samedi 13 septembre 2014

Dominique Méda: «Une autre voie que le modèle libéral ou la sortie de l’euro»

PAR JOSEPH CONFAVREUX | 10 SEPTEMBRE 2014 

Les déclarations des responsables socialistes ne font pas qu'épouser les discours de la droite. Elles sont la marque d’un conservatisme idéologique tributaire d’un modèle périmé.

Le refrain entonné en cette rentrée parlementaire par les responsables socialistes est affligeant pour ceux et celles qui jugent qu’ils ne font, ainsi, qu’emboîter le pas à ce que préconise la droite, que ce soit en matière de contrôle des chômeurs, d’organisation du travail, ou encore de recherche éperdue de la croissance, perçue comme la panacée de toute politique économique.

Mais cette petite musique est également inquiétante pour tous ceux qui jugent, à l’instar de la sociologue Dominique Méda, un changement de société et d’économie, et d’organisation européenne, non seulement nécessaire mais urgent. Une révolution impossible à réaliser sans bouleverser les certitudes doctrinales, comme les outils idéologiques et les représentations du monde forgés durant les Trente Glorieuses, y compris à gauche, où la théorie keynésienne, devenue porte-drapeau de l’anti-austérité, trouve ses limites.

Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine et titulaire de la chaire « Reconversion écologique, travail, emploi, politiques sociales » au Collège d’études mondiales, Dominique Méda est l’auteure de nombreux ouvrages, dont Le Travail – Une valeur en voie de disparition (Éd. Aubier 1995, rééd. Flammarion, Champs, 1998), Au-delà du PIB – Pour une nouvelle mesure de la richesse (1998, Éd. Champs-Actuel). Son dernier ouvrage, La Mystique de la croissance – Comment s’en libérer, vient d’être republié en poche aux éditions Champs-Flammarion.

On a beaucoup glosé sur l'affrontement entre Valls et Montebourg. Mais ces deux hommes ne font-ils pas du retour de la croissance l'alpha et l'oméga de leur politique économique ?

Si, évidemment, mais ils ne sont pas les seuls. Presque tous les partis – à part EELV et Nouvelle Donne [et la motion 4] – font du retour de la croissance la condition de la sortie de crise. Très peu de responsables politiques s’interrogent sur ce que nous devrions faire si la croissance ne revenait pas de manière durable – et encore moins sur le fait de savoir si les effets négatifs de la croissance sur notre patrimoine naturel et notre cohésion sociale ne devraient pas nous conduire au plus vite à rompre avec cette obsession.

La croissance reste notre veau d’or alors même que des rapports et des articles de plus en plus nombreux mettent chaque jour plus précisément en évidence le lien qui existe depuis deux siècles entre la croissance et les prélèvements opérés sur les ressources naturelles, l’augmentation des pollutions de toutes sortes, le risque de changement climatique. Alors que nous devrions mettre en débat la possibilité d’une société post-croissance – où la croissance du PIB ne serait plus l’objectif principal – et discuter de la meilleure manière d’engager nos sociétés dans une reconversion écologique susceptible de remettre l’emploi et le sens du travail au cœur de nos réflexions…

Quelles sont les différences entre une société post-croissance et une société de décroissance ?

Je n’utilise pas le terme de décroissance parce que je crains toujours qu’il ne fasse peur : dans croissance il y a croître et le terme comporte des significations positives, même si peu nombreux sont ceux qui se demandent ce qui croît et savent qu’il s’agit du Produit intérieur brut, c’est-à-dire d’une réalité finalement extrêmement réduite par rapport à ce à quoi nous attachons vraiment de l’importance. Car le PIB ne prend pas en compte les activités domestiques, familiales, bénévoles, de loisir, amicales, politiques, c’est-à-dire toutes celles dontla dernière enquête emploi du temps de l’Insee a révélé qu’elles étaient les activités préférées des Français…

Cet indicateur est indifférent à la proportion de la population qui consomme et qui produit. Il comptabilise de la même manière les productions utiles et celles qui sont toxiques. Et surtout, il ne dit strictement rien des évolutions du patrimoine naturel (qualité de l’air, de l’eau, des sols…) et de la cohésion sociale. Il ne joue pas le rôle d’alerte. On pourrait un jour avoir de gros taux de croissance mais une Terre devenue inhabitable. Le mystère, c’est que malgré tout, nous continuons à prier pour le retour de la croissance.

Comment l’expliquez-vous ?

L’augmentation de la production est au centre de notre dynamique sociale depuis au moins le XVIIIe siècle. Elle est perçue depuis lors à la fois comme vecteur d’amélioration matérielle, processus de civilisation, fabrique du lien social, pourvoyeuse d’égalité. On a fini par la confondre avec le progrès. L’économie, devenue la « science » reine, a construit l’outillage conceptuel permettant de penser une société qui se reproduit sans même plus avoir besoin de la Nature (qui a disparu des équations) et en postulant que le progrès technologique nous permettra toujours de nous en tirer.

