jeudi 5 mars 2015

La BCE et la crise du capitalisme en Europe

par Clément Fontan, le 24 février

Selon Clément Fontan, la Banque centrale européenne a outrepassé ses prérogatives et a, sans contrôle démocratique, traité de manière trop différenciée l’aide qu’elle apporte aux États et celle qu’elle alloue au système financier.

En l’espace de quatre jours, l’Union Européenne a traversé un nouvel épisode marquant d’une crise longue maintenant de cinq ans. Peu après l’annonce d’un programme dit de Quantitative Easing (QE) (assouplissement quantitatif) le 22 janvier 2015 par Mario Draghi, le président de la Banque Centrale Européenne (BCE) [1], le parti de gauche radicale Syriza remportait le 25 janvier les élections législatives grecques avec une avance très confortable sur ses principaux opposants. Étant donné que les traités européens confinent la responsabilité de la BCE à la politique monétaire et l’isolent des pressions politiques en lui conférant un très haut niveau d’indépendance, on pourrait s’attendre à ce que rien n’unisse l’annonce du QE à Francfort et les résultats électoraux à Athènes. Pourtant, les liens sont étroits : le nouveau gouvernement grec d’Alexis Tsipras doit prendre en compte sa dépendance financière envers la BCE et cette dernière doit se préoccuper des risques que la crise grecque peut faire peser sur la stabilité financière de la zone euro. Cette porosité des enjeux explique les rencontres répétées et les multiples signaux envoyés par voie de presse interposée entre les nouveaux dirigeants grecs et Mario Draghi sous forme de « partie de poker » ou de « chicken game » selon les expressions journalistiques consacrées [2].

Afin de donner sens à cette interdépendance, il faut alors dépasser la simple lecture des statuts et des missions officielles de la BCE inscrits dans le Traité de Maastricht en la considérant comme un acteur politique inséré dans le système de gouvernance de la zone euro [3]. Par acteur politique, il ne faut pas entendre que la BCE suit une ligne partisane, en accord avec un gouvernement quelconque, mais plutôt que ses politiques monétaires ont un impact sur la redistribution des richesses dans nos sociétés, qu’elle peut décider de la vie ou de la mort d’un système financier en temps de crise et qu’elle participe au débat portant sur les réformes socio-économiques qu’il faudrait effectuer dans les démocraties européennes. En d’autres termes, son indépendance des autorités élues ne signifie pas que la BCE est un acteur apolitique ; le fait qu’un gouvernement ne puisse pas lui donner des instructions ne veut pas dire que ses décisions n’ont pas de conséquences pour le système politique dans lequel elle est insérée, surtout en temps de crise.

De manière plus précise, l’analyse de la BCE en tant qu’acteur politique repose ici sur l’étude d’un écart fondamental : l’existence conjointe d’une pression coercitive, que certains ont pu qualifier de dogmatique, sur les réformes économiques dans les pays de la zone euro (en particulier la Grèce) d’une part, et des instruments monétaires improvisés offrant des sommes importantes de liquidités aux institutions financières presque sans contreparties, d’autre part. Ce traitement différencié peut être relié à l’analyse des crises du capitalisme démocratique menée par le sociologue allemand Wolfgang Streeck, notamment dans son dernier ouvrage récemment traduit en français (Du Temps Acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique) dans lequel il formule lui-même une critique directe de la politique monétaire de la zone euro. Selon lui, depuis 1945, le « capitalisme démocratique » implique une contradiction entre les intérêts des marchés et ceux des électeurs dans le fonctionnement de nos sociétés. Cette tension a été continuellement reportée au lendemain par un processus d’emprunt insoutenable qui a pris la forme de l’inflation dans les années 1970, puis de l’endettement public dans les années 1980, de l’endettement privé dans les années 1990 et 2000 pour s’achever par la crise financière de 2008. Depuis, cette dialectique entre la démocratie et le capitalisme a pris un tour clair : les États répondent de moins en moins aux préférences de leurs électeurs (le peuple) afin de contenter les demandes des investisseurs internationaux (les marchés) [4]. L’analyse du contraste entre le traitement de la crise grecque par la BCE et ses offres de liquidités aux acteurs financiers permet alors de comprendre comment elle renforce l’asymétrie de pouvoir entre ces deux groupes dans les démocraties européennes.

