dimanche 1 novembre 2015

Le scandal des radiations : quand les chômeurs écrivent à Pôle emploi

Par Margherita Nasi  | LE MONDE | 30.10.2015 

Une société cynique qui veut se débarrasser de ses chômeurs :
« une radiation, c’est un chômeur de moins ».

Il y a Madame P., qui apprend qu’elle est radiée de Pôle emploi pour non-comparution à un rendez-vous dont elle n’avait pas été informée ; Mlle I.L., qui affirme perdre sa mémoire à cause d’une dépression ; ou encore M. S.F., qui a oublié son rendez-vous « parce que j’ai beaucoup de chose en tête, mon frère est décédé, donc j’ai oublié plein de choses et j’ai plus d’emploi ». Une autre personne dont la mère déchire les courriers, une autre encore qui s’est trompée sur l’heure du rendez-vous, puis celle dont le mari a été incarcéré.

Ces lettres de justification, de colère, ces appels au secours répondent pour la plupart à un avis de radiation émis par Pôle emploi. Elles font tout autant partie du quotidien de l’établissement que les sessions de recrutement, le guichet, les salles de réunion, la plateforme téléphonique. Mais elles sont moins visibles : « plusieurs dizaines de ces lettres parviennent chaque jour aux portes de l’agence, un chœur de voix qui grondent ou pleurent sans qu’on le voie jamais vraiment », explique Nora Philippe, la réalisatrice du documentaire « Pôle emploi, ne quittez pas ! », qui a voulu rendre compte dans son livre Cher Pôle emploi de cette correspondance massive et hétéroclite, qui ne sort jamais des murs de Pôle emploi.

Car souvent, si les chômeurs ont manqué leur rendez-vous, c’est parce qu’ils n’ont jamais reçu de convocation.

Le résultat : un recueil de courriers reçus à l’agence Pôle emploi de Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, entre janvier et juillet 2013, lors du tournage du documentaire « Pôle emploi, ne quittez pas ! ». « Pendant trois mois, j’ai lu ces bouts de paille adressés à des rouages, numérotés-signés-cachetés, une Babel mort-née dont la langue à chaque fois individuelle, parfois rompue à l’exercice de la réclamation, souvent maladroite ou matinée d’algérien, de portugais, de wolof ou de turc, traduit la palette de figures que l’on adopte face à l’administration quand on vit en dehors d’elle ».

Les courriers, écrits par des demandeurs d’emploi à l’attention de la direction, en réponse à un avis de radiation ou un avertissement, sont donnés à lire dans le respect des particularités stylistiques, syntaxiques et orthographiques de leurs auteurs. Ils témoignent du désespoir, de la lassitude, du sentiment d’injustice des demandeurs d’emploi.

Car souvent, si les chômeurs ont manqué leur rendez-vous, c’est parce qu’ils n’ont jamais reçu de convocation. Un empêchement qui suscite une recrudescence de courrier, dans un engrenage qui finit par relever de l’absurde : « le courrier suscite le courrier, qui suscite le courrier, qui suscite encore le courrier ».

Un document

Quand il n’est pas le résultat d’une société cynique qui veut se débarrasser de ses chômeurs : « une radiation, c’est un chômeur de moins, soit son opportune disparition des chiffres du chômage. Même si sa suppression de la liste n’est pas due à la reprise du travail et qu’elle n’est que temporaire, on n’est pas trop regardant : il faut juste faire baisser les chiffres ».

Le décalage entre le caractère anodin de l’événement - une absence à un rendez-vous - et la puissance de ces lettres, « le caractère formidable et intime de la justification invoquée » est alors frappant. Certains chômeurs font part de leurs problèmes personnels, de leurs angoisses les plus profondes.

La « culpabilisation du chômeur », qui ferait presque du chômage un choix, plus profitable que l’emploi.

D’autres encore arrivent à se moquer du système. Comme ce sexagénaire, qui après avoir trouvé un emploi au Luxembourg via LinkedIn, écrit à Pôle emploi une lettre de désinscription du chômage qui est aussi un pied de nez au système : « Devenu dépressif du au fait de me triturer le nombril à longueur de journée depuis juillet 2012 vu que question de boulot en France, chacun s’occupe surtout du sien en se foutant pas mal de ceux qui en cherchent, j’ai pris la sage décision d’aller voir chez vos voisins comment ils font pour ne pas avoir de crampes avec l’index masturbateur (celui qui soulage le résidu du cordon ombilical dont nous sommes tous propriétaires) et, réponse, stupéfiante… ils pratiquent un massage corporel et journalier qui s’appelle “TRAVAIL” ! »

Si cette correspondance constitue un document intéressant, c’est aussi qu’elle traduit « l’évolution profonde qu’a connue en un peu plus d’un siècle le rapport des institutions et de l’imaginaire collectif au chômeur ». Alors qu’à la fin du XIXe siècle le chômeur était perçu comme « victime involontaire d’un état de fait dégradant », cette idée a laissé place à la « culpabilisation du chômeur », qui ferait presque du chômage un choix, plus profitable que l’emploi. Et de la providence, l’Etat est passé à la surveillance, au contrôle, à la sanction ».

Nora Philippe évoque la machine infernale de La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka, qui inscrit dans la chair du condamné « le motif de sa punition avant de le faire mourir, machine qui se retourne finalement contre son opérateur - la machine tue aussi les employés de Pôle emploi, mais ceci est une autre histoire ».

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