mercredi 11 novembre 2015

Gramsci aujourd’hui

Par Gildas Le Dem | 2 novembre 2015

Dans À demain Gramsci, le politologue Gaël Brustier revient sur la figure d’Antonio Gramsci, sa philosophie politique de combat, et les leçons historiques que nous devrions en tirer aujourd’hui pour mener les luttes de demain.

Le nom d’Antonio Gramsci est aujourd’hui sur toutes les lèvres. Du moins dans les milieux politiques, militants ou intellectuels. Mais justement, qui est Gramsci ? Surtout : que peut, aujourd’hui, apporter la pensée de Gramsci, non pas seulement aux professionnels de la chose politique, mais aussi à tous ceux qui, de près ou de loin, sont engagés dans des combats politiques, sociaux, culturels ? C’est à ces deux questions qu’entend répondre le petit livre de Gaël Brustier, intitulé À demain Gramsci (heureuse initiative, le livre compte une soixantaine de pages, et son prix est fixé à la modique somme de cinq euros).

Mettre le pessimisme à l’ordre du jour : une philosophie de combat

Gaël Brustier le rappelle : avant d’être un des géants théoriques du marxisme du XXe siècle, Gramsci fut un intellectuel engagé, un théoricien au contact de l’actualité politique, sociale, culturelle de son temps. Gramsci participera en effet à la création du PCd’I (le Parti communiste d’Italie, ancêtre du PCI) ; finira par être élu député de Turin en 1925, en dépit d’un contexte tragique (Mussolini est au pouvoir depuis 1922) ; s’enthousiasmera autant pour le théâtre de Pirandello que pour le combat des ouvriers des usines Schneider. Les Cahiers de prison, son chef d’œuvre théorique, n’auraient donc pas été « aussi pertinents si leur auteur n’avait d’abord été un militant aux prises avec les problèmes sociaux de son temps ».

Et précisément, le titre donné aux travaux de Gramsci en témoigne encore, Gramsci paiera de sa liberté, de sa santé physique et finalement de sa vie cette œuvre totale. Le 8 novembre 1926 en effet, Gramsci est arrêté à Rome. L’on prétend que Mussolini déclara alors : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Quoi qu’il en soit d’un propos peut-être légendaire, Gramsci sera condamné et jeté en prison pour provocation à la guerre civile, excitation à la haine de classe et apologie d’actes criminels. Seulement, le résultat fut l’inverse de celui attendu par le régime fasciste. Pendant vingt années de solitude éprouvante, Gramsci, loin de se résigner, tirera avec une lucidité exemplaire les leçons de la défaite du mouvement ouvrier, et forgera une philosophie de combat – d’autant plus combative, offensive qu’elle abjurait, liquidait toute foi dans un progrès de l’histoire.

Mener la bataille des idées : l’hégémonie culturelle

Avant même Benjamin ou Pasolini, Gramsci, en effet, entendit mettre le pessimisme à l’ordre du jour. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », la formule de Gramsci est aujourd’hui bien connue. Sauf que, on l’oublie souvent, le volontarisme de Gramsci ne se limite pas au volontarisme politique. Si la pensée de Gramsci enregistre les limites d’une croyance dans la rationalité de l’histoire – et comment en serait-il autrement à l’heure d’une montée des fascismes européens ? – il entend aussi étendre le combat à tous les fronts, et d’abord au front culturel. Là où un marxisme naïf pouvait encore croire à une action mécanique des infrastructures sur la superstructure, au rôle déterminant des seules transformations économiques et sociales, Gramsci entend rappeler que la lutte doit être aussi, et en propre, culturelle.

Bref, comme l’écrit Gaël Brustier, « Gramsci était le promoteur d’un front culturel à côté des fronts économiques et politiques », ou, si l’on préfère, d’une bataille des idées. C’est cela, mener une « guerre de positions » au sens de Gramsci : ne pas abandonner le terrain culturel à l’adversaire, le lui contester partout, quand il est devenu par trop évident qu’il ne suffit plus de croire avoir le sens de l’histoire, la "raison dans l’histoire" de son côté.

