vendredi 24 janvier 2014

Les trois coeurs de la crise battent encore


Les trois causes profondes de la crise sont toujours là : endettement excessif, montée des inégalités, ralentissement de la productivité. Elle est donc loin d'être finie, même si les plus gros chocs sont sans doute derrière nous.

Sortons-nous enfin de la crise ? Il est impossible de répondre à cette question en suivant seulement les courbes de la production ou du chômage et du moral. Une tempête économique et financière violente reflète toujours, au-delà du cycle économique classique, des changements profonds. Il faut aller voir le cœur de la crise pour savoir s'il bat encore. Ou plutôt les trois cœurs de cette crise, la plus impressionnante depuis près d'un siècle.

Le premier coeur est, bien sûr, la dette, comme dans les années 1930. A la fin des années 1990, les entreprises s'étaient trop endettées pour acheter les pépites du Web. Après l'éclatement de la bulle Internet, en l'an 2000, les autorités monétaires américaines ont ramené à un très bas niveau les taux d'intérêt à court terme. Les particuliers, mais aussi les banques, ont alors commencé à se surendetter à leur tour, aux Etats-Unis, en Espagne, en Irlande et dans bien d'autres pays, jusqu'à l'explosion de 2007-2008. Les prêteurs ont alors compris qu'ils avaient trop prêté. L'arrêt brutal du crédit a provoqué un retournement violent de l'activité. La dette publique a pris le relais de la dette - un mouvement habituel, mais cette fois-ci d'une ampleur sans précédent en temps de paix. On a alors découvert que certains Etats, comme la Grèce, avaient abusé de la dette bien avant la crise.

En avons-nous terminé aujourd'hui avec les excès de dette ? Laissons de côté l'Allemagne, où la dette des particuliers et des entreprises baisse depuis plus d'une décennie, après le choc de la réunification du pays. Ailleurs, il y a clairement eu une inversion. Les banques réduisent leurs engagements. La montagne privée baisse depuis 2009 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Elle commence à se résorber en Espagne, en Italie, en Irlande. Elle plafonne en France. Mais elle est en pleine expansion dans les pays émergents, à commencer par la Chine. Et dans les pays développés, elle reste bien plus élevée qu'au milieu des années 2000. Ce surplomb explique la menace persistante de déflation. , estimait en octobre dernier Patrick Artus, l'économiste en chef de Natixis. Malgré les hausses d'impôt et les baisses des dépenses, la dette publique monte encore, à l'exception de l'Allemagne et des Etats-Unis. Si les excès privés les plus visibles ont disparu, il reste un peu partout des poches d'emprunts difficiles voire impossibles à rembourser. Encore plus marquant : aux Etats-Unis, le redémarrage de l'activité s'est traduit immédiatement par une remontée de la dette. Comme si l'économie n'avait plus d'autre ressort de croissance.

Ce qui amène au deuxième coeur de cette crise : la répartition des revenus. Ce n'est pas un hasard si le rapport sur les risques , établi par le World Economic Forum de Davos avec des consultants et des assureurs, place les disparités de revenus comme le premier risque pour l'économie mondiale en 2014, le plus probable ! (Lire page 10) A nouveau comme dans les années 1930, les inégalités sont au coeur de la crise. C'est aux Etats-Unis que c'est le plus frappant. Les profits des entreprises font le huitième du PIB, record historique. Du côté des particuliers, la hausse récente des revenus est allée pour l'essentiel à une infime minorité - les fameux 1 %. Le revenu médian a le même pouvoir d'achat qu'il y a un quart de siècle . L'argent va aux épargnants plus qu'aux consommateurs, privant la croissance de son plus gros moteur. L'inégalité des patrimoines explose, comme le montre l'économiste Thomas Piketty dans son dernier livre . Les Américains ont compensé la stagnation de leurs revenus en envoyant les femmes au travail, puis en empruntant. Aujourd'hui, ils n'ont plus d'autres solutions. Certains de ces ingrédients se retrouvent au Japon, en Allemagne, au Royaume-Uni (mais pas en France, qui est ici dans la position opposée : marges des entreprises au plus bas depuis un quart de siècle, inégalités davantage contenues que dans la plupart des pays de l'OCDE, faible mobilisation de la main-d'œuvre). La création d'un salaire minimum en Allemagne, son relèvement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ne suffiront pas à modifier ce déséquilibre majeur. Après la Grande Dépression, ce problème avait été résolu par la généralisation du fordisme : augmentations des salaires, obtenues souvent par des luttes sociales, alimentant la demande. Cette fois-ci, rien de tel ne se met en place.

Enfin, le troisième cœur est la productivité. Sous le choc pétrolier du début des années 1970 se cachait une rupture profonde dans les gains de productivité, de production par tête, divisés par deux alors qu'ils approchaient les 5 % l'an. Y a-t-il aujourd'hui un changement analogue, venu d'un ralentissement du progrès technique ? Larry Summers, ancien conseiller des présidents démocrates Bill Clinton et Barack Obama, a popularisé en novembre dernier l'hypothèse d'une « stagnation séculaire ». Dans un article académique paru il y a dix-huit mois, l'économiste Robert Gordon soutenait que la productivité était condamnée à ralentir inexorablement aux Etats-Unis. La révolution de l'information ressemble à une implosion, alors que la révolution industrielle tenait plutôt de l'explosion… L'épuisement progressif des ressources en énergie pourrait aussi jouer un rôle clef dans le ralentissement de la croissance, comme le montre un travail en cours de publication par le chercheur Gaël Giraud. Il est sans doute trop tôt pour affirmer avec certitude qu'une rupture majeure est à l'œuvre. Ce qui est sûr, c'est que les trois cœurs de la crise — dette, inégalités, productivité — battent encore. Le pire est peut-être passé, mais il y a encore des chocs à venir.

Jean-Marc Vittori


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