Nous sommes désormais tributaires de logiques, de représentations, de conventions économiques et comptables qui ont été adoptées par le monde entier. Le taux de croissance du PIB est devenu l’indicateur de performance de référence qui permet de classer les pays. Même la théorie keynésienne – qui revient à la mode et sert de porte-drapeau anti-austérité – fait de la consommation un quasi-devoir social. Pour engager la bifurcation, on a donc besoin de rompre avec tout l’outillage intellectuel élaboré au cours des deux siècles précédents.

Cette convergence rend-elle pour autant obsolètes les oppositions entre keynésianisme et néo-libéralisme ou entre communisme et capitalisme ?

Elle ne rend pas obsolètes les rapports de force, ni le caractère légitime de la remise en cause des politiques d’austérité. Mais elle oblige à franchir un pas de plus : non pas revenir au keynésianisme d’origine mais réinjecter dans Keynes tout ce qu’on appris sur la crise écologique depuis une vingtaine d’années. Car c’est à une véritable relecture de notre passé que nous invite la série de travaux que le rapport Meadows a inaugurée et ces courbes éloquentes qui montrent l’évolution parallèle de la croissance et des émissions de gaz à effet de serre, des pollutions, des dégradations. La croissance a été à l’origine d’immenses bienfaits, de progrès fantastiques, mais ces Trente Glorieuses qui ont tant marqué notre imaginaire et que nous regrettons sont aussi celles de la surconsommation, du gaspillage des ressources, de l’augmentation vertigineuse de l’effet de serre.
Comment convertir des économies fondées sur la croissance ?

Je crois qu’il faut d’abord parvenir à mettre en évidence les coûts cachés de la croissance – comme avaient su le faire les années 1970 : expliquer pourquoi la convention datée qu’est le PIB occulte par construction les maux ; opérer un travail de relecture de notre passé comme l’a fait le collectif de chercheurs dirigés par Christophe Bonneuil dansUne autre histoire des "Trente Glorieuses" ; montrer que les taux de croissance élevés n’ont pas produit que du plus mais aussi du moins, qu’il s’agisse des ressources naturelles, du climat, du sens du travail, de la santé ; et que les plus riches ont consommé une part disproportionnée des ressources communes. Il faut ensuite montrer le caractère désirable d’une situation dans laquelle ce ne sont pas les taux de croissance qui constitueraient l’objectif principal.

Nous disposons déjà d’un certain nombre de travaux – je pense notamment à ceux de Jean Gadrey – qui montrent qu’une production écologiquement et socialement plus propre exigerait un plus grand volume de travail et pourrait donc être fortement créatrice d’emplois.

Il se pourrait donc bien que la reconversion écologique de nos sociétés permette – si nous sommes assez malins – à la fois de redistribuer cette nouvelle quantité de travail sur un plus grand nombre de personnes et de changer le travail. Cela suppose de relocaliser une partie de la production, de réaliser celle-ci dans des unités plus petites – et pourquoi pas organisées autrement – de rompre avec la production Made in Monde, de viser des gains de qualité et de durabilité et non plus des gains de productivité. C’est évidemment une rupture majeure avec l’organisation économique actuelle.

L’idée que la crise économique puisse être l’occasion de changer de modèle en profondeur n’a-t-elle pas pris du plomb dans l’aile ces derniers temps ?

Si. En même temps, les propositions de nouveaux « modèles » fleurissent… Mais la crise économique et sociale est si violente et nos États sont tellement ligotés par les contraintes européennes que la crise écologique apparaît comme une menace très lointaine dont il sera bien temps de s’occuper plus tard, quand la croissance sera revenue. L’alliance qui avait commencé à se mettre en place au début de la crise, en 2008, entre syndicats, salariés, consommateurs, ONG et gouvernements autour d’une cause commune entre social et écologie, a éclaté. L’écologie apparaît aujourd’hui comme l’ennemie de l’emploi.

Dans les différents scénarios qui sont évoqués pour sortir de la crise (réformes structurelles détricotant notre modèle social, relance, sortie de l’euro…), il y en a un qui est très peu évoqué : faire de l’Europe non pas l’économie la plus « compétitive » mais une zone de très haute qualité écologique, démocratique et sociale. Cela suppose la mise en œuvre, au plus vite, d’un programme massif de transition, permettant d’engager la reconversion des industries les plus polluantes et le développement des énergies de substitution. Les ruptures avec le « modèle actuel » sont multiples : il faudrait un financement par une BCE réformée, une redistribution massive des revenus et une solidarité sans faille entre les États européens, une imposition commune, l’adoption de normes écologiques et sociales élevées… Mais cela pourrait avoir un effet d’entraînement sur le reste du monde. 

