mercredi 15 juin 2016

Ouisa Kies : « Il ne s’agit pas de monstres, mais d’individus en rupture »



ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE DUQUESNE

Entretien. Sociologue à l’EHESS et spécialiste de la radicalisation, Ouisa Kies déplore l’absence de politique de prévention de l’État sur le long terme.

Larossi Abballa avait déjà été condamné à trois ans de prison en 2013 parce qu’il appartenait à une filière de recrutement afghano-pakistanaise. S’agit-il d’une défaillance ?

OUISA KIES Les services de renseignement surveillent les personnes déjà condamnées pour terrorisme. Celles-ci sont automatiquement une fiche S. La DCRI sait aussi que ceux qui passent à l’acte ne sont pas ceux qui ont tenu les premiers rôles dans d’autres affaires, et qu’il s’agit surtout des jeunes qui ont un passé de délinquants de droit commun. De personnes victimes de violences, au départ, avant de la retourner vers d’autres, et qui mettent un jour cette violence au service du sacré, de leur point de vue. S’agit-il d’une défaillance ? Les personnes condamnées ou suspectées de terrorisme ne sont pas des benêts. Ils savent pour la plupart qu’ils sont sur écoute, qu’ils sont surveillés et sont donc très discrets. L’introspection est la règle. Ils sont en avance sur les moyens techniques employés ; ils s’adaptent. Larossi Abballa a agi de façon isolée. Cela complexifie encore le travail des renseignements qui ne peuvent détecter la moindre préparation. Et comme l’on ne peut pas mettre un policier pour surveiller tout le monde, il faut donc miser sur la prévention. Il ne faut plus attendre que ces individus passent à l’acte. Il faut intervenir avant, en renforçant la prévention.

Comment ?

OUISA KIES Il faut d’abord comprendre pourquoi ils sont en rupture, en situation de violence vis-à-vis de leur propre société, dans laquelle ils ont grandi. Nous avons tendance à les voir comme des monstres. Ils sont dangereux, parce qu’ils passent à l’acte, mais ils ne sont pas fous. Les djihadistes ont des convictions politiques ou religieuses. On doit entendre ces convictions, ne serait-ce que pour être en capacité de les contrer. Certains djihadistes sont de vrais idéologues, avec une théorie rationnelle de leur combat, à l’image des militants d’extrême gauche des années 1970. Mais il y a aussi beaucoup de jeunes paumés, fragiles, qui trouvent à travers ce combat une manière de se projeter, de se réaliser, d’être quelqu’un. Ce n’est un hasard s’ils ont toujours le même profil depuis l’affaire Merah. Ils sont jeunes, entre adolescence et premières années d’adultes. Ils ont derrière eux des années de violences subies, sociales ou familiales, avant d’être eux-mêmes auteurs de violence, et de tomber dans la délinquance. Il ne faut pas non plus minorer l’effet de la surmédiatisation. Quand on filme en direct l’assaut contre Merah ou de l’Hyper Cacher, cela suscite aussi des vocations et renforce le passage à l’acte. Le terroriste devient un héros, qui est allé au bout des frustrations ressenties par de nombreux jeunes. Attaquer des policiers n’est pas non plus innocent : c’est un moyen d’envoyer un message à tous ces jeunes, et ils sont nombreux, qui ont la haine des policiers, de la justice, et de les faire tomber dans le camp de Daech…

Des centres de déradicalisation sont pourtant financés…

OUISA KIES La radicalisation, il faut arrêter de considérer qu’il s’agit d’un processus exceptionnel, avec la nécessité d’experts pour y remédier. Selon moi, c’est un phénomène classique de rupture avec la société. Ceux qui passent à l’acte présentent des parcours classiques d’entrée dans la délinquance, ou d’absence de communication dans la famille. Mais depuis 20 ans, les gouvernements successifs n’agissent pas. Un comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation existe. Mais le gouvernement ne joue pas son rôle de coordination. Or il s’agit d’une question politique fondamentale : offrir une perspective aux jeunes des quartiers populaires. Ceux qui ont les moyens envoient leurs enfants dans les écoles privées, transformant les écoles publiques en ghettos alors qu’elles devraient faire de la prévention et développer l’esprit critique. Ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, je croise beaucoup d’individus radicalisés en prison. Beaucoup assistent pour la première fois à une confrontation d’idées. C’est extrêmement choquant. Des profs me contactent aujourd’hui parce qu’ils sont démunis. Des élèves font du copier-coller de la revue de Daech dans leur copie de philo. L’État annonce des sommes énormes à dépenser dans des temps courts pour faire de la lutte contre la radicalisation, et pendant ce temps-là, on supprime des subventions aux structures qui faisaient de la prévention de puis des années et pour celles qui faisaient le suivi des sortants de prisons. Dans certaines villes, on a supprimé à tour de bras des postes d’éducateurs de rue. Qui faisaient du travail de liens. Or, c’est de cela dont on a besoin ces jeunes : du lien, de l’estime de soi, d’aider à se projeter.

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