mardi 11 avril 2017

La « troisième voie à la française » prônée par Emmanuel Macron mènerait « la France vers un modèle ultralibéral et privatisé à outrance »






« Le blairisme a conduit à des privatisations massives, notamment celle du rail qui avait été entamée par Thatcher mais achevée avec entrain par le gouvernement Blair » (Photo: Emmanuel Macron le 10 avril). Christophe Ena / AP 

Soit le prochain gouvernement défend, voire étend les acquis sociaux, soit il les réduit, estime le sociologue Jacques Wels dans une tribune au « Monde ».

Par Jacques Wels (Sociologue, université de Cambridge) | LE MONDE | 10.04.2017 |

TRIBUNE. Emmanuel Macron est un phénomène, non pas tant sur le plan idéologique – car il n’apporte rien de nouveau et n’est guidé par aucune doctrine –, que sur le plan de la science politique, cette dernière prise dans sa définition la plus nuisible, c’est­à­dire dans son sens anglo­ saxon : l’art des calculs électoraux, l’art de deviner qui, et selon quelles alliances, décidera.

Macron arrive à point nommé, face à une extrême droite forte dans les sondages, face à un quinquennat socialiste dont peu pourraient se montrer fiers et face à une droite déliquescente, prise dans les scandales.

Quel projet ?

En termes de cette science politique­là, Macron est l’homme providentiel parce qu’il apporte un consensus, une vision politique apaisée. Son discours ne prête pas à critique parce que, justement, dans le contexte présent, les partis n’ont pas trouvé mieux à faire que de se critiquer eux­mêmes en leur sein.

Mais il faut quitter cette vision mortifère de la science politique. La politique a peu à faire avec les calculs. Elle est affaire, au mieux, d’idéologies et, au pire d’idées. Elle est l’affaire de ceux qui ont des projets et qui portent de la cohérence. Elle a à voir avec le destin d’une nation. Ce n’est pas tout de voir les stratégies, destins et opportunités. Quel est donc le projet d’En marche ! ?

Pour ce faire, il est nécessaire de qualifier le programme d’Emmanuel Macron et de le comparer avec d’autres programmes politiques, particulièrement à l’étranger. Début mars, Martine Aubry avait déclaré [sur BFM TV] que le programme du candidat d’En marche ! est similaire au « programme des années 1980 des libéraux anglo­saxons ». Cela est exagéré.

Des similitudes avec le programme du New Labour britannique

On retrouve dans le programme des éléments sociaux qui n’étaient pas présents chez les Thatcher et les Reagan. Cependant, la comparaison avec le monde anglo­saxon n’est pas dénuée de sens. Le programme d’Emmanuel Macron a, en fait, de grandes similitudes avec le programme du New Labour britannique dirigé par Tony Blair qui gagna les élections en 1997, après près de deux décennies dans l’opposition.

Le New Labour d’alors, paradoxalement inspiré par les politiques thatchériennes, propose la notion de « troisième voie » (« Third Way »), qui a par ailleurs été largement développée sur le plan théorique par le sociologue britannique, supporteur de Tony Blair et directeur d’alors de la London School of Economics, Lord Anthony Giddens. Comme son nom l’indique, la troisième voie se veut porteuse d’une synthèse entre le socialisme, d’une part, et le néolibéralisme, d’autre part.

En fait, la troisième voie avait été prônée par le New Labour comme une façon de revoir le parti au pouvoir, lui qui souffrait depuis les années 1970 d’une réputation catastrophique due aux nombreuses grèves organisées dans le secteur de l’acier, grèves qui avaient bloqué plusieurs villes, notamment Glasgow, pendant plusieurs semaines. Un calcul de science politique, en quelque sorte. Il en avait résulté une séparation entre le parti travailliste et les syndicats alors qu’à son origine, ce parti avait été créé par les syndicats.