L’idée peut être séduisante, mais comment la mettre en œuvre ?

Des politistes néo-institutionnalistes qui théorisent le changement social – je pense à Peter Hall – montrent qu’on ne parvient à changer que lorsqu’on arrive à la fois à montrer les échecs du paradigme en vigueur et qu’un autre modèle est prêt. Je pense que les échecs et les impasses du système actuel sont flagrants, mais qu’il reste encore trop d’obscurités sur les contours du modèle futur désirable et sur le chemin qui va de l’un à l’autre. Mais des changements importants sont en cours du côté des acteurs : je pense à l’évolution d’un groupe politique comme Attac qui met aujourd’hui la reconversion écologique au premier plan de ses préoccupations alors qu’il a été longtemps en faveur de la croissance ; mais aussi à tous les mouvements décroissants, objecteurs de croissance, promoteurs de la sobriété ; enfin à tous ces citoyens qui refusent la double aliénation de la surconsommation et du travail sans sens.

Mais le travail est immense : il faut nous doter de nouveaux instruments, de nouvelles unités de mesures, de nouvelles représentations du monde, et donc sans nul doute inventer de nouveaux fondements et de nouvelles articulations entre les sciences. Par ailleurs, si nous ne parvenons pas à convaincre nos concitoyens, notamment les plus défavorisés, de l’intérêt de ce nouveau modèle, alors ce sont les solutions les plus simplistes qui triompheront. Pour les rallier à cette cause, il faudra engager une redistribution massive des revenus et des consommations.

Peut-on vraiment avoir à la fois l'emploi, la démocratie et le confort avec moins ou pas de croissance ?

Je le crois, mais cela suppose des changements. Certains pensent que lorsque les choses iront vraiment mal (pénuries de ressources, changement climatique, pollutions majeures…), il faudra des régimes autoritaires pour limiter la consommation et réorienter les économies. Mais il y a aussi des scénarios qui, en insistant sur la sobriété ou le rapprochement des niveaux de consommations des très riches et des très pauvres, laissent au contraire penser que seul un développement intense de la démocratie à tous les niveaux permettra d’engager cette grande bifurcation : cela suppose de rompre avec un modèle où « démocratie » signifie aujourd’hui que les plus riches captent la majeure partie d’une croissance de plus en plus faible.

Pourquoi, malgré les destructions d'emplois, l'idée continue-t-elle à progresser que l'augmentation du taux et de la durée du chômage proviendrait des réticences des employeurs à embaucher et de leur crainte de ne pouvoir se séparer de leurs salariés ? Et pourquoi juge-t-on encore que l’importance du chômage serait liée à un manque de volonté des chômeurs, comme on l’a encore récemment entendu dans la bouche du ministre du travail ?

C’est l’ensemble du « paquet idéologique » forgé à la fin des années 1980 et inlassablement diffusé dès ce moment par les organisations internationales (OCDE, FMI, Banque mondiale) qui est désormais adopté, après le Royaume-Uni puis l’Allemagne, par la majorité des partis politiques français, droite et gauche confondues : tous les problèmes viendraient de la « rigidité de l’emploi » et il nous faudrait, pour regagner en compétitivité, démanteler les protections de l’emploi si patiemment construites au cours du dernier siècle, engager des « réformes structurelles » et finalement jeter au panier la fameuse déclaration de Philadelphie qui, en 1944, affirmait que « le travail n’est pas une marchandise ».

Nous avons montré dans L’Emploi en ruptures qu’il est facile de licencier en France et que ce ne sont évidemment pas les règles qui encadrent le travail qui sont à l’origine du chômage. L’explosion des ruptures conventionnelles le montre bien. Mais une partie des organisations patronales continue à rêver du « travail libre », de la situation qui existait avant l’intervention du droit du travail. C’est dans la même perspective que s’inscrivent les discours récurrents prônant la diminution permanente du coût du travail, du niveau d’indemnisation du chômage ou des minima sociaux, comme un des moyens de sortir de la crise. Au cœur de cette rhétorique se trouve une croyance : le chômage serait non pas un défi collectif mais un défaut individuel, de l’ordre de la paresse.

Mais les droits sociaux acquis par les salariés au XIXe siècle l’ont été dans une économie où la concurrence n’était pas mondiale ?

