jeudi 10 octobre 2013

Nous vivons toujours dans la mystique de la croissance

Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, plaide pour une reconversion écologique mêlée de justice sociale. PROPOS RECUEILLIS PAR CÉCILE DAUMAS - LIBÉRATION

Alors que les experts économiques s’extasient à l’idée d’un frémissement de la croissance dans la vieille Europe, la sociologue Dominique Méda propose une démarche totalement inverse : oublier notre obsession de la croissance et de la performance maximale pour entamer une autre voie de développement. La Mystique de la croissance, qui vient de paraître chez Flammarion, n’est pas un énième plaidoyer pour la décroissance. Pour Dominique Méda (Photo AFP), professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine, la reconversion écologique n’est pas une punition. Elle n’a de sens que si elle s’articule autour de la justice sociale, avec des bienfaits pour tous comme l’exigence de biens et d’emplois de qualité mais aussi la jouissance de plus de temps libre.


Jamais la préoccupation écologique n’a été aussi grande, on n’a jamais autant parlé de modes alternatifs de production, pourtant la croissance reste la référence absolue de notre modèle économique. Pourquoi ?

Parce que la plupart de nos dispositifs économiques et sociaux dépendent aujourd’hui de la croissance et que nous sommes des «sociétés fondées sur la croissance». Depuis Adam Smith et ses Recherches sur la nature et la cause des richesses des nations, nous considérons que la production est au centre de la fabrique du lien social. Nous pensons que sans croissance nos sociétés vont s’effondrer.

Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous implorons le retour de la croissance, nous scrutons l’horizon, nous consultons fiévreusement les augures. Malgré tous les discours sur un autre développement possible, nous continuons à croire dans la mystique de la croissance. Pourtant, si la croissance est nécessaire pour sortir de la grave crise économique et sociale dans laquelle nous nous trouvons, elle accentue la crise écologique avec son cortège de pollutions, d’écosystèmes dégradés, d’émissions de gaz à effets de serre susceptibles d’entraîner un dérèglement climatique majeur. Nous découvrons - ou plutôt nous redécouvrons, car les années 70 avaient une conscience aiguë de cette situation -, que la croissance ne génère pas que des bienfaits mais aussi des maux.

Ce que nous oublions chaque jour quand nous prenons notre voiture ou nous achetons le dernier smartphone ?

C’est ce que j’appelle l’invisibilité des coûts de la croissance : le produit intérieur brut (PIB) occulte, par construction, les coûts de l’augmentation de la production sur le patrimoine naturel et les conditions de vie. Ce que les années 70 appelaient les «dégâts du progrès». Edmond Maire, le secrétaire général de la CFDT, écrivait en 1972 que la croissance et l’idéologie de la consommation obsession «non seulement ne répondent plus aux besoins humains fondamentaux mais ne peuvent plus être poursuivies sans conduire le monde à la catastrophe». Le lien était déjà établi à l’époque entre la recherche effrénée de gains de productivité et l’exploitation intensive des ressources naturelles, d’une part, et la dégradation des conditions de vie, du sens du travail et de l’environnement, d’autre part.

Mais remettre en cause la consommation obsession ne relève-t-il pas de la punition dans une société où la qualité de vie vient aussi de la richesse et de la disponibilité des biens…
En effet, le discours de la reconversion écologique apparaît souvent comme la double peine : il faudrait se serrer la ceinture une première fois du fait de la crise et des mesures d’austérité puis une seconde fois pour prévenir la crise écologique. La question de la consommation est donc centrale. Impossible de demander aux pays les moins développés ou à ceux de nos concitoyens, nombreux, qui n’ont pas accès à des moyens convenables d’existence de réduire leur consommation au nom d’un changement climatique susceptible d’intervenir en 2050.

Il faut reconnaître de surcroît le caractère addictif et profondément gratifiant de l’acte de consommation. Il apparaît plus que jamais porteur de libertés pour des individus qui sont de plus en plus contraints, notamment au travail : par le choix infini qu’il semble leur offrir et par l’usage de cet instrument majeur d’émancipation qu’est l’argent.

Il semble donc urgent d’associer l’écologie au plaisir et non à la pénitence, comme vient de le dénoncer Pascal Bruckner dans Libération (1)…

Le ralentissement de la croissance et la fin des énergies fossiles bon marché n’impliquent en aucune manière une régression. Ils peuvent au contraire constituer une nouvelle voie, n’exigeant en rien le sacrifice de la prospérité et du progrès. Il faut parvenir à mettre en évidence le caractère profondément désirable de ce nouveau modèle de développement, dont l’objectif serait non plus de maximiser les quantités produites mais de satisfaire les besoins humains en prenant soin des «facteurs» de production, c’est-à-dire des travailleurs et du patrimoine naturel. Raisonner «au-delà de la croissance», en se référant non plus au PIB (dont la commission Stiglitz a montré qu’il ne constituait pas une boussole fiable) mais à de nouveaux indicateurs de richesse prenant en considération la qualité du travail, la répartition des revenus et des protections, l’accès à l’emploi et au temps libre, en plus des évolutions du patrimoine naturel me semble de nature à emporter l’adhésion des citoyens, et pas seulement en France ! Le Parlement allemand a publié, en mai, un rapport de 800 pages consacré exclusivement à ces questions et proposé l’adoption de nouveaux indicateurs.

Dans le milieu de l’entreprise, on évoque souvent les notions de bonheur et de bien-être ? Une possible voie ?

