lundi 29 mai 2017

Kaushik Basu: «Pour sauver la mondialisation, il faut passer du partage de la pauvreté à celui des profits»


26 MAI 2017 PAR ROMARIC GODIN

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale de 2012 à 2016, est un critique de l’économie libérale classique. De passage à Paris, il donne sa vision de l’économie, de la nécessité de la coopération et de l’importance de changer de logique pour la mondialisation.

Né en 1952 à Calcutta, dans le Bengale-Occidental, Kaushik Basu est un des plus importants économistes indiens actuels. Ce disciple d’Amartya Sen a été conseiller du gouvernement fédéral indien, puis économiste en chef de la Banque mondiale de 2012 à 2016. Depuis cette date, il est professeur d’économie à l’Université Cornell, basée à Ithaca, dans l’État de New York. Kaushik Basu est un économiste qui ne s’inscrit dans aucune école, mais qui, influencé par la théorie des jeux, insiste sur les bienfaits de la coopération et sur l’impact des normes sociales sur l’économie. Son ouvrage de référence, Au-delà du marché : vers une nouvelle pensée économique, écrit en 2010 a été publié en français en 2017 co-édité par les éditions de l'Atelier et l'Agence française du Développement, avec une préface de Gaël Giraud. Kaushik Basu explique ici en quoi la coopération peut être une solution pour l’économie mondiale.
Dans votre ouvrage de 2010, récemment traduit en français, vous menez une critique interne du « théorème de la main invisible » qui établit que la poursuite de l’intérêt égoïste garantit la réalisation de l’intérêt général. Pour vous, cette théorie a été détournée par beaucoup d'économistes ?
Je pense que beaucoup d’injustice a été faite à Adam Smith. À mon avis, lui-même n’a pas pris conscience du message que ce théorème de la main invisible pouvait délivrer in fine. Il était beaucoup plus intéressé par les questions d’économies d’échelle sur le marché du travail. J’en veux pour preuve que ce théorème n’était même pas présent dans l’index de l’édition originale de La Richesse des nations, cette entrée ayant été ajoutée par l’éditeur après la mort d’Adam Smith. Mais progressivement, parce que cela s’est révélé commode idéologiquement pour les puissants, on a mué ce théorème en un ordre naturel, donc en un « ordre bon ». Cela me fait penser au système des castes en Inde qui se concevait également comme un ordre naturel et bon.
Cette évolution s’est fondée sur la formalisation mathématique de la théorie de la main invisible, réalisée par Kenneth Arrow et Gérard Debreu. Cette formalisation est en réalité liée à un nombre important de conditions et d’axiomes qui en réduisent la portée dans le monde réel, mais elle a été utilisée pour « ossifier » le théorème de la main invisible de Smith dans une idéologie généralisante. Cela ne signifie pas que cette théorie soit fausse en soi, mais que son utilisation concrète est dévoyée.
Vous insistez particulièrement sur la question de liens entre normes sociales et culturelles et de l’économie. C’est un des points centraux de votre critique de la théorie de Smith…
Oui, parce que cela remet en cause les fondements de son universalité. Je rappelle souvent un cas qui me paraît éclairant. En 1755, en Caroline du Sud, des Indiens Cherokees rencontrèrent des colons. On sympathisa et les Cherokees déclarèrent vouloir « donner toutes leurs terres au roi de Grande-Bretagne ». Ce don était pour eux symbolique et une façon d’honorer leurs hôtes et leur chef. Mais les colons les prirent au mot, leur remirent une somme d’argent et leur firent signer un document de vente. Et ils devinrent légalement propriétaires des terres cherokees, sans que les Indiens, qui avaient une autre conception de la propriété, ne l’aient compris. Cette divergence de paradigmes mentaux est fondamentale, parce qu’elle ne permet pas d’établir qu’un contrat « volontaire » est effectivement réellement volontaire. C’est un élément à prendre en compte dans la science économique.
De même, on constate que, dans la vie quotidienne, les gens ne sont pas tentés de voler le portefeuille de leur voisin. Ce serait pourtant, dans une logique de poursuite de l’intérêt personnel, une méthode facile d’enrichissement. Or ce n’est pas une démarche commune. Les économistes classiques nous expliquent que c’est la peur de la punition qui est le premier levier de ce comportement. Mais dans la plupart des cas, ce n’est pas vrai et, en réalité, les gens ne songent même pas à voler le portefeuille. La norme est intériorisée sans calcul. Et si tout le monde calculait, la société ne pourrait pas fonctionner.
Que retenir de cela ? Que l’économie doit être insérée dans les sciences humaines et doit prendre en compte les éléments culturels et sociologiques. Et que la raison pour laquelle les politiques économiques échouent, c’est qu’elles ne prennent pas en compte ces éléments de normes sociales dans le fonctionnement de l’économie.
Vous insistez particulièrement sur les bienfaits de la coopération en économie. C’est, là aussi, une vérité souvent niée par les économistes classiques…
Oui, c’est un fait que l’on ignore trop souvent. Non seulement la coopération est un élément important en économie, mais c’est aussi un mode de fonctionnement possible. Un ménage, par exemple, est une structure coopérative. Le réfrigérateur y est ouvert et chacun y a accès sans recours à un système de prix et de marché.
On retrouve ce type de comportement dans de nombreuses communautés et de nombreux groupes humains. Des formes de coopérations économiques ont lieu chaque jour un peu partout. Par exemple, ne pas fumer dans un lieu public est une forme de coopération. En Inde, personne ne pensait qu’une telle norme pouvait être appliquée. Le comportement des Indiens a pourtant changé. On est passé d’un comportement non-coopératif à un comportement coopératif qui est devenu désormais une norme sociale. Ce type d’évolutions doit être pris en compte en face de la vision orthodoxe qui considère que l’égoïsme généralisé est la seule vérité humaine. 
Votre remise en cause des fondements de l’orthodoxie libérale s’accompagne d’une certaine méfiance de l’État…
Je crois qu’il faut se méfier de l’État lorsqu’il prend trop de place, parce qu’alors, il peut être capté par quelques personnes ou quelques groupes d’intérêt. C’est, par exemple, ce qui s’est passé en Union soviétique et dans ses satellites où l’on a pris du capitalisme de connivence, du croony capitalism, pour du socialisme. Pour autant, des régulations imposées par l’État sont absolument nécessaires. Certes, il faut agir prudemment, car réguler est un travail sensible et difficile qui peut causer parfois de graves dysfonctionnements économiques. Les régulations agissent cependant souvent comme une incitation décisive. Une fois qu’elles sont entrées dans les mœurs, il n’y a plus besoin d’y penser, elles sont devenues des normes sociales. Au début du XIXe siècle, il a fallu légiférer contre le travail des enfants. Aujourd’hui, plus personne n’a besoin de consulter des livres juridiques pour savoir que le travail des enfants est interdit : c’est devenu une évidence. Il en va de même de l’interdiction de fumer dans les lieux publics que j’évoquais à l’instant. Il n’y a pas besoin d’un État autoritaire, les normes sociales agissent plus efficacement.
L’action de l’État est également nécessaire dans un autre cas, celui de la redistribution des revenus. Une telle redistribution n’est pas possible de façon autonome, elle a besoin de l’intervention de l’État. Et cette intervention doit être large. Les impôts sont un moyen de redistribuer les revenus, mais il faut aussi beaucoup investir dans le capital humain, dans l’éducation notamment. L’essentiel des inégalités sont en effet des inégalités de départ. Lorsque vous naissez dans un bidonville, sans richesse ni éducation, quelles que soient vos actions, il y a d’immenses chances que votre situation ne change pas. C’est ici que l’État doit agir pour rendre par l’impôt l’héritage des richesses plus difficile et pour favoriser l’accès à la santé et à l’éducation de ces populations.
L'ouvrage de Kaushik Basu