La BCE au sein de la tourmente grecque

Afin de comprendre les enjeux provoqués par la récente victoire électorale de Syriza, il faut revenir rapidement sur le rôle joué par la BCE au sein du jeu politique européen dans la formulation des problèmes et la définition des solutions à la crise grecque. Ainsi, malgré les différentes interprétations possibles de la crise grecque, c’est bien celle d’une dépense publique excessive qui a été retenue [5]. En d’autres mots, bien que les causes des difficultés grecques soient nombreuses, les autorités publiques ont accordé une priorité au problème de la dette sur les autres racines du problème (comme les erreurs de jugement des grandes banques françaises et allemandes par exemple). Afin de limiter les effets de contagion systémique des problèmes grecs aux autres pays de la zone euro, les dispositifs institutionnels improvisés par les États ont pris la forme de prêts financiers à l’État grec.
La première forme des aides financières a consisté en des prêts bilatéraux directs des États de la zone euro à la Grèce. Puis des dispositifs de mutualisation ont été mis en place, initialement de manière temporaire avec le Fonds Européen de Stabilisation Financière (FESF) puis de manière permanente avec le Mécanisme Européen de Solidarité (MES). Ces institutions ont pour but d’assurer une assistance financière aux États de la zone euro n’arrivant plus à se refinancer sur leurs marchés ainsi qu’à leurs secteurs bancaires. Étant donné que la capitalisation du MES et du FESF est assurée par les États de la zone euro au prorata de leur PIB, ces derniers partagent les risques liés à ce soutien. Cette base de capital constitue aussi un levier permettant à ces institutions de lever des fonds additionnels sur les marchés. Le point commun à ces dispositifs est la conditionnalité des prêts financiers qui sont versés uniquement en échange de profondes réformes économiques marquées par le sceau de l’austérité telles que la diminution des salaires versés aux fonctionnaires et la privatisation d’infrastructures publiques.

Plus précisément, un jeu politique multi-niveaux complexe et incertain s’est développé entre les différentes autorités européennes sur la forme des prêts à verser à la Grèce, sur la définition des réformes exigées en contrepartie des versements financiers et sur la nécessité d’une restructuration de la dette. Tandis que les chefs d’État et leurs ministres des finances, en liaison avec les présidents de la BCE et de la Commission Européenne, dessinaient le cadre de la négociation et les grandes lignes de l’aide financière, le contrôle de la conditionnalité des prêts était délégué à la Troïka. Pour rappel, la Troïka est composée de la BCE, la Commission et le FMI ; elle envoie de manière régulière des groupes d’experts dans les pays en difficulté financière pour être en contact avec les administrateurs nationaux.

Chronologie simplifiée du jeu politique sur la dette grecque

> Octobre 2009 : le déficit annoncé par Papandréou (12% du PIB) est le double du déficit officiellement annoncé par le précédent gouvernement.
> Décembre 2009 - avril 2010 : baisses successives de la notation de la dette grecque et mise en œuvre des premières mesures d’austérité.
> 2 mai 2010 : mise en place de prêts bilatéraux des pays de la zone euro d’une somme de 110 milliards d’euros en échange de davantage de mesures d’austérité.
> 10 mai 2010 : début du rachat des titres grecs sur les marchés secondaires par la BCE (SMP). Mise en place du fonds européen de stabilisation financière (FESF) capitalisé à hauteur de 440 milliards d’euros.
> Juillet-octobre 2011 : accord intergouvernemental sur un nouveau plan d’aide pour la Grèce et d’une restructuration de 50% de sa dette. L’accord est ratifié en février 2012 et le FESF prête 130 milliards d’euros à la Grèce à maturité moyenne de 32 ans.
> Novembre 2011 : G. Papandréou tente de mettre en place un référendum sur les mesures d’austérité accompagnant le nouveau plan d’aide, puis l’annule et démissionne sous la pression des autorités européennes. Il est remplacé de manière intérimaire par Lukas Papademos, le vice-président de la BCE.
> Août 2012 : la BCE annonce un nouveau programme de rachat des titres (OMT), conditionné au respect du programme d’assistance financière, pour l’instant jamais activé.
> Décembre 2012 : la Troïka autorise l’extension du calendrier de mise en œuvre des mesures d’austérité (jusqu’en mars 2016).
> Janvier 2015 : victoire électorale de Syriza qui refuse de suivre le plan d’assistance financière tel que défini. Annonce du programme de QE par la BCE.

