mercredi 2 décembre 2015

État d’urgence ou coercition d’ɐtat ?

Par Frédéric Lutaud

À peine remis de nos émotions du 13 Novembre, voici que de nouvelles violences s’abattent sur la population. Cette fois-ci ce ne sont plus des victimes prisent au hasard des terrasses des cafés ou dans des salles de concert mais des citoyens engagés pour la sauvegarde du climat ou des syndicalistes mobilisés pour la défense de leurs emplois. Bien sûr, les atrocités perpétrées par les terroristes sont sans commune mesure avec la répression qui s’abat sur les mouvements sociaux, mais la réponse de l’exécutif aux attentats parisiens inquiète au plus haut point.

Partout remontent des informations qui montrent que l’état d’urgence ciblerait une catégorie de la population étrangère à la menace terroriste. Un communiqué de la préfecture de police du Rhône est particulièrement explicite : « Toutes les manifestations sur la voie publique à caractère revendicatif ou protestataire sont interdites. Les manifestations sportives, récréatives ou culturelles ne sont pas visées par l’interdiction… ». Autrement dit, toutes les manifestations sur la voie publique sont autorisées sauf celles qui dérangent le pouvoir. Une maladresse de formulation ? On en doute au regard des pratiques policières qui se sont multipliées ces derniers temps. Perquisitions injustifiées, assignation abusive à résidence, interpellations arbitraires : « Au beau milieu de la rue saint Antoine, je vois arriver toutes sirènes hurlantes 7 cars de CRS. Ils s’arrêtent, entre 30 et 40 CRS armés comme pour une opération antiterroriste encerclent alors une dizaine de jeunes écolos âgés de 20 ans qui chantaient sur le trottoir. Ils les font asseoir mains sur la nuque devant des passants médusés » raconte un témoin sidéré, et bien sûr la brutalité déployée par les forces de l’ordre dimanche dernier sur la place de la République.

L’esprit pacifique qui régnait à l’occasion du rassemblement pour la sauvegarde du climat ne laissait pas augurer un tel déchaînement de violence. Si quelques éléments ont cru bon de revendiquer leur droit à manifester avec virulence, il n’en reste pas moins que les méthodes policières employées attestent du désir d’en découdre avec les manifestants. Le saccage du mémorial aux victimes du 13 novembre par les bottes des CRS prend une force symbolique au moment même où toute une génération venue se recueillir à la mémoire des défunts subissait l’assaut inconsidéré des forces de l’ordre. 341 interpellations pour seulement 9 gardes à vue prolongées et 1 condamnation à la prison ferme, on est très loin d’un souci d’efficacité policière. Aussi, comment interpréter un tel déchaînement de violence si ce n’est par la volonté d’éteindre toute contestation et envoyer un message sans équivoque à la population ? Aussi, disons-le, l’état d’urgence est non seulement inutile pour combattre le terrorisme mais constitue d’abord une violation de nos libertés publiques.



Inutile car inapproprié. Ce dont nous avons besoin, tout les spécialistes en conviennent, c’est d’améliorer l’organisation de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) et surtout plus de moyens pour la justice. Les attentats ce sont aussi ces dossiers qui n’ont pas été judiciarisés à temps. Le juge Marc Trévidic s’est expliqué à ce sujet : « La DGSI, c’est 3.500 personnes. On a augmenté un petit peu les moyens judiciaires et massivement les moyens en renseignement. C’est l’inverse qu’il fallait faire. C’est une question d’équilibre. Et d’efficacité ! Le renseignement doit être au service du judiciaire. Pas l’inverse. » Et quand on lui demande pourquoi le gouvernement a-t-il malgré tout privilégié le renseignement ? Il répond : « Il ne peut pas contrôler le judiciaire. Le renseignement, sur lequel il a la main, si. » Alors Incompétence ? Non, volonté politique, comme en témoigne la loi qu’a fait voter le gouvernement de Manuel Valls, au lendemain des attentats de janvier 2015, « une loi dite Renseignement qui repose exclusivement sur de la technologie de surveillance, entre algorithmes, Big Data et IMSI-catcher. Un récent article de la revue Foreign Policy a rappelé combien cette séduction technologique manque cruellement, au bout du compte, d’efficacité opérationnelle dans la lutte contre le terrorisme. Sans même parler des questions de principe que l’instauration d’une surveillance de masse peut poser dans une démocratie », rapporte l’article de Mediapart sur la faillite de l’antiterrorisme.