Gardons-nous de tomber dans les pièges du bonheur. Les nouveaux indicateurs de bien-être qui font une large place aux perceptions subjectives et aux variations de la satisfaction personnelle présentent trop souvent la double limite de négliger les déterminants sociaux et les inégalités, d’une part, et les dimensions environnementales, d’autre part. Ces approches continuent de mettre au cœur de leur raisonnement et de leur vision du monde l’anthropocentrisme dans sa version la plus individualiste et la plus utilitariste.

C’est pourquoi, il est indispensable de proposer une reconversion qui ne fasse pas l’impasse sur la justice sociale. La santé sociale, aux côtés des préoccupations écologiques, devrait ainsi constituer l’une des deux principales dimensions d’un nouvel indicateur de progrès : la manière dont les chances d’éducation, l’emploi, les revenus sont en permanence redistribués et ré-égalisés est une composante majeure de la santé de la société, de sa capacité à résister à l’éclatement et à l’anomie. Le point fondamental me semble être notre capacité à construire une cause commune et une alliance entre le mouvement écologiste, les travailleurs, les syndicats, les entreprises de bonne volonté et les gouvernements pour promouvoir un nouveau mode de développement dans lequel la croissance des quantités de biens et services produits ne constituerait plus l’alpha et l’oméga de la performance et la figure centrale du progrès.

On vous dira que cette cause commune est généreuse humainement mais totalement irréalisable.

Paul Ricœur écrit qu’une société sans utopie serait une société sans dessein. Nous devons de toute façon savoir ce que nous ferions si la croissance ne revenait pas. Subsisteraient deux solutions pour faire en sorte que le plus grand nombre ait accès à l’emploi : réduire la durée du travail ou la productivité du travail telle qu’elle est mesurée, au bénéfice de gains de qualité et de durabilité. Ces deux solutions restent, dans l’état actuel du débat public, presque inaudibles. On se souvient de la violence du débat au moment de la discussion de la RTT…

Mais là vous parlez aussi de ralentir les gains de productivité… une hérésie pour les entreprises, pire que les 35 heures, non ?

De plus en plus, l’augmentation obsessionnelle des gains de productivité dans tous les secteurs apparaît en partie responsable non seulement de la perte de sens du travail mais aussi de la dégradation de la qualité des services. Bertrand de Jouvenel avait attiré l’attention dès les années 60 sur le fait qu’avec les progrès de l’efficacité productive et de la productivité, «s’il gagne des satisfactions comme consommateur, l’homme en perd comme producteur».

Ralentir considérablement les gains de productivité dans certains secteurs peut être une piste. C’est la voie proposée en France par Jean Gadrey, qui, non sans faire écho à l’économiste américain Robert Gordon (pour lequel les freins sont désormais trop nombreux pour que la croissance revienne), indique que le concept de gains de productivité ne correspond plus à nos économies de service. Notre PIB est incapable d’enregistrer les gains de qualité. Par exemple, il ne fait pas la différence entre 1 kilo de fraises, goûteuses, cultivées sans pesticides, exigeant une importante main-d’œuvre travaillant à proximité et 1 kilo de fraises ramassées dans des conditions sociales médiocres, bourrées de pesticides et ayant parcouru des milliers de kilomètres avant d’atterrir dans l’assiette du consommateur. C’est évidemment dans cette double prise en considération de la qualité, du travail et des produits, que réside l’intérêt suscité par sa démonstration.

Depuis longtemps, vous militez pour une notable réduction du temps de travail. Pourquoi considérez-vous que le travail est aussi une composante majeure d’une reconversion écologique ?

Il nous faut reconsidérer les liens entre la pression de plus en plus forte actuellement exercée sur le monde du travail, précisément au nom des gains de productivité et de rentabilité, et le fort malaise au travail qui s’est développé en Europe et notamment en France, comme nous l’avons mis en évidence avec Patricia Vendramin dans Réinventer le travail (PUF, 2013). Dès lors, une alliance entre des consommateurs soucieux de la qualité de ce qu’ils achètent et des travailleurs désireux de retrouver du sens à leur travail peut sans doute permettre de constituer la cause commune dont je parlais précédemment. Une réduction du temps de travail permettant d’accommoder le choc d’un changement de rythme de croissance sur l’économie (mais aussi de réintégrer dans celle-ci les millions de chômeurs qui en sont exclus et de contribuer à améliorer l’égalité professionnelle) peut ainsi être une voie pour répondre aux travaux mettant en évidence que les objectifs fixés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (réduction de 85 % des gaz à effet de serre d’ici à 2050) sont inaccessibles sans une forte réduction du PIB mondial.

Si l’on se souvient qu’en additionnant les temps partiels (majoritairement féminins) et les temps complets, la France a une durée du travail annuelle supérieure à celle de l’Allemagne. Une réduction de la norme de travail à temps complet, favorable à l’égalité hommes-femmes, est ainsi parfaitement envisageable.

Et l’autre bénéfice d’une réduction du travail serait de valoriser des activités jugées jusqu’à maintenant futiles voire inutiles...

Nul doute qu’un tel modèle permettrait une reconsidération d’activités radicalement méprisées qui, parce qu’elles ne sont pas recensées par le PIB, comptent pour zéro. Toutes ces activités «improductives», consistant à contempler, se promener, être avec les autres, discuter, aimer, s’occuper de ses enfants et de son couple, se reposer, rêver, discuter des conditions de vie communes, faire de la politique contribuent éminemment au bien-être et au lien social et présentent de plus l’immense avantage d’être… infiniment légères (du point de vue de l’empreinte écologique). Ces activités que Françoise Héritier considère comme «le sel de la vie».

(1) «Libération» du 6 septembre.

Recueilli par Cécile Daumas


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