Les élites socialistes, intellectuels organiques de la pensée de droite

Et c’est bien ce qui, à très juste titre, pour Gaël Brustier, fait à nouveau question. Tant il est vrai, que la pensée de droite, sinon même d’extrême droite, domine aujourd’hui « le champ de la bataille culturelle ». Un champ que, selon l’auteur « la gauche française a déserté ». Bien plus, pourrait-on ajouter : un champ qu’elle a parfois elle-même contribué à recomposer dans le sens d’une pensée conservatrice et réactionnaire. Et Gaël Brustier le sait bien d’ailleurs, lorsqu’il rappelle que les « élites socialistes furent les "intellectuels organiques" du néolibéralisme ».

Ce sont bien, en effet, Henri Chavranski (président du Comité des mouvements de capitaux et des transactions invisibles), ou Michel Camdessus (directeur général du FMI) qui ont, pour ainsi dire, donné ses cadres intellectuels à la libéralisation mondiale des marchés financiers. Comment s’étonner, dès lors, qu’un François Hollande – « président si peu gramscien », comme le qualifie cruellement Gaël Brustier, et dont toute la culture politique puise au contraire à ces sources intellectuelles droitières – soit tout, sauf apte à mener des batailles culturelles, quand il ne mène pas lui-même des batailles contre son camp ?

S’adresser au peuple : oui mais lequel, et comment ?

Mais il est vrai que Gaël Brustier s’intéresse moins (en tout cas dans ces pages) aux dispositifs institutionnels de production des idées, qu’à la manière dont ces idées peuvent, ou non, s’adresser à ce qu’il appelle, à la suite de Gramsci et Laclau, le peuple. « Aucune domination politique n’est possible sans domination culturelle. Or, dominer culturellement implique d’être capable de créer un univers d’idées, de symboles et d’images dans lequel un peuple se reconnaît. » Et c’est si vrai qu’aucun discours de gauche, aussi juste soit-il, n’aurait de chance de renverser la table s’il ne tenait également compte, et de ceux à qui il s’adresse, et de la manière dont il s’adresse à ceux-ci.

Sartre le disait bien : il ne suffit pas de savoir pourquoi l’on écrit, il faut encore savoir pour qui, et comment. Question d’ "adresse" donc, à tous les sens du terme. Comment ne pas voir, dès lors, que lorsque les intellectuels et les dirigeants socialistes abandonnent par exemple le vocabulaire de la "lutte" pour celui du "dialogue social", ils ne renient pas seulement les intérêts des catégories populaires, ils les injurient aussi ? Cela, on le concédera évidemment à Gaël Brustier. Suffit-il pour autant de renouer avec le vocabulaire républicain (et la question ne vaudrait pas seulement pour la gauche socialiste) ? Laclau le rappelait : le peuple, s’il y en a, se constitue dans un ensemble de revendications, de demandes hétérogènes, et ces demandes ne sauraient fusionner que dans le cadre d’un mot d’ordre, d’un "signifiant" suffisamment vide et flottant pour leur faire également droit.
Au cœur autant qu’à la raison ?

Or, comment ne pas voir que l’usage du mot "république" – qu’on le regrette ou non – est aujourd’hui non seulement usé, fatigué, mais également saturé de références réactionnaires ? Au point de provoquer un sentiment d’exclusion et même d’agression dans certaines couches populaires, notamment dans les populations racisées et issues des banlieues pour ne citer qu’elles ?

Gaël Brustier le sait bien, là encore, qui reconnaît toute l’ambiguïté du mot d’ordre "républicain" des manifestations du 11 janvier. Mais, dès lors, pourquoi ne pas, plus simplement, lui préférer des mots comme "fierté", "dignité", ceux-là mêmes qui ont résonné sur les places de Madrid, d’Athènes, samedi dans les rues de Paris ? Puis, avouons-le, voilà des mots qui parlent autant au cœur qu’à la raison. Et c’est bien, après tout, la leçon de Gramsci. La lucidité intellectuelle n’exclue pas, exige au contraire de parler, aussi, au cœur et à la volonté.

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