« Tout ce qui a été fait jusqu’à aujourd’hui pouvait l’être sans décréter l’état d’urgence » a expliqué Isabelle Attard, une des 6 députées qui aient voté contre l’état d’urgence. Il y a bien ces 4 mosquées fermées dans le cadre de l’état d’urgence ces dernières semaines, une à Gennevilliers, une à Nice, une à Lyon et une en Seine-et-Marne. Mais comme l’explique Raphaël Liogier qui a étudié les profils de dizaines de jihadistes ou aspirants-jihadistes français : « Aucun de ceux qui sont intervenus sur le sol français, de Mohamed Merah jusqu'à ceux du 13 novembre, sont passés par une formation théologique de fond ou par une intensification progressive de la pratique religieuse ». Bref, il n’y pas matière à nous rassurer dans les décisions Cazeneuve. En revanche, « Lisez les réactions du syndicat de la magistrature, des bâtonniers, d’anciens juges antiterroristes, etc : on est en train de supprimer la justice. C’est très grave » pécise Isabelle Attard. La violation de nos libertés est le résultat d’une politique sécuritaire qui cherche à étouffer la colère sociale et l’indignation populaire devant une COP21 qui n’entend pas tenir ses promesses. Le bilan social désastreux de l’exécutif a déjà fait l’objet d’une note de la part des préfets alertant les autorités sur « le mélange de mécontentement latent et de résignation qui s’exprime de façon éruptive à travers une succession d’accès de colère soudains, presque spontanés et non au sein de mouvements sociaux structurés ». Les syndicats sont aujourd’hui sur les dents, la désaffection électorale est à son comble et le gouvernement sait bien qu’il ne peut pas renouveler indéfiniment l’utilisation du 49.3 pour imposer sa politique libérale.

L’état d’urgence est une opportunité de museler son opposition qui n’a pas échappé à François Hollande. Jouer de la fibre patriotique pour exiger l’unité nationale lui a permis une remontée spectaculaire dans les sondages et la surenchère sécuritaire rend la droite inaudible. En paralysant la vie publique du pays, donc la vie politique, pendant trois mois, le gouvernement achève sa mue autoritaire sans souci de sauver les apparences. Fini le cosmétique autour du « dialogue social » et les rodomontades sur le « pacte de responsabilité et de solidarité ». Les déclarations criminelles de Manuel Valls demandant à l’Europe de fermer ses frontières condamnent ouvertement des milliers de réfugiés fuyant les exactions Daesh et de Bachar al-Assad, tandis que l’intensification des bombardements fait de nouvelles victimes dans la population civile. Ces frappes sont un véritable sergent recruteur pour Daesh. Peu importe tout cela pourvu que l’on alimente la fièvre obsidionale de l’opinion. Pourquoi s’étonnerait-on dès lors quand la France déclare officiellement appliquer « des mesures qui sont susceptibles de nécessiter une dérogation à certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme » ? Jusqu’où l’exécutif va-t-il nous précipiter dans l’abjection ?

Alors que dans les hôpitaux, les mouvements sociaux ont décidé, dans un esprit de responsabilité, de marquer une trêve respectant le deuil national, Martin Hirsh accélère sa réforme du temps de travail (qu’il vient juste de suspendre devant l’indignation du personnel soignant). De son côté, si la direction d’Air France s’est autorisée, malgré la tension sociale qui règne dans la compagnie, à traîner en justice 5 salariés licenciés pour l’exemple, ce ne peut être qu’avec l’accord de son actionnaire, l’État, qui n’a d’ailleurs pas désavoué. Et ce procureur d’Amiens qui requiert une peine de deux ans de prison contre 8 anciens salariés de l’usine Goodyear d’Amiens Nord pour avoir retenu deux cadres dans un mouvement de grève contre la fermeture de leur usine en 2014. Les procureurs ne sont-ils pas placés sous l’autorité directe de la ministre de la Justice ? Quid de la réforme du Code du travail qui concerne tous les salariés ? Quid du débat national autour de la révision constitutionnelle ? Le gouvernent a franchi un cap dans le déni de démocratie. Après Manuel Valls nommé Premier ministre avec 5 % aux primaires socialistes, après le passage en force des lois Macron sans majorité parlementaire, après 3 débâcles électorales historiques, nous assistions au spectacle outrageant de la coercition d’État. N’espérez aucune compassion de la part du personnel politique de François Hollande. Je l’ai fréquenté pendant trois ans au Bureau national du Parti socialiste : le mot chômage ne fait pas partie de son vocabulaire.

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