Contradictions

Le programme d’Emmanuel Macron ne propose pas autre chose que ce que proposait la troisième voie de 1997. Dans son programme (page 8), on peut y lire : « Notre pays n’aime pas toujours la réussite : ceux qui réussissent suscitent une forme de jalousie ou de suspicion. Mais notre pays refuse aussi l’échec : que ce soit à l’école ou dans la vie professionnelle, ceux qui échouent sont souvent montrés du doigt et empêchés de tenter à nouveau leur chance ». Une allusion on ne peut plus claire à la troisième voie : supporter tant ceux qui réussissent que ceux qui échouent ; autrement dit, combiner une perspective néolibérale et une perspective sociale.

Mais la question qui doit se poser a trait au bilan de la troisième voie. N’ayons pas la prétention de certains. Les prédictions à long terme, dans un contexte international incertain, restent difficiles. Si l’on s’en tient à regarder l’héritage du New Labour britannique, on peut cependant être amené à se poser des questions sur le bien­fondé de la troisième voie et les contradictions qu’elle implique.

Tony Blair est aujourd’hui l’un des personnages politiques les plus détestés par les Anglais, notamment du fait de son allégeance à l’administration Bush lors de la seconde guerre d’Irak. Beaucoup, et notamment des membres du parti travailliste, voudraient aujourd’hui le voir juger pour crimes contre l’humanité. Mais outre son implication à l’international, le legs est lourd à porter pour le Labour. Le blairisme a en effet conduit à des privatisations massives, notamment celle du rail qui avait été entamée par Thatcher mais achevée avec entrain par le gouvernement Blair. 

Universités inaccessibles

On peut aussi citer l’augmentation des frais d’inscription à l’université, qui ont par ailleurs été rehaussés il y a dix ans par le gouvernement Cameron. Cela a conduit à rendre les universités inaccessibles pour une grande partie des Anglais. En guise de solution, le gouvernement prévoit de prêts à taux zéro qui sont remboursés par les étudiants pendant vingt à trente ans, ces prêts n’étant possibles que pour le bachelier (« undergraduate ») et non pas pour le master ou pour le doctorat.

Enfin, autre privatisation d’importance, la poste britannique (Royal Mail), qui n’a aujourd’hui de royale que son nom. Le parti travailliste ne s’est pas relevé de ces privatisations massives qui ont conduit à un appauvrissement massif des classes laborieuses et de la classe moyenne. L’université est devenue inabordable et les voyages en train, dont le coût a augmenté parfois de 800 % sont, pour beaucoup, impossibles. Ce mouvement s’amplifie avec la centralité des grandes villes (Londres ou Manchester) qui attirent les classes les plus aisées et exclues, de plus en plus chaque jour, les moins aisés.

Le bilan est clair : depuis plus de dix ans, le Labour connaît des scores électoraux faibles et paye chaque jour le prix de la troisième voie. Celle qui semblait porteuse d’espoir à l’époque est aujourd’hui un sombre de souvenir. D’un constat historique, on peut tirer un constat théorique relativement évident : le néolibéralisme et les politiques sociales ne sont pas réconciliables.

En rien une alternative

On ne peut réconcilier le profit avec rien, si ce n’est en le faisant profiter davantage. Le profit n’a d’autre finalité que le profit. Le modèle de la bienfaisance anglo­saxon (charity) ne fonctionne que parce que les donations privées donnent droit à des exonérations d’impôt importantes ; la charité, aussi, est affaire de profit.

Si, d’un point de vue théorique, la troisième voie prônée par Emmanuel Macron est séduisante et semble une alternative politique crédible, il n’en est rien dans la réalité. De deux choses l’une, soit le prochain gouvernement défend, voire étend les acquis sociaux soit il les réduit. Il n’y a pas, dans ce cas, de statu quo. Il est à craindre que cette troisième voie à la française, si elle arrivait au pouvoir ne commette les mêmes erreurs et mène la France vers un modèle standardisé, ultralibéral et privatisé à outrance.

Jacques Wels (Sociologue, université de Cambridge)

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