Certes, mais ce sont exactement les mêmes arguments qui étaient opposés aux partisans du droit du travail. Par ailleurs, la protection sociale et la protection de l’emploi ont permis d’améliorer la qualité de la main-d’œuvre et de la production. Je crains que la course à la baisse du coût du travail qui s’est engagée en Europe ne finisse par précariser une partie considérable de la population : cela me semble contradictoire avec le souhait d’une Europe qualifiée produisant des biens et services de haute qualité.

On a vu rejaillir dans la bouche du nouveau ministre de l’économie, Emmanuel Macron, une remise en cause de la réduction du temps de travail : cette réduction peut-elle être vraiment une solution d'un monde à croissance faible ou nulle ?

Cela dépend de ce qu’on entend par là. Il est sans doute préférable de parler de partage du travail que de réduction du temps de travail. En effet, la redistribution du travail sur l’ensemble de la population active supposerait certes la réduction du temps de travail de certains mais aussi l’augmentation de celui de beaucoup d’autres, notamment de ceux qui subissent des temps partiels subis et des horaires fragmentés. Il existe de fait, à tout moment, un certain partage du temps de travail, mais il est sauvage et inégalitaire. Il faut le civiliser en rapprochant les durées du travail, parce qu’il est urgent de réintégrer les chômeurs, notamment ceux de longue durée, dans l’emploi car on sait que les compétences (et le moral) se perdent vite dès qu’on est éloigné du travail.

Cessons de dire que la France serait paresseuse : tous les grands pays européens ont connu une importante réduction du temps de travail depuis soixante ans comme l’Insee l’a montré, mais les modalités de ce partage ont été différentes : beaucoup de petits temps partiels courts (occupés par les femmes) et de temps complets longs pour les hommes en Allemagne, des durées plus proches en France, grâce aux lois Aubry. Cela me semble un point fondamental, trop peu souvent commenté quand on se contente de comparer les durées du temps de travail à temps complet.

Derrière la question des modalités de partage du travail et de l’emploi, il y a donc des choix de société déterminants. Il nous faut absolument tirer un bilan serein des lois Aubry : le taux de chômage était au même niveau qu’aujourd’hui lorsque la RTT a été engagée. La période 1997 et 2001 a été marquée par la création de deux millions d’emplois, le retour de l’enthousiasme, un surprenant baby-boom…

Ne faut-il pas toutefois faire évoluer les modalités de ce nouveau partage de travail, par rapport à ce qui avait été fait avec Martine Aubry ?

Je ne suis pas critique de la loi Aubry, même si un problème important a été l’intensification du travail. D’où l’importance de conditionner des aides ou des diminutions de cotisations sociales à l’obligation de créer des emplois et de ne pas modifier le décompte du temps de travail. Si la croissance ne revient pas, il n’existe qu’une méthode pour réintégrer au plus vite les chômeurs de longue durée – de plus en plus nombreux – dans l’emploi : c’est une grande opération de redistribution du travail accompagnant la reconversion écologique, doublée d’une massive opération de formation permettant des transitions professionnelles protégées.

Plusieurs études montrent qu’investir dans la reconversion écologique de notre économie (rénovation thermique des bâtiments, verdissement des procédés de production, développement des énergies renouvelables et des transports en commun, agro-écologie) pourrait créer des emplois : Philippe Quirion les chiffre à environ 600 000 emplois pour la France à l’horizon 2030. Et on peut s’attendre à ce qu’un ralentissement des gains de productivité redonne au travail le sens qu’il avait perdu dans un grand nombre de secteurs et de métiers. Cela suppose de faire participer les très hauts salaires, mais aussi et surtout les actionnaires et les revenus du patrimoine à travers une redistribution massive de richesses et de revenus.

Pourquoi estimez-vous que cette nouvelle répartition du volume d’emploi doit s’imbriquer avec une redéfinition du travail ?

Parce que si une telle opération était bien faite, elle pourrait nous permettre de rendre le travail plus supportable en évitant que l’on exige de chaque individu des gains de productivité plus élevés. Dans la plus grande partie des services aujourd’hui, faire des gains de productivité conduit à dégrader le sens et la qualité du travail. Nous avons tous appris en économie que les gains de productivité conditionnaient la croissance et le progrès, que la destruction créatrice était une bonne chose. On a oublié de nous parler de la destruction des ressources naturelles et de la perte de sens du travail…

Bertrand de Jouvenel le disait mieux que moi : les gains de productivité, s’ils constituent un progrès pour le consommateur, sont une régression pour le producteur… Je crois qu’aujourd’hui, à un moment où les solutions de sortie de crise se radicalisent – si je simplifie outrageusement, adoption du modèle libéral ou sortie de l’euro –, il existe une autre voie, qui exigera elle aussi de profonds changements mais qui semble la plus prometteuse : une reconversion écologique menée par une Europe forte et solidaire qui se serait débarrassée de ses démons...




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