vendredi 20 novembre 2015

“Le jihadisme ne vient pas du communautarisme mais de la désocialisation”

ENTRETIEN par Jean-Marie Durand 7 février 2015

Sociologue et philosophe, Raphaël Liogier dirige l’Observatoire du religieux depuis 2006. Un poste de vigie idéal pour combattre les idées reçues dont le djihadisme fait l’objet.

Comment appréhender la réalité du jihadisme en France ?

Raphaël Liogier – Il faut distinguer plusieurs types de jihadisme. D’abord le jihadisme guerrier archaïque, qui se développe au VIIIe siècle, qui n’est pas équivalent au martyre, et n’est pas le propre de l’islam ; puis, le jihadisme moderne, produit de la décomposition de l’islamisme et du néo-fondamentalisme. Au XIXe siècle, quelque chose de nouveau s’est produit : un regard focalisé sur l’Occident agresseur. Cela a engendré le néo-fondamentalisme voulant revenir à un islam fondamental focalisé sur la critique de l’Occident. Le projet islamiste est né de ce néo-fondamentalisme. On est encore loin du jihadisme. A la sortie des années 1970, plusieurs choses convergent : l’échec de l’islamisme (islam politique) au Moyen-Orient (échec de l’implantation d’un califat), comme l’avait montré Bruno Etienne dans son livre phare L’Islamisme radical en 1987 ; les guerres occidentales dans le monde musulman, en particulier en Afghanistan, où naît Al Qaida, un pays qui devient un camp d’entraînement ; et troisième phénomène, le démantèlement des groupes terroristes d’extrême gauche.

Où mène cette convergence au début des années 1980 ?
Des parts de marché de l’horreur, dont le jihadisme a le monopole dans cette géographie des humiliés.

Il y a une sorte de prise en charge par des groupes extrémistes islamistes du mécontentement anticapitaliste des anciens groupes terroristes d’extrême gauche, et la reprise de certaines de leurs méthodes dans la grammaire du jihad. On le voit en Algérie. La cible de la lutte armée, qui se constitue au début des années 1980, est essentiellement le capitalisme, la société de consommation, avec un accent plus islamique sur la dépravation des mœurs. Les tours du World Trade Center sont des symboles du capitalisme, pas des symboles religieux.

Aujourd’hui, ce modèle a changé. On est dans un système fondé sur deux axes de transformation. Le premier axe : internet. Internet, c’est non seulement la diffusion de l’information partout, ce qui existait déjà avec la télévision, c’est une diffusion interactive, avec la constitution de forums, de groupes de parole : on se raconte sur internet. Ce qui se construit ainsi, ce sont ce que j’appelle dans mon prochain livre des “espaces déterritorialisés de désirs”. Des gens se retrouvent autour d’une forme d’humiliation, de désir de vengeance. Ces espaces configurent un marché global de la terreur. Or, comme dans tout marché, il y a des parts de marché. Des parts de marché de l’horreur, dont le jihadisme a le monopole dans cette géographie des humiliés. Ce qui s’est passé sur le terrain syro-irakien, ce sont des intérêts locaux, des luttes tribales, mais mis en scène sur le marché global de la terreur. Daech, au départ issu d’Al Qaida, a voulu prendre sa part de marché. Les organisations terroristes sont devenues des labels, qui fonctionnent comme des franchises de magasins d’habillement. Ces franchises ont des chartes de l’horreur. Cette logique permet à ces organisations de susciter des actions au loin sans disposer de réseaux construits sur place. C’est pour cela qu’elles ont une multitude de filiales qui s’autonomisent.

Qu’est-ce que Daech apporte de nouveau ?

Quand on veut prendre des parts de marché, il faut aller le plus loin possible dans ce qui constitue le propre de ce marché, en l’occurrence la terreur, d’où la mise en scène des exécutions. Et cela a marché. Des gens se sont reconnus dans Daech et ont voulu appartenir au groupe. Second point : il faut une griffe originale, une niche, une spécificité. Pour Al Qaida, c’était l’islam, rien que l’islam ; chez Daech, c’est le sunnisme, rien que le sunnisme.

Qui sont les clients potentiels du jihadisme ?

Les individus qui se sentent moins intégrés, fragiles, minoritaires, dont on peut renverser le sens du stigmate négatif. On lui dit : tu es un héros, tu n’es pas rien, tu es beaucoup plus que les autres, tu as été choisi, mais tu ne le savais pas. Il se trouve que l’Europe est devenu un lieu stratégique de ce renversement du stigmate ; en raison de ce que je décris dans Le Mythe de l’islamisation. En raison aussi de Ce populisme qui vient et qui est maintenant bien là. Les partis populistes européens utilisent les valeurs européennes pour dire qu’elles sont attaquées par l’islamisation rampante ; ils surfent et nourrissent cette angoisse collective identitaire, qui existe depuis le début des années 2000. On avait donc des gens qui dans les années 1990 se radicalisaient à travers l’islam. Farhad Khosrokhavar parlait d’islamisme sans islam. Moi, je parle de jihadisme sans même l’islamisme, et donc a fortiori sans islam.

