samedi 24 août 2013

Le phénomène des « emplois bidons »

Dans une société où les poètes se métamorphosent en avocats d’affaires pour assurer les besoins matériels de leur famille et où l’inutilité de la plupart des emplois est criante au point d’être admise par ceux qui les occupent. L’anthropologue David Graeber revient sur les contradictions de la vision actuelle du travail.


Article de David Graeber initialement publié en anglais sur Strike Magazine.


Dans les années 30, John Maynard Keynes avait prédit que, à la fin du siècle, les technologies seraient suffisamment avancées pour que des pays comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis envisagent des temps de travail de 15 heures par semaine. Il y a toutes les raisons de penser qu’il avait raison. Et pourtant cela ne s’est pas produit. Au lieu de cela, la technologie a été manipulée pour trouver des moyens de nous faire travailler plus. Pour y arriver, on a dû créer des emplois qui sont par définition, inutiles. Des foules de gens, en Europe et en Amérique du Nord particulièrement, passent leur vie professionnelle à effectuer des tâches qu’ils savent sans réelle utilité. Les dégâts moraux et spirituels qui accompagnent cette situation sont profonds. C’est une cicatrice qui balafre notre âme collective. Et pourtant personne n’en parle.

Où est passée l’utopie de Keynes ?

Pourquoi donc, l’utopie promise par Keynes – et qui était encore attendue dans les années 1960 – ne s’est-elle jamais matérialisée ? La réponse standard aujourd’hui est qu’il n’a pas su prédire la croissance massive du consumérisme. Entre moins d’heures de travail et plus de jouets et de plaisirs, nous avons collectivement choisi ce dernier scénario. Cela nous présente une jolie fable morale, mais rien qu’un moment de réflexion suffit à nous montrer que cela n’est pas réaliste. Oui, nous avons été les témoins de la création d’une grande variété d’emplois et d’industries depuis les années 20, mais peu ont un rapport avec la production et distribution de sushi, iPhones ou baskets à la mode.

Quels sont donc ces nouveaux emplois précisément ? Un rapport récent comparant l’emploi aux Etats-Unis entre 1910 et 2000 nous en donne un bon aperçu (et je note au passage qu’il en est de même pour le Royaume-Uni). Au cours du siècle dernier, le nombre d’employés de maison, et de travailleurs dans les secteurs industriel et agricole a fortement diminué. Dans le même temps, les emplois en tant que “professionnels, clercs, managers, vendeurs et employés du tertiaire” ont triplé, passant “de un quart à trois quarts de l’ensemble des employés”. Autrement dit, suivant exactement les prédictions de Keynes, les métiers productifs ont été largement automatisés (même si vous comptez les employés de l’industrie en Inde et en Chine, ce type de travailleurs ne représente pas un pourcentage aussi important qu’avant).

Mais plutôt que de permettre une réduction massive du temps de travail pour libérer la population mondiale pour lui permettre de poursuivre ses projets, ses plaisirs, ses visions et ses idées, nous avons pu observer le gonflement, non seulement des industries de “service”, mais aussi du secteur administratif, jusqu’à la création de nouvelles industries comme les services financiers, le télémarketing, ou la poussée sans précédent de secteurs comme le conseil juridique aux entreprises, l’administration des établissements universitaires ou de santé, les ressources humaines ou encore les relations publiques. Et ces chiffres ne prennent pas en compte tous ceux qui assurent un soutien administratif, technique ou sécuritaire à toutes ces industries, voire toutes les autres industries annexes rattachées à celles-ci (les laveurs de chiens, livreurs de pizza ouverts toute la nuit) qui n’existent que parce que tout le monde passe tellement de temps au travail.

C’est ce que je vous propose d’appeler des “emplois bidon”.

Du gâchis dans le capitalisme

C’est comme si quelqu’un inventait des emplois inutiles, juste pour nous tenir tous occupés. Et c’est là que réside tout le mystère : dans un système capitaliste, voilà précisément un phénomène qui n’est pas censé arriver. Bien sûr, dans les anciens états socialistes inefficaces, comme l’URSS, où l’emploi était considéré comme un droit et un devoir sacré, le système fabriquait autant d’emploi qu’il était nécessaire (une des raisons pour lesquelles, dans les supermarchés, il fallait trois personnes pour vous servir un morceau de viande). Mais, évidemment, c’est le genre de problème que le marché compétitif est censé régler. Selon les théories économiques, en tout cas, la dernière chose qu’une entreprise qui recherche le profit va faire est de balancer de l’argent à des employés qu’ils ne devraient pas payer. Pourtant, d’une façon ou d’une autre, c’est ce qui se produit .

