Les trois causes profondes de la crise sont toujours
là : endettement excessif, montée des inégalités, ralentissement de la
productivité. Elle est donc loin d'être finie, même si les plus gros chocs sont
sans doute derrière nous.
Sortons-nous enfin de la crise ? Il est impossible de
répondre à cette question en suivant seulement les courbes de la production ou
du chômage et du moral. Une tempête économique et financière violente reflète
toujours, au-delà du cycle économique classique, des changements profonds. Il
faut aller voir le cœur de la crise pour savoir s'il bat encore. Ou plutôt les
trois cœurs de cette crise, la plus impressionnante depuis près d'un siècle.
Le premier coeur est, bien sûr, la dette, comme dans les
années 1930. A la fin des années 1990, les entreprises s'étaient trop endettées
pour acheter les pépites du Web. Après l'éclatement de la bulle Internet, en
l'an 2000, les autorités monétaires américaines ont ramené à un très bas niveau
les taux d'intérêt à court terme. Les
particuliers, mais aussi les banques, ont alors commencé à se surendetter à
leur tour, aux Etats-Unis, en Espagne, en Irlande et dans bien d'autres pays,
jusqu'à l'explosion de 2007-2008. Les prêteurs ont alors compris qu'ils avaient
trop prêté. L'arrêt brutal du crédit a provoqué un retournement violent de
l'activité. La dette publique a pris le relais de la dette - un mouvement
habituel, mais cette fois-ci d'une ampleur sans précédent en temps de paix. On
a alors découvert que certains Etats, comme la Grèce, avaient abusé de la dette
bien avant la crise.
Ce qui amène au deuxième coeur de cette crise : la
répartition des revenus. Ce n'est pas un hasard si le rapport sur
les risques , établi par le World Economic Forum de Davos avec
des consultants et des assureurs, place les disparités de revenus comme le
premier risque pour l'économie mondiale en 2014, le plus probable ! (Lire
page 10) A nouveau comme dans les années 1930, les inégalités sont au coeur
de la crise. C'est aux Etats-Unis que c'est le plus frappant. Les profits des
entreprises font le huitième du PIB, record historique. Du côté des
particuliers, la hausse récente des revenus est allée pour l'essentiel à une
infime minorité - les fameux 1 %. Le revenu
médian a le même pouvoir d'achat qu'il y a un quart de siècle .
L'argent va aux épargnants plus qu'aux consommateurs, privant la croissance de
son plus gros moteur. L'inégalité des patrimoines explose, comme le montre
l'économiste Thomas Piketty dans son dernier livre .
Les Américains ont compensé la stagnation de leurs revenus en envoyant les
femmes au travail, puis en empruntant. Aujourd'hui, ils n'ont plus d'autres
solutions. Certains de ces ingrédients se retrouvent au Japon, en Allemagne, au
Royaume-Uni (mais pas en France, qui est ici dans la position opposée : marges
des entreprises au plus bas depuis un quart de siècle, inégalités davantage
contenues que dans la plupart des pays de l'OCDE, faible mobilisation de la
main-d'œuvre). La création d'un salaire minimum en Allemagne, son relèvement
aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ne suffiront pas à modifier ce déséquilibre
majeur. Après la Grande Dépression, ce problème avait été résolu par la
généralisation du fordisme : augmentations des salaires, obtenues souvent
par des luttes sociales, alimentant la demande. Cette fois-ci, rien de tel ne
se met en place.
Enfin, le troisième cœur est la productivité. Sous le choc
pétrolier du début des années 1970 se cachait une rupture profonde dans les
gains de productivité, de production par tête, divisés par deux alors qu'ils
approchaient les 5 % l'an. Y a-t-il aujourd'hui un changement analogue,
venu d'un ralentissement du progrès technique ? Larry Summers, ancien
conseiller des présidents démocrates Bill Clinton et Barack Obama, a popularisé
en novembre dernier l'hypothèse
d'une « stagnation séculaire ». Dans un article
académique paru il y a dix-huit mois, l'économiste Robert
Gordon soutenait que la productivité était condamnée à ralentir inexorablement
aux Etats-Unis. La révolution de l'information ressemble à une implosion, alors
que la révolution industrielle tenait plutôt de l'explosion… L'épuisement
progressif des ressources en énergie pourrait aussi jouer un rôle clef dans le
ralentissement de la croissance, comme le montre un travail en cours de publication
par le chercheur Gaël Giraud. Il est sans doute trop tôt pour affirmer avec
certitude qu'une rupture majeure est à l'œuvre. Ce qui est sûr, c'est que les
trois cœurs de la crise — dette, inégalités, productivité — battent
encore. Le pire est peut-être passé, mais il y a encore des chocs à venir.
Jean-Marc Vittori
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