jeudi 16 janvier 2014

Il faut raisonner au-delà de la croissance

La France entière semble attendre le retour de la croissance. Mais, selon vous, un taux d'expansion important est une mystification. 


Dominique Méda* : Oui, tout le monde attend et implore le retour de la croissance, car tous nos dispositifs sociaux en dépendent et nous sommes des «sociétés fondées sur la croissance» : notre dynamique sociale, notre imaginaire sont construits autour de l'idée que la production doit croître indéfiniment. Je parle d'une mystique, c'est-à-dire d'une croyance passionnée mais irrationnelle pour trois raisons : d'abord, la croissance diminue tendanciellement depuis les années 60 ; ensuite, il faudrait des innovations majeures pour retrouver des taux élevés ; enfin, la croissance ne génère pas que des bienfaits, mais aussi des maux : pollutions, émissions de gaz à effet de serre (qui peuvent entraîner un dérèglement climatique majeur), dégradation de la qualité de vie et de la cohésion sociale. Or, notre indicateur de référence, le PIB, occulte ces maux ! 

Vous ne croyez pas que le «choc de compétitivité» attendu par le président de la République redressera l'économie ? 

D.M. : Je pense qu'un redressement fondé sur la recherche d'une compétitivité réduite à la baisse du coût du travail ne peut pas suffire, surtout si nous continuons à préférer la compétition à la coopération en Europe. 


Dès lors, comment résorber le chômage de masse qui s'est enkysté dans la société ? 

D.M. : D'une part, en substituant à l'actuel partage du travail, sauvage, un partage raisonné, maîtrisé, désiré, donc en répartissant l'actuel volume de travail sur un plus grand nombre de personnes, ce qui signifie une augmentation du temps de travail pour les uns (tous ceux qui sont à temps partiel, notamment subi) et une réduction du temps de travail pour les autres. 

Cela suppose que nous tirions un bilan serein des 35 heures et que nous prenions conscience que la durée de travail hebdomadaire des Français est plus élevée que celle en vigueur en Allemagne, aux Pays-Bas ou aux Etats-Unis. C'est la seule manière de résorber le chômage et de garantir les conditions d'une véritable égalité entre hommes et femmes. Par ailleurs, il nous faut creuser l'idée de l'économiste Jean Gadrey selon lequel une production plus propre, écologiquement et socialement, exigera un volume de travail plus élevé et que de nombreux besoins sociaux restent aujourd'hui insatisfaits. 

Vous prônez un nouveau partage du travail. Partager le travail, c'est aussi partager les revenus (directs ou sociaux). Les Français, surtout les ouvriers, y sont plutôt opposés. 

D.M. : Un partage du travail raisonné ne peut ni ne doit s'accompagner d'une réduction des revenus, en tout cas certainement pas pour la très grande majorité des salariés. C'est très légitimement que ceux qui ont déjà de très faibles salaires y sont opposés. Mais l'opération doit aussi être «blanche» pour la plupart des entreprises : il nous faut remettre sur le métier l'idée de juste répartition des gains de productivité et de contribution des budgets sociaux à la création d'emplois. 

Vous évoquez un «au-delà de la croissance» ? C'est quoi : un nouveau modèle social ? 

D.M. : Je propose simplement, comme d'autres, de raisonner «au-delà de la croissance». Cela signifie, d'une part, reconnaître les limites de notre indicateur fétiche, le PIB, connues depuis son invention et parfaitement rappelées par la commission Stiglitz, donc nous doter de nouveaux guides et critères pour l'action, de nouveaux indicateurs, et, d'autre part, engager dès maintenant la reconversion écologique de notre économie, qui va supposer la croissance de certains secteurs et de certaines productions et la décroissance d'autres. 

Si le PIB nous trompe, si par exemple il compte en positif la production de voitures qui finalement vont, du fait de la pollution aux particules fines qu'elles engendrent, raccourcir très fortement notre espérance de vie et celle de nos enfants, nous devons adopter d'autres critères de mesure de nos performances et soumettre la production au respect de normes très strictes. Cela suppose de réintégrer la délibération démocratique au cœur de la production. 

*Dominique Méda est sociologue, professeur à l'université Paris-Dauphine, engagée à gauche (elle avait activement participé à la campagne de Ségolène Royal en 2007).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos réactions nous intéressent…