Une des rares propositions concrètes de votre ouvrage est un « partage des profits » pour compenser les délocalisations et sauvegarder les effets positifs de la mondialisation. Comment justifier ce partage et quelle forme prendrait-il ?  
Dans le fonctionnement actuel de la mondialisation, les gens les plus pauvres sont en compétition entre eux. Mais le résultat de cette compétition est que le profit augmente, et donc les inégalités. Le revenu médian des ménages aux États-Unis n’a pratiquement pas changé entre mon arrivée aux États-Unis en 1998 pour mon premier poste à la Banque mondiale et aujourd'hui. La croissance américaine a pourtant été très importante, ce qui signifie qu’elle a profité aux revenus les plus élevés avant tout. Le problème n’est donc pas celui d’un combat entre les forces de travail des pays développés et des pays émergents, mais bien celui d’un combat classique entre le travail et le capital. Prendre conscience de ce fait permet de changer de perspective concernant la mondialisation.
Il y a un besoin de redistribution immense dans la mondialisation et par conséquent je propose de passer d’une conception où l’on partage la pauvreté, comme aujourd’hui, à une forme de partage des profits. Cela peut prendre la forme d’une taxe de 10 % sur les profits qui seront redistribués aux travailleurs des pays où s'opèrent les délocalisations. Ce serait une forme de droit universel au profit qui permettrait d’intéresser les populations des pays riches au développement des pays émergents. Cela passera naturellement par des confiscations au début, les gens fortunés perdront une partie de leur fortune, mais ce serait le début de la coopération et le début de la fin de l’identité entre mondialisation et égoïsme.
Quel regard portez-vous, en tant qu’ancien chef économiste de la Banque mondiale sur la situation actuelle de l’économie mondiale ?
La situation actuelle est particulièrement déprimante. La concurrence entre les nations conduit à une compétition dangereuse. Les pays les plus égalitaires sont obligés de creuser les inégalités pour survivre dans le contexte actuel de la mondialisation. Cela a été le cas du Japon, qui était un pays avec un faible niveau d’inégalité, mais les entreprises y ont beaucoup souffert, précisément parce qu’il était impossible de sauvegarder cette structure sociale dans le contexte de la mondialisation. Les inégalités se creusent aussi en Chine et en Inde depuis 20 ans. On ne porte pas assez d’attention à cela, à mon avis. Mais je pense, par exemple, que les conflits au Moyen-Orient proviennent aussi de la détérioration de la situation de l’emploi dans ces régions.
Ce qui est inquiétant, c’est que l’on prend peu de mesures curatives face à cette situation. Certes, la Commission européenne semble prendre conscience de la nécessité d’une politique budgétaire plus coopérative, mais ce n’est pas encore suffisant. Dans certains pays comme les Philippines ou la Turquie, la solution prend la forme de régimes autoritaires. Je suis néanmoins optimiste, parce que je crois que la nécessité va pousser à la mise en place de mesures de redistribution et de coopération. Face au défi du changement climatique et de systèmes sociaux impossibles à tenir, il faudra trouver des solutions, y compris celles qui paraissent aujourd’hui utopiques.

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