samedi 26 septembre 2015

La résistible dictature des marchés financiers

Toujours d’actualité - Extraits du livre d’André Gorz Misères du présent Richesse du possible Editions Galilée 1997 pages 36 à 41.

La logique financière l’emporte sur les logiques économiques, la rente sur le profit. Le pouvoir financier, pudiquement appelé « les marchés », s’autonomise vis à vis des sociétés et de l’économie réelle et impose ses normes de rentabilité aux entreprises et aux Etats. Le président de la Bundesbank, Hans Tietmeyer, le disait clairement à Davos, en février 1996 : « Les marchés financiers joueront de plus en plus le rôle de gendarmes … Les hommes politiques doivent comprendre qu’ils sont désormais sous le contrôle des marchés financiers et non plus seulement des débats nationaux ». (1)

Sur ces marchés financiers, les fonds de pension américains, qui gèrent 8 000 milliards de dollars, et les fonds communs de placement ont introduit une pratique qui, habituellement, s’appelle « chantage et extorsion de fonds » ou, en américain, « racket ». Ils choisissent quelques firmes prospères et bien cotées, en achètent en Bourse des quantités importantes d’actions, puis placent les dirigeants devant cette alternative : ou bien vous nous assurez un dividende d’au moins 10%, ou nous cassons le cours de vos actions. Cette pratique, qui fait de la rentabilité financière maximale à court terme l’impératif suprême, a fait monter le rendement des actions (la shareholder value) à des niveaux sans précédent.

Ces faits rendent dérisoire l’argument selon lequel l’augmentation des dépenses publiques réduit « l’épargne susceptible d’être prêtée aux entreprises… et donc leur capacité à défendre leur compétitivité » (2). Pourquoi, avec des dépenses publiques égales à 62% du PIB, un taux de prélèvements obligatoires de 52% du PIB, un salaire minimum horaire de 80F, une allocation chômage égale à 90% du salaire pendant cinq ans et un taux de chômage des jeunes négligeable, le Danemark a-t-il une des économies les plus prospères et concurrentielles du monde ? Pourquoi, avec l’un des taux de prélèvements obligatoires les plus faibles du monde, les Etats Unis ont-ils également l’un des taux d’épargne les plus faibles et un endettement énorme des particuliers de 60 000 dollars par ménage ?

« On ne voit pas pourquoi l’ouvrier de France gagnerait durablement beaucoup plus que l’ouvrier chinois qui fait la même chose que lui avec une productivité comparable », remarque P.-N. Giraud. (3) Mais on ne voit pas non plus pourquoi il n’y aurait, pour les salariés, comme l’affirme P.-N. Giraud, « qu’une seule alternative : soit faire ce que les pays à bas salaire ne savent pas encore faire, donc, dans mon vocabulaire, rejoindre le groupe des « compétitifs » ; soit se mettre au service de ces derniers » en acceptant une baisse de revenu. (4) Pourquoi l’accroissement, au sein d’une population, de la proportion de « compétitifs », dont les revenus sont généralement très supérieurs à la moyenne, ne s’accompagnerait-elle pas d’une redistribution fiscale ? Pourquoi ceux et celles dont le travail a été transféré aux ouvriers chinois ne pourraient-ils être au service non pas des « compétitifs » qui les paieraient personnellement pour leurs services personnels, mais des besoins collectifs innombrables qui restent insatisfaits parce que la collectivité ne se donne pas les moyens d’en financer collectivement la couverture ? Pourquoi faudrait-il continuellement alléger les impôts sur les revenus supérieurs (dont ceux des « compétitifs »), sur les revenus financiers, sur les bénéfices non réinvestis ?

La réponse à ces questions n’est pas économique ; elle est politique et idéologique. Les allègements et dégrèvements fiscaux ne reflètent pas des choix économiquement rationnels. Ils signifient simplement que les gouvernements nationaux se disputent le privilège de retenir ou d’attirer chez eux des capitaux financiers qui, à la recherche du profit maximum immédiat, se déplacent d’un marché à l’autre, d’une devise à l’autre, à la vitesse de la lumière, des milliers de fois par jour.
Il ne s’agit plus pour les Etats de favoriser l’investissement productif ; il s’agit seulement pour eux d’éviter ou de freiner l’exode de capitaux sans territoire, ou d’attirer par le dumping fiscal, le dumping social, le dumping salarial, les sièges sociaux des transnationales, comme le font, avec leurs « centres de gestion » (5), la Belgique et les Pays-bas.

La tendance à remplacer les systèmes de protection sociale par des assurances privées et des caisses de retraite privées (par capitalisation) s’inscrit dans la même logique : remplacer la redistribution fiscale par l’assurance privée ; substituer à la gestion sociale de la protection sociale par le pouvoir politique, une gestion privée par le pouvoir financier. (6)

Par ces remarques je n’entends point nier que les systèmes de protection sociale aient besoin d’être repensés et refondés sur de nouvelles bases. (…) Je dis seulement que sont socialement, politiquement et moralement inacceptables les « réformes » qui démantèlent les systèmes de protection sociale sous prétexte qu’ils constituent des « acquis » surannés qui, faute de ressources, ne sont plus finançables. S’ils ne sont plus finançables, ce n’est pas parce que les ressources manquent ou qu’elles doivent être affectées en priorité à l’investissement de productivité. S’ils ne sont plus finançables, c’est parce qu’une part croissante du PIB est affectée à rémunérer le capital et que la part distribuée pour rémunérer le travail ne cesse de diminuer.

