jeudi 13 mars 2014

210 milliards d’euros de dividendes ? OUI, MAIS…

Par Jean Gadrey | 10mars 2014

"Il reste qu’en 2012 les dividendes et autres revenus distribués vraiment versés par les sociétés non financières à des actionnaires, en éliminant les doubles comptes, ont été de 84 milliards d’euros, dont 60 milliards pour les seuls dividendes nets."

J’apprécie beaucoup Gérard Filoche, ses combats pour le droit du travail et la protection sociale et son talent d’orateur drôle et passionné. Je parviens même parfois à oublier son indifférence totale aux enjeux écologiques… Mais pourquoi fait-il lui aussi (car il n’est pas le seul) de la « gonflette » des chiffres (voir sur son blog http://www.filoche.net/ ce billet : « Reprendre la plus grande part des 210 milliards de dividendes extorqués sur notre travail ») alors qu’il n’y en a nul besoin pour convaincre de l’énormité du « surcoût du capital » et en particulier des dividendes (voir ce billet).


J’apprécie aussi le fait que la CGT ait coopéré à la belle étude de mes amis lillois sur ce thème. Mais pourquoi ce syndicat, au lieu de se fonder sur les chiffres fiables de cette étude, a-t-il besoin d’en rajouter ? Voir en particulier la réponse de Thierry Lepaon et Nasser Mansouri (que je connais et estime par ailleurs) à Laurent Guimier (Europe 1), téléchargeable en tapant « réponse CGT Laurent Guimier ».

Ces chiffres gonflés sont à la fois « vrais » (ils existent dans les comptes nationaux) et trompeurs dans certains de leurs usages. On a alors toutes chances de se faire contrer, y compris par des gens qui ne veulent pas forcément du bien aux syndicats.

Qu’y a-t-il de vrai dans ce chiffre de 210 milliards ? Il suffit de se reporter aux « comptes des sociétés non financières », aisément accessibles sur le site de l’Insee. On y trouve alors une ligne (D421) intitulée « dividendes » et, en effet, au cours des dernières années, le montant tourne entre 184 milliards d’euros (en 2010) et 222 milliards (en 2008), le chiffre de 2012 étant de 203 milliards.

On peut même retenir la catégorie légèrement plus vaste des « revenus distribués des sociétés », dont les dividendes représentent autour de 90%. J’utiliserai cette notion pertinente dans la suite.

L’évolution des montants de ces dividendes et autres revenus distribués « bruts » en % de la valeur ajoutée depuis 1949 est sidérante, et je suppose que c’est cet effet de sidération qui est recherché (courbe bleue du graphique ci-dessous).



Mais l’ennui c’est que, si les entreprises distribuent des dividendes à des actionnaires, elles en reçoivent aussi, et de plus en plus, parce qu’elles détiennent de plus en plus d’actifs financiers (participations croisées, mise en place de filiales bancaires, mais aussi tout simplement spéculation boursière, j’y reviendrai).

En se focalisant sur les 210 milliards de dividendes distribués (« bruts »), on fait croire aux citoyens que ce montant, avec son exceptionnelle croissance, a un rapport direct avec l’évolution du partage de la valeur ajoutée en faveur des profits. C’est ce que suggère l’énoncé de Gérard Filoche « les 210 milliards de dividendes extorqués sur notre travail ». C’est inexact. Ce qui compte pour réfléchir à la part des profits qui serait en partie « récupérable », ou encore à l’excès de dividendes par rapport à des normes « acceptables », c’est la différence entre les revenus distribués versés par les entreprises et ceux qu’elles reçoivent, soit la courbe noire du graphique suivant. Sinon, on fait des « doubles comptes ». Si pour évaluer le pouvoir d’achat des salariés vous additionnez ce qu’ils gagnent et ce qu’ils dépensent, la CGT va protester, et moi aussi…

Or la courbe des montants nets suffit amplement à argumenter. En effet, on peut estimer qu’avec 3 à 4 % de la valeur ajoutée dans les années 1960 à 1980, avant la révolution de la financiarisation, les dividendes et autres revenus distribués nets étaient alors compatibles avec un fonctionnement productivement efficace des entreprises. De sorte qu’avec 7,5 à 8 % ces dernières années, on est autour de 4 % de rente actionnariale improductive. Comme la valeur ajoutée des ENF est d’environ 1000 milliards d’euros, cela fait au bas mot 40 milliards de rente improductive annuelle. Pas seulement improductive d’ailleurs : destructrice aussi, car l’essentiel part dans des spéculations déstabilisatrices.

MAIS LA CGT A RAISON SUR UN POINT CLE

La CGT a toutefois raison de s’intéresser AUSSI à l’explosion des dividendes bruts, mais pas sous l’angle de la « récupération » de dividendes excessifs. Car l’histoire que racontent les courbes bleues et rouges, dont la vive croissance commence en 1987, est celle de l’entrée massive des entreprises dans la logique financière et en particulier dans la détention d’actifs financiers d’autres entreprises, souvent à des fins spéculatives. Jusqu’au milieu des années 1970, cela n’existait presque pas : les revenus bruts et nets des SNF coïncidaient presque. Or, comme l’indique à juste titre la CGT, cette pratique massive (une fuite vers les placements financiers) pèse négativement sur l’investissement dans l’économie réelle.

Ce n’est donc pas seulement une question comptable, c’est aussi une question de dysfonctionnement qualitatif de l’économie. En ce sens, la CGT a également raison d’écrire que le fait que les dividendes BRUTS versés soient devenus supérieurs à l’investissement (la FBCF, formation brute de capital fixe, courbe verte du graphique) est un important indicateur d’une dérive financière des entreprises non financières.

Il reste qu’en 2012 les dividendes et autres revenus distribués vraiment versés par les SNF à des actionnaires, en éliminant les doubles comptes, ont été de 84 milliards d’euros, dont 60 milliards pour les seuls dividendes nets. C’est gros, c’est excessif, c’est utile pour évaluer le surcoût du capital, mais ce n’est pas 210 milliards.

Billet suivant : comment ont évolué les intérêts et les impôts payés par les entreprises ? Et les cotisations sociales ?


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