlement Européen. Le contrôle démocratique de son activité
tentaculaire pourrait alors aider à mitiger les injustices économiques qu’elle
contribue à créer dans des sociétés européennes profondément déstabilisées.
Glossaire des instruments monétaires de la BCE
> ELA (Emergency liquidity
Assistance) : fourniture de liquidité d’urgence à une banque commerciale
particulière par sa BCN sous contrôle de la BCE.
> LTRO (Long-Term Refinancing Operations) : Offres de liquidités massives et illimitées à faible taux d’intérêt et à maturité de un à trois ans contre des garanties peu élevées.
> TLTRO (Targeted Long-Term Refinancing Operations) : Similaires aux LTRO avec une condition de prêt à l’économie réelle.
> OMT (Outright Monetary Transaction Program) : Programme de rachat de titres illimités et conditionnel à un programme d’assistance financière.
> SMP (Securities Market Program) : Programme de rachat de titres limité et non-conditionnel (officiellement).
> QE (Quantitative easing) : Rachat massif de l’ensemble des bons du trésor sans diminution du niveau de liquidité par d’autres opérations dans le but d’augmenter le bilan financier de la BCE.
> LTRO (Long-Term Refinancing Operations) : Offres de liquidités massives et illimitées à faible taux d’intérêt et à maturité de un à trois ans contre des garanties peu élevées.
> TLTRO (Targeted Long-Term Refinancing Operations) : Similaires aux LTRO avec une condition de prêt à l’économie réelle.
> OMT (Outright Monetary Transaction Program) : Programme de rachat de titres illimités et conditionnel à un programme d’assistance financière.
> SMP (Securities Market Program) : Programme de rachat de titres limité et non-conditionnel (officiellement).
> QE (Quantitative easing) : Rachat massif de l’ensemble des bons du trésor sans diminution du niveau de liquidité par d’autres opérations dans le but d’augmenter le bilan financier de la BCE.
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