Or, c’est sur celle-ci principalement que le financement de la protection sociale est assis. Les luttes sociales menées pour défendre les « acquis sociaux » doivent être comprises avant tout comme la défense d’un principe, à savoir : il y a des limites infranchissables au pouvoir du capital sur le politique, des limites infranchissables aux droits de l’économique sur la société. La redéfinition de la protection sociale n’est acceptable que sur la base de la reconnaissance de ce principe. Et la reconnaissance de ce principe implique et exige avant tout que les sociétés recouvrent le pouvoir sur elles-mêmes en mettant fin, par des actions concertées, au pouvoir que le capital financier a pris sur elles.

James Tobin, Prix Nobel d’économie, a recommandé dès 1978 une de ces actions. Pour endiguer les opérations purement spéculatives sur les marchés financiers, il préconisait alors une taxe de 0,1 % sur les opérations de change. (7) Cette taxe, estimait-il, diminuerait des deux tiers le volume des transactions et rapporterait environ 150 milliards de dollars par an aux Etats. En 1995, en réponse aux objections qui lui avaient été faites, Tobin présentait une nouvelle version de sa proposition : elle visait à empêcher les banques de soustraire leurs opérations à la taxation en allant s’installer – comme elles avaient menacé de le faire – dans des « paradis fiscaux » ou sur des navires en pleine mer. Cette nouvelle version (8) prévoit que les différents pays, et en particulier l’Union Européenne, frapperaient d’une taxe supplémentaire ( de 0,04 %) tout prêt de leur monnaie à des organismes officiels étrangers, y compris aux filiales étrangères de leurs propres banques. Cette taxe aurait une influence négligeable sur les échanges commerciaux et les investissements ; elle jugulerait en revanche les opérations purement spéculatives cinquante fois plus importantes que les échanges de marchandises et réduirait fortement la capacité des marchés financiers à peser sur la politique des Etats.

Il faudra évidemment d’autres instruments encore pour mettre fin à la dictature du capital financier. Il faudra avant tout une volonté politique commune des Etats. Il faudra comprendre et faire comprendre que le « pouvoir irrésistible des marchés » n’existe que par la soumission au pouvoir financier des gouvernements auxquels il sert d’alibi pour reprendre à leur compte « la guerre que le capitalisme a déclaré à la classe ouvrière » d’abord, à la société ensuite.

Alain Lipietz n’est pas le seul à démontrer « qu’une Europe sociale, alternative et solidaire est possible » qui proposerait au monde un autre modèle de « développement », de société et de rapports Nord-Sud. (9) La même idée (…) retient désormais l’attention de « leaders d’opinion » en Asie. C’est encore Lester Thurow qui rappelle que les règles qui régissent les échanges mondiaux ont toujours été définies par la principale puissance commerciale et que la principale puissance commerciale est – et de loin – l’Union Européenne. (10) Elle peut se donner les moyens de présenter « une alternative aux politiques monétaristes anglo-saxonnes ». Elle peut, ajoute Patrick Viveret, utiliser l’euro comme levier en vue d’ « opposer un modèle de développement écologique et social au modèle laissez fairiste anglo-saxon ». (11) Elle peut transformer les rapports Nord-Sud en prélevant sur ses importations ce que Lipietz appelle des « sociotaxes » et des « écotaxes » dont le produit sera intégralement restitué aux pays exportateurs du Sud, pour le plus grand avantage des deux parties.

André Gorz

Notes :

(1) Cité par Alain Lipietz, La société en sablier, Paris, La Découverte, 1996 p. 313
(2) P.- N. Giraud, L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996 p. 224
(3) op. cit., p. 277-278
(4) P. N. Giraud, op. cit.
(5) Les centres de gestion permettent à n’importe quelle firme de se soustraire totalement à l’impôt sur les bénéfices ou les plus-values. Le Centre lui-même acquitte seulement une taxe forfaitaire modique .
(6) Voir à ce sujet René Passet, « La grande mystification des fonds de pension », Le Monde diplomatique, mars 1997.
(7) Voir James Tobin, « A proposal for institutional Monetary Reform », Eastern Economic Journal, 3-4 juillet-octobre, 1978.
(8) J. Eichgreen, J. Tobin, C. Wyplosz, « Two cases for Sand in the Wheels of International Finance », The Economic Journal, 105, 1995. Dans Die Globalisierrungsfalle, Rowohlt, 1996, p. 118-123, H. P. Martin, H. Shumann donnent un très bon aperçu des objections et des débats suscités par la proposition de Tobin dans les milieux politico-financiers.
(9) A. Lipietz, op. cit p. 318-322
(10) L. Thurow, op. cit. estime que seule l’Union européenne aurait les moyens d’imposer d ‘autres règles du jeu, y compris dans les rapports avec les pays périphériques. Dans le même sens, voir H. P. Martin et H Shumann, op. cit., p 2999-307, 322-323.
(11) P. Viveret, « Monnaie et citoyenneté européenne », dans Transversales, 42, novembre-décembre 1996. Cet article développe de façon convaincante la thèse suggérée par l’ex-chancelier Schmidt dans le journal Le Monde du 9 novembre 1996: en ne cessant de durcir les critères de convergence définis par le traité de Maastricht, la Bundesbank cherche à torpiller l’euro en dressant les peuples européens (y compris le peuple allemand) contre la monnaie unique, dont elle rend exorbitant le coût social. Même si l’euro est introduit comme prévu, la politique monétariste, antisociale, structurellement déflationniste qu’imposerait à l’Europe son gouvernement économique par une banque centrale souveraine, provoquera tôt ou tard la désintégration de l’Union. La stratégie du pouvoir financier planétaire consiste en somme à se servir de l’euro pour torpiller l’euro et de l’Union européenne pour torpiller l’Union européenne dans l’intérêt d’une hégémonie du dollar secondé par le DeutschMark. Or, c’est précisément à mettre fin à cette hégémonie que la monnaie unique a été originellement destinée à servir.

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