De manière simplifiée, la présence de la BCE au sein de ce jeu politique multi-niveaux s’explique à la fois par son autorité épistémique (c’est-à-dire par sa compétence technique valorisée au sein des enceintes de négociations) et par son pouvoir de création des liquidités qui lui accorde une place centrale au sein du système financier ; cette position lui permet alors de définir et modifier constamment les règles des échanges financiers, surtout en temps de crise [6]. Afin d’étudier l’influence de la BCE, il faut alors revenir sur sa présence au sein de la Troïka, puis sur l’utilisation de ses instruments monétaires dans le jeu politique européen.

D’abord, les groupes d’experts de la Troïka ont eu un rôle considérable à jouer car les mesures de conditionnalité n’étaient pas définies de manière précise par les gouvernements européens, ce qui permet une grande marge de manœuvre et d’interprétation. Ensuite, un rapport négatif de ces experts génère de lourdes conséquences car il interrompt à la fois le versement des tranches d’aide financière et le rachat des bons du trésor par la BCE. En effet, cette dernière a toujours lié ses programmes d’achat au respect de la conditionnalité de l’assistance financière, de manière informelle dans le cas du SMP, et de manière formelle pour l’OMT et le QE. Depuis 2008, toutes les grandes banques centrales rachètent la dette de leurs gouvernements respectifs mais il est en revanche beaucoup plus rare que les banquiers centraux soient impliqués dans le contrôle de la conditionnalité de prêts entre États. Cette présence a été fortement critiquée par une commission d’enquête du Parlement Européen qui a noté que la BCE dépassait de loin ses compétences monétaires en participant à la définition d’un vaste éventail de réformes s’étendant de la libéralisation de secteurs professionnels aux politiques de santé [7]. Par ailleurs, un avocat général de la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) s’est aussi exprimé sur la participation de la BCE aux groupes d’experts de la Troïka à l’occasion d’un jugement sur la légalité de son deuxième programme d’achat de titres, l’OMT, en 2014 [8].

Ainsi, dans son rapport préliminaire, l’avocat général estime que l’OMT est bien une mesure monétaire exceptionnelle compatible avec l’objectif de stabilité des prix de la BCE et non une mesure économique, ce qui l’aurait rendu illégale. Il précise cependant que « le rôle significatif » joué par la BCE dans la conception, l’adoption et la surveillance des programmes d’assistance financière (c’est à dire dans la Troïka) brouille cette distinction ; par conséquent, il serait « fondamental » qu’elle s’abstienne d’y participer directement. Rappelons que la CJUE et le Parlement sont les deux seules institutions formelles de contrôle de la BCE : la première se prononce la légalité des actes de la BCE et, par là, a le pouvoir de les annuler, tandis que la deuxième est la seule enceinte où les dirigeants de la BCE rendent des comptes aux citoyens [9]. Le Parlement Européen condamne principalement la BCE sous l’angle du « déficit démocratique » alors que la CJUE fait valoir le respect de l’esprit des Traités ; dans les deux cas la similarité de leurs conclusions est sans équivoque et montre en creux que la participation de la BCE à la Troïka outrepasse ses prérogatives.