Alors que les entreprises s’engagent dans d’impitoyables campagnes de licenciement, celles-ci touchent principalement la classe des gens qui font, bougent, réparent ou maintiennent les choses, alors qu’à travers une alchimie bizarre que personne ne peut expliquer, le nombre de salariés “gratte-papier” semble gonfler, et de plus en plus d’employés se retrouvent, de façon assez similaire aux travailleurs de l’ex URSS d’ailleurs, à être présents au travail 40 à 50 heures par semaine, mais travaillant de façon réellement efficace 15 heures, comme Keynes l’avait prédit, passant le reste de leur temps à organiser ou aller à des séminaires de motivation, mettre à jour leur profil Facebook ou télécharger des séries télévisées.

La fable morale à l’œuvre

La réponse n’est clairement pas économique: elle est morale et politique. La classe dirigeante a découvert qu’une population heureuse et productive avec du temps libre est un danger mortel (pensez à ce qui s’est passé lorsque l’on s’en est approchés dans les années 60). Et, d’un autre côté, le sentiment que le travail serait une valeur morale en elle-même, et que quiconque ne se soumettrait pas à une forme intense de travail pendant son temps de veille ne mériterait rien, est particulièrement pratique pour eux.

Une fois, en contemplant la croissance apparemment infinie des responsabilités administratives dans les départements universitaires, j’en suis arrivé à une vision possible de l’enfer. L’enfer est un ensemble de gens qui passent la majorité de leur temps sur une tâche qu’ils n’aiment pas et pour laquelle ils ne sont pas spécialement doués. Disons qu’ils ont été engagés car ils sont de très bons menuisiers, et qu’ils découvrent qu’ils doivent passer une grande partie de leur temps à faire frire du poisson. La tâche n’a même pas lieu d’être mais au moins il y a une quantité limitée de poissons à faire frire. Et pourtant, ils deviennent tellement obsédés par leur ressentiment à l’égard de certains de leurs collègues qui pourraient passer plus de temps à faire de la menuiserie, et négliger leur part des responsabilités de la cuisson de poisson, qu’on voit rapidement des tas de poissons inutiles et mal cuits envahir l’atelier, et que la cuisson des poissons est devenue l’activité principale.

Je pense que c’est finalement une description assez précise de la dynamique morale de notre économie.

La valeur sociale du travail en question

Maintenant, je réalise qu’un tel argument va immédiatement provoquer des objections : “Qui êtes-vous, pour définir quels emplois sont réellement nécessaires ? Et c’est quoi votre définition d’utile ? Vous êtes un professeur d’anthropologie: qui a ‘besoin’ de ça ?” (et il est vrai que beaucoup de lecteurs de tabloids pourraient envisager mon travail comme l’exemple même de l’inutilité) Et à un certain niveau, c’est évidemment juste. Il n’y a pas de mesure objective de la valeur sociale du travail.

Je ne voudrais pas dire à quelqu’un qui est convaincu qu’il effectue une réelle contribution à l’humanité et au monde, qu’en fait il n’en est rien. Mais qu’en est-il des gens qui sont convaincus que leur travail n’a pas de sens ? Il y a peu j’ai repris contact avec un ami d’enfance que je n’avais pas vu depuis l’âge de 12 ans. J’ai été étonné d’apprendre qu’entre temps, il était d’abord devenu poète, puis chanteur dans un groupe de rock indépendant. J’avais entendu certaines de ses chansons à la radio, sans savoir que c’était quelqu’un que je connaissais. Il était clairement brillant, innovant, et son travail avait sans aucun doute illuminé et amélioré la vie de gens à travers le monde. Pourtant, après quelques albums sans succès, il perdit son contrat; criblé de dettes et devant s’occuper d’un jeune enfant, il finit comme il le dit lui même “par prendre la voie par défaut de beaucoup de gens dépourvus de direction: la fac de droit”. Il est aujourd’hui avocat d’affaires pour un grand cabinet newyorkais. Il était le premier à admettre que son travail n’avait aucun sens, ne contribuait en rien au monde, et, de sa propre estimation, ne devrait pas vraiment exister.