Pourquoi sans islamisme ?

20 % d’entre eux ne sont même pas nés dans un milieu théoriquement musulman. Dans les 80 % restants, ce sont des musulmans théoriques, par l’origine, qui sont touchés, mais en général dans un milieu très peu pratiquant.

Les jihadistes ne passent même pas par un endoctrinement politique construit, ils sautent directement dans la case jihad, sans passer par la case islam, car ils ont préalablement ce désir de violence. 20 % d’entre eux ne sont même pas nés dans un milieu théoriquement musulman. Dans les 80 % restants, ce sont des musulmans théoriques, par l’origine, qui sont touchés, mais en général dans un milieu très peu pratiquant. Avant de devenir des professionnels du jihad, les frères Kouachi buvaient de l’alcool, Coulibaly faisait des casses, Mohamed Merah se rêvait militaire d’élite… : ce sont des rêves déchus d’adolescents, des jeunes qui n’ont pas réussi leur processus d’individuation, qui ne trouvent pas de place, sont complètement désocialisés. Désocialisés y compris de leur communauté d’origine. Le problème n’est donc pas le communautarisme. Ils ont simplement un désir de vengeance qui saute sur le jihadisme car le jihadiste est supposé être la figure de l’ennemi ; or, ils se sentent les ennemis de la société qui les “oppresse”. Ce désir de pure violence, de frustration, s’exprime en se justifiant ainsi : je suis soldat de l’islam. Il n’y a donc pas de processus d’endoctrinement, mais seulement un processus d’entraînement. Il n’y pas besoin d’aller très loin, ils adoptent tout de suite les slogans. Ils ne découvrent l’islam qu’après être devenus des jihadistes, parce que cela fait partie de la panoplie.

La riposte sécuritaire de l’Etat vous semble-t-elle appropriée ?

Non, surveiller 3 000 personnes dans des milieux islamistes radicaux, c’est bien joli ; sauf qu’aujourd’hui le développement du fondamentalisme, très conservateur, est en fait anti-djihadiste. Les salafistes piétistes sont totalement contre le jihad. Quand on se laisse impressionner par eux, par leur barbe, c’est peine perdue. Ce qui compte, c’est le contexte social qui fait surgir des individus, qui les fait sauter dans le jihad. Le glissement ne se fait pas à partir de la pratique et de l’endoctrinement progressif, comme cela pouvait être le cas dans les années 1990. Ce n’est pas de l’angélisme de dire cela. Je ne veux pas être angélique, ce n’est pas mon sujet ; je ne cherche même pas à être éthique en l’occurrence. Il faut se focaliser là où il y a un problème.

Quels leviers peut-on imaginer alors pour une politique publique 
à la hauteur de l’enjeu ?

Déjà, il faut arrêter avec les lanceurs de fausse alerte qui nourrissent la mise en scène de cette islamisation, qui serait intentionnelle. La laïcité est devenue patrimoniale ; on la protège comme on protège le château de Versailles. On n’habite plus cette laïcité comme on n’habite plus le château de Versailles ; par contre, on la fait visiter, en disant que c’est beau. Quand on parle de neutralité de l’espace public, on dit une absurdité historique : l’espace public, depuis 1789, est un espace d’expression de nos différences. S’il y a neutralité, c’est celle des agents publics, des policiers notamment, qui veillent à ne pas influencer les publics. Mais quand on parle de neutralité de l’espace public, on veut dire neutralisation d’une partie de la population qui nous semble a priori dangereuse et menaçante, on parle du communautarisme. Là, on vient de recevoir une bonne leçon. Le jihadisme ne vient pas du communautarisme, mais au contraire de la désocialisation, y compris de la communauté. On dit radicalisation, mais ce n’est pas le cas non plus. On prend le problème du mauvais côté. Les jihadistes ne commencent pas par le fondamentalisme, ils commencent par l’intention de nuire, par l’intention du combat. Il ne faut donc pas s’attacher aux milieux islamistes en premier lieu, car c’est déjà trop tard, les jihadistes potentiels y sont imperceptibles. Il faut prendre le processus en sens inverse.

Les politiques sociales restent-elles insuffisantes ?

Bien sûr, mais il ne faut pas des politiques niaises. Il faut arrêter avec la niaiserie, de prendre les gens pour des idiots, arrêter d’interpréter l’islam à la place des musulmans. La dénégation de certains musulmans pourrait dans un certain sens nous faire plaisir ; d’un point de vue psychanalytique, elle signifie : cela ne vient pas de nous. Ce qui est vrai d’une certaine manière. Cela ne vient pas de l’islam. Ce n’est pas le cas. Il faut aussi arrêter avec la promotion d’interlocuteurs soi-disant représentatifs. Il ne faut pas bloquer le débat par le haut. Il ne faut pas laisser s’exprimer seulement les gens qui nous font plaisir, parce que cela nous rassure. Cela renforce le sentiment de complot chez les musulmans.