Au-delà de la définition des programmes d’assistance financière, la BCE a aussi joué un rôle majeur dans le débat sur la restructuration de la dette grecque, c’est-à-dire la diminution de sa valeur de manière négociée avec ses créanciers. Voulue dès mars 2010 par le FMI, puis reprise par l’ensemble des États européens en juin 2011, la BCE est parvenue à limiter sérieusement cette option par son pouvoir de définir les titres en contrepartie dans ses opérations de refinancement. En effet, la BCE, comme toute banque centrale, ne prête des liquidités aux banques commerciales que contre une garantie, qui est placée « en pension » à la banque centrale le temps du prêt ; la BCE décide de manière unilatérale quels titres peuvent être acceptés en pension (appelé également « collatéral »). Afin d’exercer une pression sur le débat de la restructuration de la dette, elle a menacé de ne plus accepter les bons du trésor grec comme contreparties, ce qui aurait pu entraîner un écroulement complet du secteur bancaire grec et, par extension, ceux des autres pays européens. Cette menace lui a permis de limiter l’option de la restructuration au seul cas grec et pour cette fois seulement alors que les dirigeants étatiques considéraient une utilisation plus systématique.Par ailleurs, elle s’est aussi assurée que les bons du trésor qu’elle détenait suite à ses achats sur les marchés secondaires [10] soient exclus de la restructuration de la dette grecque. En contrepartie de cette dernière mesure, elle s’engageait à reverser les intérêts générés par la détention de la dette au gouvernement grec ; ceux-ci atteignaient un montant de 1,9 milliards en février 2015.

Malgré les coûts économiques et sociaux extrêmement élevés provoqués par les programmes d’assistance financière [11], les autorités européennes ont maintenu une pression importante sur les différentes coalitions gouvernementales grecques. L’arrivée au pouvoir de Syriza en janvier 2015 se comprend largement par un rejet électoral de la gestion de la crise par les élites politiques nationales et européennes élues et non-élues. Dans les jours suivant son élection, le nouveau gouvernement grec a alors cherché à renégocier les termes de la conditionnalité de son aide financière directement avec les gouvernements, en refusant l’intermédiaire de la Troïka tout en voulant altérer les modalités de remboursement de la dette due à ses partenaires européennes. À l’instar de la Commission et des capitales européennes, les différents dirigeants de la BCE ont rapidement exprimé leur désaccord avec cette volonté de changement radical, bien que certains signes d’ouverture aient été envoyés (par exemple sur un intermédiaire autre que la Troïka). Si les moyens de pression dont disposent les dirigeants européens pour forcer le nouveau gouvernement grec à respecter les termes de son assistance financière sont nombreux ; il faut noter que c’est la BCE qui en dispose du plus grand nombre et qui les a mis en œuvre le plus rapidement.

En effet, le 5 février 2015, le Conseil des gouverneurs annonce que les bons du trésor grec ne sont plus acceptés dans les opérations de refinancement de la BCE, car il estime que la Grèce s’éloigne trop de son programme de réformes négocié avec la Troïka. Elle dispose par ailleurs du pouvoir de couper l’accès des banques grecques à ses lignes de crédit direct (ELA), et donc de menacer très clairement la survie du système bancaire [12]. Enfin, les titres souverains détenus par la BCE arrivent à expiration, et doivent être remboursés par le gouvernement grec, en juillet et août 2015. Les banquiers centraux ont fait savoir au lendemain de l’élection de Syriza qu’ils n’accepteraient aucune réduction du montant de la dette détenue et qu’ils ne comptaient pas reverser au gouvernement les intérêts générés par sa détention. Pour rappel, la BCE détient 27 milliards de bons du trésor grec en février 2015, soit 40% de la dette négociable grecque sur les marchés ou 8% du total de la dette grecque [13].