On pourrait être en droit de se poser beaucoup de questions, à commencer par ce que cela révèle sur notre société – une société qui génère une demande extrêmement limitée en musiciens-poètes talentueux, mais une demande apparemment infinie en avocats spécialistes des affaires ? (Réponse: si 1% de la population contrôle la plupart des richesses disponibles, ce que nous appelons le “marché” reflète ce qu’ils pensent être utile ou important, et personne d’autre). Mais plus encore, cela montre que la plupart des gens dans ces emplois en sont conscients. En fait, je ne crois pas avoir rencontré un seul avocat d’affaires qui ne pense pas que son emploi soit bidon. Il en est de même pour toutes les nouvelles activités citées plus haut. Il existe une classe entière de professionnels qui, si vous deviez les rencontrer dans une soirée et que vous reconnaissiez faire quelque chose qui est considéré comme intéressant (anthropologue, par exemple), feraient tout pour éviter de parler de leur travail. Après quelques verres, ils risquent même de se lancer dans des tirades sur combien leur travail est stupide et sans intérêt.

Le privilège d’enseigner se paie

Il y a là une profonde violence psychologique. Comment peut-on même aborder la question de la dignité au travail, quand on estime que son travail ne devrait même pas exister ? Comment cette situation ne peut-elle pas créer un sentiment profond de rage et de ressentiment ? Pourtant et c’est tout le génie de cette société, dont les dirigeants ont trouvé un moyen, comme dans le cas des cuiseurs de poisson, de s’assurer que la rage est directement dirigée précisément vers ceux qui font un travail qui a du sens. Par exemple, dans notre société, il semble y avoir une règle, qui dicte que plus il est évident que le travail que l’on fait a un bénéfice pour autrui, moins on est susceptible d’être payé pour ce travail. Encore une fois, une mesure objective est difficile à trouver, mais un moyen simple de se faire une idée est de se demander: qu’arriverait-il si cette classe entière de travailleurs disparaissait ? Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais s’ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques.

Un monde sans profs ou dockers serait bien vite en difficulté, et même un monde sans auteur de science fiction ou musicien de ska serait clairement un monde moins intéressant. On peine à voir comment le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d’entreprises, lobbyistes, chercheurs en relation presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou consultant légaux (Beaucoup soupçonnent que la vie s’améliorerait grandement). Pourtant à part une poignée d’exceptions (les médecins), la règle semble valide.

De façon encore plus perverse, il semble exister un consensus sur le fait que c’est la façon dont les choses devraient se passer. C’est un des points forts secrets du populisme de droite. Vous pouvez le voir quand les tabloids s’en prennent aux cheminots, qui paralysent le métro londonien durant des négociations: le fait que ces travailleurs puissent paralyser le métro, montre que leur travail est nécessaire, mais cela semble être précisément ce qui embête les gens. C’est encore plus clair aux Etats-Unis, où les Républicains ont réussi à mobiliser les gens contre les professeurs d’école ou les travailleurs de l’industrie automobile (et non contre les administrateurs des écoles ou les responsables de l’industrie automobile qui étaient la source du problème) pour contester leurs salaires soi-disant surévalués et leurs avantages. C’est un peu comme s’ils disaient “mais vous avez le privilège d’enseigner ! ou de fabriquer des voitures ! c’est vous qui avez les vrais emplois ! Et en plus de ça vous avez le toupet de demander une retraite correcte et une assurance maladie ?”

Si quelqu’un avait conçu un rythme de travail destiné à maintenir la puissance du capital financier aux manettes, il aurait difficilement pu mieux faire. Les emplois réels, productifs, sont constamment écrasés et exploités. Le reste est divisé en deux groupes, entre la strate des sans emplois, universellement vilipendée et une strate plus large de gens qui sont payés à ne rien faire, dans une position qui leur permet de s’identifier aux perspectives et sensibilités de la classe dirigeante (managers, administrateurs, etc.) et particulièrement ses avatars financiers, mais en même temps nourrit un sourd ressentiment envers quiconque a un travail dont la valeur sociale est claire et indéniable.

Clairement, le système n’a pas été consciemment planifié, mais a émergé au fil d’un siècle de tâtonnements. Mais c’est la seule explication au fait que, malgré nos capacités technologiques, nos journées de travail sont plus longues que trois à quatre heures.


Article de David Graber initialement publié en anglais sur Strike Magazine, traduction originale de La Grotte du Barbu, remaniée par Marie-Laure Le Guen


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