Partagez-vous, quand même, l’inquiétude générale 
sur les dérives radicales ?

Plus il y a une intensification de la mise en scène de la guerre des identités, avec des locuteurs qui surfent sur les frayeurs d’Européens mal à l’aise avec la globalisation, avec leur position dans le monde, plus on est face à un jeu dangereux, avec des gens fragiles, qu’il est facile de conditionner, qui peuvent se prendre pour des héros parce qu’il se sentent hors-jeu. Avec la tuerie de Charlie, on est aussi dans une mise en scène, dans une pièce de théâtre : il y a des décors, des symboles. Ils cherchent le symbole emblématique de leurs ennemis.

Mais croyez-vous en une forme de sérénité possible, d’intelligence collective pour pacifier les controverses nationales ?

Je pense que c’est possible, mais cette amélioration suppose une prise de responsabilité de l’ensemble des locuteurs, à la fois dans les médias et chez les politiques. Le fait de repartir sur le communautarisme, la désignation plus ou moins tacite de l’ennemi musulman, comme on le fait depuis quelques jours, ne peut qu’envenimer les choses. Quand j’entends ces éditorialistes qui dans les médias parlent de décadence comme la décadence de l’Empire romain, je m’étrangle ; ils feraient bien de revenir à l’histoire, la vraie. L’Empire romain n’a pas été détruit pas des hordes d’étrangers qui auraient pénétré l’empire de l’extérieur. Dans cet empire corrompu, les minorités ne demandaient qu’une chose : s’intégrer. Mais la vieille gouvernance romaine ne fonctionnait plus, il y avait une vraie frustration, un sentiment d’injustice : ce sont des légions romaines peuplées de légionnaires qui n’étaient pas d’origine latine qui ont fini en 476 par démettre le dernier empereur d’Occident. Ils voulaient être encore plus romains que les romains, mais on les a empêchés.

On a la même chose aujourd’hui avec les musulmans : on les vise comme des ennemis, les ennemis de notre culture ; alors qu’ils ne demandent qu’une chose : défendre la laïcité et les valeurs de la République. C’est dans cette mise en scène de l’ennemi, projection de notre propre faiblesse, de notre incapacité à voir où sont le juste et l’injuste, où nous finissons par dévoyer nos propres principes, à force de dire n’importe quoi (la neutralité de l’espace public, le halal, c’est la guerre…), qu’on arrive ainsi à constituer un désir de vengeance à l’intérieur même de notre société.

la réforme de l’islam ne relève pas du domaine de la répression et de l’ordre public.

La laïcité vous semble-t-elle menacée ?

La philosophie des Lumières, c’est la modernité au sens des différentes modalités d’existence cohabitant dans un même espace : on ne prend plus position sur Dieu, on laisse aux gens exprimer ce qu’ils veulent être ; des modes d’être protégés dans la mesure où ils ne contreviennent pas à l’ordre public, à la liberté d’autrui. La loi de 1905, qui construit la laïcité, est dans le compromis libéral de la logique de 1789. Le reste, c’est du “laïcisme”, qui prend sa source dans le positivisme, qui est lui-même un dévoiement des principes de base du XVIIIe siècle. Laïcité, cela veut dire aujourd’hui protectionnisme culturel, hygiénisme identitaire. Ce faisant, la laïcité est vidée de son contenu juridique, réduite à sa fonction identitaire. Comme on se sent en guerre, on se sent autorisé à agir dans l’urgence face à la menace qui pèserait sur notre identité, comme en temps de guerre on a des tribunaux d’exception, aujourd’hui se développe une sorte de laïcité d’exception. Cela contribue à fragiliser encore plus les plus fragiles, qui peuvent prendre au sérieux ce que politiques ou des journalistes mettent en scène. C’est le cœur du problème.

La révision de l’islam par lui-même, comme le suggèrent quelques intellectuels réformistes musulmans, vous semble-t-elle nécessaire ?

Le monde musulman a besoin d’un aggiornamento à l’intérieur de l’islam, bien sûr. Ce n’est pas parce que je dis que le fondamentalisme actuel n’est pas le chemin vers le jihadisme que pour autant le fondamentalisme est souhaitable. Et cela ne veut pas dire non plus que les jihadistes n’adoptent pas, une fois qu’ils sont décidés à faire la guerre, des positions et des comportements fondamentalistes. Mais la réforme de l’islam ne relève pas du domaine de la répression et de l’ordre public. Si on commence par un discours répressif et une pression sur les milieux musulmans, on ne fait qu’accroître la mise en scène qui permet à certains de justifier le jihadisme.

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