Quelles conclusions doit-on retenir de l’implication de la BCE dans le jeu politique européen sur le traitement de la crise grec ? D’abord, elle n’a pas hésité à s’engager dans le contrôle de programmes d’assistance financière négociés entre les États. Ensuite, elle a aussi défendu ses propres intérêts en limitant très sérieusement l’option de restructuration de la dette. Dans les deux cas, sa présence dans le jeu politique européen a eu pour effet de renforcer les politiques d’austérité en Grèce, soit, selon les termes de W. Streeck, de renforcer les intérêts des investisseurs financiers au détriment de ceux des citoyens/électeurs. Ce constat est d’autant plus visible depuis l’élection de Syriza. Alors que le nouveau gouvernement grec dispose d’un mandat populaire clair de renégociation des termes de l’assistance financière, la BCE, à l’instar des autres gouvernements européens, refuse de remettre en cause les réformes mises en œuvre depuis 2010. Notons toutefois qu’à l’exception de la restructuration de la dette grecque en 2012, les actions de la BCE viennent en support des orientations générales du Conseil Européen ; ce qui implique une responsabilité partagée entre les autorités européennes sur la gestion de la crise grecque. Que ce soit par conviction idéologique ou pour protéger la stabilité financière de la zone euro, cet arcboutement reste problématique d’un point de vue démocratique car il ne permet plus aux élections d’avoir un impact sur les politiques publiques effectivement mises en œuvre. Le poids des préférences des investisseurs financiers dans la réponse à la crise de la zone euro au détriment de ceux des citoyens/électeurs est encore plus visible quand on se penche sur les mesures monétaires mise en place par les banquiers centraux pour stabiliser les marchés, sur lesquelles nous revenons à présent.

L’exercice improvisé des mille milliards d’euros

La décision de mettre en place un programme de Quantitative Easing (QE) doit être appréhendée comme une suite logique des instruments déployés par la BCE depuis l’apparition des premiers troubles de liquidité des marchés monétaires en 2007 (voir le glossaire). De manière générale, les différentes opérations ont permis aux banques commerciales de la zone euro d’emprunter des liquidités de manière quasiment illimitée à des taux de plus en plus bas en échange de titres financiers de moins en moins sûrs. Face aux risques de déflation accrus dans la zone euro, que la BCE a pleinement reconnu en août 2014, et à la diminution progressive des emprunts des banques commerciales, le Conseil des gouverneurs a alors décidé de lancer un programme de QE en janvier 2015, s’inspirant des mesures prises depuis le début de la crise par les banques centrales américaines et anglaises, puis par celle du Japon. Ainsi, le programme a pour but de racheter à partir de mars 2015 un montant au minimum de mille milliards (soit environ 10% du PIB européen) d’actifs sur les marchés secondaires avec une échéance en septembre 2016 qui pourra être prolongée si les risques déflationnistes persistent [14].



Source : conférence de presse mensuelle de M. Draghi, 22 janvier 2015, Francfort

Remarquons que la majorité des achats des dettes souveraines se font par leurs Banques centrales nationales (BCN) respectives de chaque pays de l’eurosystème, sous contrôle de la BCE (au même titre que la plupart des autres opérations de politique monétaire). Le Conseil des gouverneurs a aussi fixé une limite à son programme en décidant que les titres achetés (au prorata du PIB de chaque État de la zone euro) ne pourront pas dépasser 25% de chaque émission de dette et 33% de la dette négociable totale. Si les BCN décident de reverser les intérêts générés par les bons du Trésor à leurs États respectifs, ceux-ci auraient plus de marge fiscale pour réduire leur niveau de dette et/ou soutenir la relance de leurs économies. Cependant, le QE dispose aussi d’un critère précisant que les titres achetés devront être considérés comme éligibles par la BCE dans ses opérations de refinancement et qu’aucun achat ne sera effectué pour les pays sous assistance financière qui ne mettent pas en œuvre les réformes demandées. En d’autres termes, si le QE devait être actif en février 2015, il n’offrirait aucun support pour le gouvernement grec et pourrait donc être utilisé comme un instrument coercitif pour mettre en œuvre les réformes voulues par les autorités européennes.

