dimanche 9 novembre 2014

Toupie ou tout droit ?

par Pierre Rimbert, septembre 2014

Hollande et Jouyet ont théorisé le tournant social-libéral dès 1985.

« Conversion », « tournant », « volte-face » : pour avoir épargné la finance, assouvi le patronat et assommé les salariés, M. François Hollande aurait renié ses convictions socialistes. Et si le chef de l’Etat avait au contraire manifesté une inflexible constance ?

« Abaissement du coût du travail », bataille contre les « professions fermées », affirmation selon laquelle « l’ennemi n’est pas le chef d’entreprise qui investit, exporte ou crée des emplois », volonté de« rendre plus flexible le marché du travail », « réhabilitation légitime du profit », proclamation que « ce n’est pas par calcul ou par malignité que la gauche a accepté de laisser fermer les entreprises ou d’entamer le pouvoir d’achat des Français. C’est par lucidité » : ces mots d’ordre, si familiers sous la présidence de M. Hollande, figuraient déjà en toutes lettres dans un manifeste coécrit voici presque trente ans par un jeune chef de cabinet voué aux plus hautes fonctions.

La gauche bouge (1), signé « Jean-François Trans », paraît en octobre 1985. Comme l’indique la page de garde, cet improbable pseudonyme rassemble, par-delà les querelles de tendances, cinq jeunes cadres du Parti socialiste (PS) soucieux de proposer aux militants déboussolés une contribution dite des « transcourants ». Le quintet se compose de MM. Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et... François Hollande.

Le moment est crucial. Elu quatre ans plus tôt sur un programme étatiste et redistributif, François Mitterrand a finalement opté pour le marché et l’austérité ; le PS s’engage dans une périlleuse campagne en vue des législatives de 1986 — qu’il perdra. La gauche bouge fournit une assise théorique à la politique de Mitterrand (2). Le chapitre intitulé « La concurrence est de gauche » explique que « l’excès de réglementation et de bureaucratisation n’est pas toujours le symptôme d’un socialisme rampant mais correspond le plus souvent à des demandes catégorielles, à un souci de protection des rentes et des privilèges. Bureaucratisation et corporatisme, même combat ! Dans un tel contexte, la déréglementation change de camp. La généralisation des pratiques concurrentielles devient une exigence pour la gauche. »Le fonctionnaire devient l’incarnation du privilégié, et le ministre de l’économie Pierre Bérégovoy libéralise la finance.

Plus fondamentalement, les auteurs théorisent une bascule stratégique. Depuis 1972, le PS visait la constitution d’un bloc majoritaire rassemblant classes populaires et classes moyennes. Or, écrivent M. Hollande et ses amis, « il ne s’agit plus, à la fin du XXe siècle, d’assurer la représentation politique de la classe ouvrière alors que les catégories sociales perdent en cohésion et que le salariat s’est profondément recomposé ». Ayant dûment contribué à cette « perte de cohésion » en liquidant la sidérurgie et les chantiers navals, le PS mise sur une nouvelle alliance : celle des classes moyennes cultivées, cœur de l’électorat socialiste, et du patronat libéral. Dans ce schéma, la petite bourgeoisie intellectuelle, hier fraction dominante des classes dominées, devient la fraction dominée de la classe dominante (3).

Producteurs de savoirs et créateurs d’entreprises unis contre les conservatismes : un petit pas social, mais un grand bond idéologique. Dès lors, « la désignation de l’adversaire doit sinon changer, du moins s’affiner », car « on a confondu les vieux nantis avec les jeunes cadres, les gros spéculateurs avec les chefs d’entreprises amaigries, les rentiers indolents avec les investisseurs dynamiques ».

Piliers de la nouvelle alliance, les jeunes « aventuriers du quotidien qui défricheraient les nouveaux marchés de l’entreprise » vont faire l’objet de toutes les attentions : « Ce sont quelques bourgeons sur un arbre sec car encore gelé. » Tel l’âne de la crèche auprès du petit Jésus, le PS leur insufflera une chaleur revitalisante. Depuis cet ouvrage — hélas épuisé —, cette gauche-là n’a plus beaucoup bougé.

(1) Jean-François Trans, La gauche bouge, Jean-Claude Lattès, Paris, 1985.
(2) Un an plus tôt, Max Gallo avait publié un ouvrage du même tonneau, La Troisième Alliance. Pour un nouvel individualisme (Fayard, Paris, 1984), largement inspiré par son directeur de cabinet, un certain François Hollande. Cf.Stéphane Alliès, « Hollande renoue avec la “Troisième alliance” », Mediapart.fr, 29 mars 2013.
(3) Cf. Jean-Pierre Garnier et Louis Janover, La Deuxième Droite, Agone, Marseille, 2014 (1re éd. : 1986), p. 210.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vos réactions nous intéressent…