Au-delà des caractéristiques, et des possibilités coercitives, de cet instrument monétaire, quels peuvent en être les effets sur les différentes économies européennes ? Un premier élément de réponse concerne le haut niveau d’incertitude entourant les effets des QE, qui sont, aux yeux de nombreux commentateurs, un saut dans l’inconnu de la part des banques centrales. En effet, ces programmes ne consistent plus à modifier les taux d’intérêt directeurs de la banque centrale (qui étaient l’instrument principal de la politique des banques centrales avant la crise), mais ils jouent sur la composition et la taille de leur bilan financier (c’est-à-dire les actifs détenus en contrepartie des offres de liquidités). Or, selon de nombreux économistes, dont Claudio Borio, de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) [15] , les banques centrales ne disposent pas de modèle permettant de délimiter et évaluer les effets des QE qui génèrent pourtant des sommes de liquidité représentant une part importante du PIB. De manière générale, il est cependant convenu que le premier effet d’un programme de QE est de provoquer une hausse générale du prix des actifs financiers et ainsi d’aider à la recapitalisation du système bancaire. Toutefois, la suite de la chaîne de causalité des effets du QE présentée par ses partisans reste spéculative. Les rachats des bons du trésor, considérés comme des actifs sûrs, par les banques centrales devraient pousser les participants aux marchés financiers à investir davantage dans des classes d’actifs plus risqués, et donc à prêter davantage aux acteurs de l’économie réelle. Par ailleurs, l’augmentation du bilan de la banque centrale, et donc du montant de liquidités en circulation, devrait permettre la dépréciation du taux de change de la devise concernée et ainsi de favoriser les exportations. La combinaison de ces deux facteurs devrait renforcer la croissance du PIB.

Cependant, la Banque Centrale d’Angleterre note les effets potentiellement négatifs qui pourraient être causés par les programmes de QE [16] . D’abord, l’accès accru à la liquidité pourrait provoquer l’apparition de bulles spéculatives sur certaines classes d’actifs financiers ou dans l’immobilier. Ensuite, l’augmentation du prix des actifs bénéficie d’abord à ceux qui les détiennent, c’est-à-dire les tranches les plus favorisées de la population. À titre d’illustration, au Royaume-Uni, la tranche des 5% des ménages les plus favorisés détient 40% des actifs financiers. Dans la même veine, des travaux récents montrent que 95% des gains de revenu ont été captés par les 1% des ménages les plus favorisés aux États-Unis entre 2009 et 2012 ; soit davantage que leur captation de 65% des revenus dans la période expansionniste de 2002 à 2007 [17]. S’il n’est pas possible d’isoler précisément les effets des opérations de QE menées par la banque centrale américaine, celles-ci ont bien eu un impact sur le prix des actions détenus par les ménages les plus riches, et donc sur leurs revenus. Puis, le renforcement des bilans financiers des banques ne les force pas nécessairement à réinvestir leurs capitaux ; par exemple, elles peuvent décider de reverser leurs profits nets sous forme d’augmentations salariales à leurs employés ou de ne pas les réinvestir afin de se conformer aux nouvelles réglementations bancaires telles que Bâle III [18]. Enfin et surtout, la conjonction d’instruments expansionnistes de politique monétaire avec des programmes de réformes économiques qui engendrent, au moins à court terme, un affaiblissement de la croissance du PIB risque d’en atténuer très fortement l’impact sur l’économie réelle. En effet, si une banque commerciale perçoit que l’environnement économique induit des prêts trop risqués aux acteurs de l’économie réelle, elle aura plus d’incitations à utiliser autrement l’offre abondante de liquidités générée par la banque centrale.

En fin de compte, les effets des programmes QE restent incertains et engendrent un nombre important de controverses au sein même de la communauté des banquiers centraux. Si l’augmentation du prix des actifs financiers est avérée, la transmission de cette mesure monétaire à l’économie réelle est loin de l’être, surtout si des mesures d’austérité économique sont appliquées en parallèle. De plus, les expériences anglaise et américaine démontrent qu’elles renforcent les inégalités économiques dans l’économie réelle. Un tel constat débouche sur un écart surprenant : alors que l’incertitude plane sur les effets des instruments monétaires qu’elle met en œuvre avec une audace affichée, la BCE demeure intransigeante vis-à-vis de la Grèce et des réformes qu’elle doit adopter, en dépit de leur coût socio-économique, de la désapprobation populaire et surtout du dépassement de champ de compétences qu’une telle surveillance implique.

Déconstruire la tour d’ivoire des banquiers centraux européens

Historiquement, les banques centrales sont des organisations situées à l’interface des États et des marchés financiers ; leur degré d’autonomie envers ces deux entités a varié dans le temps en fonction des rapports de force et des croyances économiques dominantes. Depuis les années 1990, le paradigme organisationnel des banques centrales est marqué par une forte indépendance par rapport au pouvoir politique couplée à une focalisation sur l’objectif de stabilité des prix ; la BCE en est un des meilleurs exemples. Par conséquent, les banquiers centraux européens justifient in finela plupart de leurs actions par leur objectif de stabilité des prix qui devrait être un bien commun aussi bien pour les participants aux marchés financiers que pour les citoyens européens [19]. Toutefois, il y a bien eu « deux poids, deux mesures » dans la réponse de la BCE à la crise entre ces deux groupes.
En effet, il est difficile de comprendre que des mesures de sauvetage financier puissent être accordées presque sans conditions aux banques commerciales alors que les États doivent respecter des mesures d’austérité qui renforcent les inégalités sociales et économiques. Étant donné que les programmes de QE risquent également d’accroître fortement les inégalités entre les groupes sociaux les plus favorisés (dont font partie les professions financières) et les moins favorisés (qui n’ont pas d’accès aux marchés et ne détiennent pas d’actifs), la BCE devrait prêter une attention particulière aux effets redistributifs de ses politiques monétaires et des programmes économiques qu’elle préconise. Par exemple, la BCE pourrait conditionner son assistance financière aux banques, non seulement en fonction de la qualité des actifs utilisés en contreparties, mais aussi de leur utilisation de la liquidité, voire de leur politique salariale et de bonus internes [20]. Cet écart de traitement a contribué à renforcer les asymétries de pouvoir entre les investisseurs financiers et les citoyens/électeurs, et par là à alimenter la crise du capitalisme démocratique européen.

À la lumière de ce constat, la BCE ne peut plus se réfugier derrière son objectif de stabilité des prix pour justifier à la fois ses actions et son indépendance à l’heure où elle dépasse son champ de compétence en jouant un rôle politique majeur pouvant conditionner la survie de gouvernements démocratiquement élus. Les banques centrales évoluent aujourd’hui dans un univers marqué par l’improvisation et l’incertitude où les frontières entre politiques monétaires, économiques et sociales sont certainement poreuses. Dans ce contexte, la BCE doit sortir de la tour d’ivoire dans laquelle elle évolue depuis sa création en se soumettant par exemple à un contrôle accru du Parlement Européen. Le contrôle démocratique de son activité tentaculaire pourrait alors aider à mitiger les injustices économiques qu’elle contribue à créer dans des sociétés européennes profondément déstabilisées.

Glossaire des instruments monétaires de la BCE
> ELA (Emergency liquidity Assistance) : fourniture de liquidité d’urgence à une banque commerciale particulière par sa BCN sous contrôle de la BCE.
> LTRO (Long-Term Refinancing Operations) : Offres de liquidités massives et illimitées à faible taux d’intérêt et à maturité de un à trois ans contre des garanties peu élevées.
> TLTRO (Targeted Long-Term Refinancing Operations) : Similaires aux LTRO avec une condition de prêt à l’économie réelle.
> OMT (Outright Monetary Transaction Program) : Programme de rachat de titres illimités et conditionnel à un programme d’assistance financière.
> SMP (Securities Market Program) : Programme de rachat de titres limité et non-conditionnel (officiellement).
> QE (Quantitative easing) : Rachat massif de l’ensemble des bons du trésor sans diminution du niveau de liquidité par d’autres opérations dans le but d’augmenter le bilan financier de la BCE.


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